La machine intelligente la plus stupide du monde




Cochonfucius se remémora un récit qui avait charmé son enfance.


Stanislas Lem source du portrait : Prometheus







       Stanislas Lem consacre le recueil La Cybériade aux déboires de deux concepteurs et constructeurs de machines autonomes et intelligentes. Mon épisode préféré, La Machine de Trurl, est le récit d'un conflit violent et spectaculaire entre le constructeur Trurl et une puissante machine stupide qu'il vient de fabriquer. Comme le souligne l'autre constructeur (nommé Clapaucius), il s'agit de la machine intelligente la plus stupide du monde.


       De plus, elle a mauvais caractère.


       Je rappellerai brièvement l'intrigue du récit, puis je proposerai quelques pistes au long desquelles une réflexion sur le métier de roboticien pourrait se déployer, à partir de ce texte de Lem et de plusieurs autres.


       Tout commence lorsque Trurl, très fier de son coup, achève de construire une machine monstrueuse. Elle est haute et massive comme un immeuble de huit étages, et peut néanmoins se promener un peu partout. Elle peut aussi, en principe, effectuer divers calculs. Trurl fignole sa décoration : peinture blanche, du mauve sur les bordures, une touche d'orange pour le fronton. Puis il lui pose la question rituelle : combien font deux plus deux ?


       Sept, répond-elle d'une voix caverneuse. Clapaucius, passant par là, en l'entendant s'en amusa. Mais Trurl, furieux, frappe la machine à coups de pieds, jusqu'à la mettre en grande colère. Elle hurle de rage, insiste pour que deux et deux fassent sept, et se dispose à piétiner sauvagement ses contradicteurs. Ils fuient vers un village, escomptant qu'elle ne pourra emprunter les étroites ruelles. Cependant, elle se fraie un chemin en démolissant les maisons séquentiellement, sans même ralentir.


       Les malheureux constructeurs ont trouvé refuge dans la cave de la mairie, mais les conseillers municipaux, à la demande de la machine qui les menace, forcent Trurl et Clapaucius à se diriger vers une montagne. Ils escaladent une falaise où s'ouvre une grotte étroite. Ils pensent que cette fois-ci, la machine ne peut plus rien contre eux.


       La machine, pleine d'obstination, escalade la falaise et obture la grotte pour asphyxier ses ennemis. Ils tentent d'abord une concession sur le fait que deux plus deux égale sept. Elle leur prend alors la tête avec d'autres opérations. Trurl craque et se remet à proclamer que deux plus deux égale quatre. La machine se déchaîne alors.


       Pour faire crouler la voûte de la grotte, elle frappe violemment la paroi de la montagne. Mais cela produit une avalanche, et notre pauvre Machine stupide subit le sort de Roland à Roncevaux. Son corps est écrasé sous une roche noire. Son âme en s'exhalant dit « deux plus deux font sept ».


       Sous une apparente naïveté, cette fable introduit deux questions fondamentales de la robotique : le prix de l'autonomie des machines et la possibilité de la Très Grande Stupidité Artificielle (TGSA dans la suite). Des questions subsidiaires en découlent : gestion des conflits, destructions dues aux incivilités robotiques, incidence de ces faits sur les versions ultérieures des machines autonomes, détermination de la responsabilité des constructeurs lorsque, comme Trurl et Clapaucius, ils sont eux-mêmes des robots (chose qui n'est pas rappelée dans La Machine de Trurl, mais qui a son importance).


       L'autonomie décisionnelle des machines est postulée par d'innombrables auteurs de science-fiction. En pratique, elle reste un sujet non trivial. Dans Une histoire de l'informatique (Seuil, 1990), Philippe Breton donne l'exemple de la conquête des longitudes, au temps de la marine à voile, qui s'appuya sur des perfectionnements de l'horloge mécanique. Une telle machine peut et doit être autonome, et cela lui est facile car, tout ce qu'on lui demande, c'est de faire preuve d'inertie cognitive. En particulier, ses effecteurs, la grande et la petite aiguille, ne sont pas en prise ni aux prises avec son environnement.


       En fait, les marins de l'époque ont eu beaucoup de chance. Si, au lieu d'horloges ordinaires, ils avaient eu des copies de la Grande Horloge de Trurl, tout se serait passé autrement. En effet, bien que Stanislas Lem n'ait pas pris la peine de le consigner dans ses écrits, Trurl avait construit vers cette époque une horloge capable de s'envoler brusquement pour ensuite quitter l'atmosphère, effectuer un voyage spatial à grande vitesse, puis rentrer dans l'atmosphère et regagner sa place sur le pont du navire, comme si de rien n'était. En vertu de la physique relativiste, un tel comportement faisait afficher aux aiguilles une heure qui retardait notablement, ce qui, en cas d'utilisation par les marins, aurait créé une illusion sur la longitude atteinte par le navire, et aurait fait prendre les Amériques pour les Indes.


      Une horloge qui s'envole, une calculette qui démolit les maisons d'un village : vous noterez que les machines de Trurl posent problème parce qu'elles sont capables de faire tout autre chose que ce qu'on attend d'elles. Clapaucius, le rival de Trurl, est d'avis qu'on devrait donc exhiber ces bécanes dans les foires, pour l'amusement des petits et des grands.


      Stanislas Lem adopte d'ailleurs ce point de vue. Dans le monde de Trurl, la machine est nuisible, et pour nous, elle est risible. Si l'on cherche néanmoins à être accommodant avec elle, on peut faire de son "2 + 2 = 7" la lecture suivante : une telle addition aura un élément neutre désigné par "-3", donc la machine nomme les entiers par leur troisième prédécesseur. Ce qu'elle appelle 2, c'est notre 5. Ce qu'elle appelle 7, c'est notre 10. Moyennant quoi, "2 + 2 = 7" est correct mais nous disons "5 + 5 = 10" (quand la machine ne nous entend pas) et "2 × 2 = 22" alias "cinq fois cinq, vingt-cinq", ce que Trurl s'est refusé à prononcer ainsi, dans la grotte.


      Pour conclure provisoirement : nous pouvons déléguer aux machines certains aspects de notre intelligence, reste à savoir lesquels.