Quelques sonnets de Cochonfucius (2014-2015) ---------------------- ---------------- Duc, Paon, Loup. ----- Sur de beaux monuments, ta légende est gravée, Dupanloup, merveilleux évêque gallican, Dont les amantes sont chaudes comme volcans, La gloire chaque jour un peu plus relevée, Miraculeux prélat d’une époque rêvée ; Certes, ta vigueur fut digne du Vatican, Nul ne sut, plus que toi, se montrer provocant, J’admire ton ardeur mille fois retrouvée. Ta crosse, désignant les lointains horizons, Nous dit qu’ils vont bientôt se rendre à tes raisons : Je sens ta volonté, encore un coup, se tendre. Puis, quand tu dormiras, quand tu seras entré, Pur comme au premier jour, dans le jardin sacré, Nous aurons ta chanson : quelle joie de l’entendre ! Compagne d’un prophète ----- Je suis la sauterelle, engeance paresseuse ; Je ne sais pas parler, mais je sais fredonner, Ce qui vaut certes mieux que toujours jargonner, Comme fait la cigale en sa langue amoureuse. Je trouve mon repas dans une friche herbeuse ; Je ne cherche le blé, de son grain couronné, Mais bien la folle avoine, un léger grain donné Au désert printanier par la saison venteuse. Je n’ai pas de maison, et je dors en tous lieux, Si je déjeune bien, je n’en dîne que mieux, Et la faim, vers le soir, me maintient éveillée. Un prophète, autrefois, fit de nous son festin ; La lame d’une épée le prit un beau matin, On en parle entre nous, le soir, à la veillée. Sagesse des vivants ----- L’oiseau du ciel d’azur ne songe au lendemain, De ce jour, seulement, il cherche la pâture. Les poètes, parfois, ont semblable nature, Ne sachant planifier, comme d’autres humains. L’ours du firmament d’or s’auto-caricature ; Il parcourt en glissant le dangereux chemin Qui dévale des monts, sans s’écorcher les mains, Ce plantigrade exhibe un esprit d’aventure. De gueules, l’inframonde, un séjour infernal, Abrite le roi d’or, le plus noble animal, Sur lui, je ne ferai le moindre commentaire. Moi, je vis en un lieu bien moins intéressant, Ni par les cieux volant, ni par les monts glissant, Savourant le bonheur d’avoir les pieds sur terre. Échiquier magique --------- D’or et de gueules suis, et non pas noir et blanc ; Au temple, près de moi, les bâtons d’encens fument, Un délicat pinceau sert au scribe de plume, Un novice médite, en marchant à pas lents. Point n’ai de cavaliers aux vigoureux élans, Ni de zigzagants fous, ni de pions, pauvre écume : Mais de nobles bouddhas, dont l’esprit, comme brume, Couvre les sensations d’un voile ruisselant. Ils ne bougent jamais, s’affrontent en pensée (Sans qu’on voie jamais trop de force dépensée) ; Dans la compétition, ils ne sont pas amers. Et rien de négatif dans leur lutte éternelle, Car leur jeu, vraiment, c’est la lutte fraternelle Que pratiquent entre eux les clairs flots des sept mers. Troll-bélier ----- Ce troll, par mauvais temps, ne craint jamais la foudre ; Aussi sombres que soient les nuages des cieux, Il suit l’étroit chemin, à la grâce de Dieu, Où le choc des éclairs met une odeur de poudre. Il sent, dans l’air du temps, son âme se dissoudre, Il sent une douceur dans son corps déjà vieux, Et que, sous le dolmen, sa voix résonne mieux, Qu’avec l’été naissant, ses peurs vont se résoudre. Car les dolmens des trolls sont parfois vraiment beaux, Comme peut l’être, aussi, un émouvant tombeau, Pierre de compassion, monument de mémoire. Alors, le troll s’endort, sous le grand firmament, Tout au long de la nuit, rêvant, paisiblement, À des jours ignorant la rançon de la gloire. Pêcheur de sinople ----- Le pêcheur de sinople, en sa barque précaire, Sans beaucoup y songer, sans voir le temps qu’il fait, Passe beaucoup de jours à naviguer en paix, Contemplant, apaisé, le ciel d’or, qu’il révère. Cent petits porcs-épics, éloignés de leur mère, Assez aventureux, ont traversé d’un trait Le ciel de gueules dont ils subissent l’attrait, Explorant l’univers, sans craindre la misère. L’ondine au doux regard viendra, si elle veut, Sur la berge du lac, pour peigner ses cheveux, Se montrant au pêcheur, mais il n’en aura cure ; Pas plus qu’il ne requiert la sagesse d’un porc, Pas plus qu’il n’entendra les leçons de tout bord : Sa barque est sans gréement, son âme reste pure. Danseur hexapode ------------ Sa danse est vraiment lente, elle est ensommeillée Comme le menuet d’un pantin de bois mort ; Et pour l’accompagner, la musique éraillée D’un piano vieillissant, qui rate ses accords. Elle est ainsi, la vie, elle finit, rouillée, La tartine trop dure à celui qui la mord, La main qui n’ouvre plus la porte verrouillée, Le corps qui, frileux, dit : Que ferions-nous, dehors ? Ainsi le Chat Botté, ne portant plus ses bottes, Contemplant le jardin, de son regard qui flotte, Peut rester, tout un jour, blotti sur une chaise ; Dans un coin du cerveau, ce vieil esprit qui pense, Qui se perd volontiers dans une remembrance, Qui réfléchit un peu, puis s’endort, apaisé. Un dragon voit un requin ------------ C'est un dragon d'argent qui danse, à petits pas, Au grand ciel de sinople où vient une aube claire ; Une hirondelle chante, et son coeur s'accélère, Mais pour quelle raison ? Ce coeur ne le sait pas. C'est un requin d'argent qui cherche son repas ; N'écoutant pas l'oiseau, dont son coeur n'a que faire, Il promène sous l'eau son regard mortifère, Accompli prédateur, image du trépas. Ces deux seigneurs pourront, avant que la nuit tombe, Échanger un salut auprès des grises tombes, À l'heure où l'on entend la voix d'un vieux corbeau. Ils se craignent l'un l'autre, ils baisseront les armes : Du sombre cimetière, ils goûteront le charme, Car l'on devient poète, assis sur un tombeau. Renard et dragon ---------------- Le dragon de sinople aime narguer la loi ; Il projette en avant sa langue de vipère Et trompe ses amis, ses compagnons, ses frères, En déployant sa ruse et sa mauvaise foi. Le doux renard d’argent est défenseur du droit ; Pour servir le royaume, il a quitté son père, Pris par son sacerdoce, il ne voit plus sa mère ; Il combat le parjure, en adversaire adroit. S’il avait, ce dragon, l’esprit de pénitence, On lui pardonnerait peut-être ses offenses ; Mais son hostilité s’aggrave nuit et jour. Au terme d’un procès qui prendra trois journées, Il devra s’embarquer pour de longues années, Unique passager sur la nef sans retour. Le troll des cerises ------- Près de l’arbre, il n’a pas, ce troll, les bras croisés ; Une odeur de fruits mûrs lui parvint, par la brise, Il a suivi l’appel de la senteur exquise Au long des frais sentiers par l’aurore irisés. Invisible, il se tient dans ce secteur boisé ; Or, nous le chanterons, c’est le troll des cerises, De leur chair délicate il se gave ; il se grise D’un jus plus enivrant qu’un petit vin rosé. Les trolls vont-ils dormir, à la fin, sous un marbre ? Sûr qu’on mettra le sien pas trop loin de son arbre : Ce raisonnable voeu, qui le peut rejeter ? Le cerisier sourit au petit troll sauvage Auquel il doit, bien sûr, pardonner ses ravages, Un troll a de si beaux récits à raconter ! De pourpre et d'argent ------------------- L’étrange ciel de pourpre est souvent éclairé Par la feuille d’argent d’un arbre redoutable ; La nuit comme le jour, elle plane, indomptable, Poursuivant à jamais son vol désespéré. Le vaste ciel d’argent, joliment décoré Par son unique fleur, d’un azur incroyable, Abrite un écureuil, un rouge petit diable, Qui les fruits automnaux se plaît à dévorer. Or, parcourir ces cieux, c’est la rude entreprise Que des explorateurs ont, à maintes reprises, Tenté, sans grand succès, d’accomplir hardiment. Car, malgré leurs efforts, et le mal qu’ils se donnent, Ces lieux sont trop lointains ; alors, ils abandonnent Leur quête d’idéal, qui n’offrait que tourment. Au pied du mur ----- Cinq éléphants de sable, en ce printemps joli, Par la beauté du monde ont leur âme charmée ; Ils marchent lentement sur le pavé poli, Brigade dérisoire, insignifiante armée. Un mur barre soudain cette route embrumée ; Leur plaisir vagabond n'en est pas aboli, Leur soif de renouveau n'en est pas consumée, Leur goût de flânerie n'est pas enseveli. -- Nous pouvons, à nous cinq, franchir cette muraille ! -- Compagnons, sur mon dos, montez, vaille que vaille ! -- Plus haut... Il manque encore un peu, pour le franchir. -- Ce mur n'a pas de porte, et non plus, de fenêtre. -- Donc, sur notre succès, un doute pourrait naître, Mais point d'affolement, nous allons réfléchir. Moine-cerf ----- J’écoute ce prêcheur au prodigieux visage, De tout ce qu’il exprime, on ferait un roman De trois cents, de cinq cents, même de mille pages ; Il foisonne de mots, je ne sais pas comment. Sa ramure imposante indique son grand âge ; Depuis toujours, j’ai vu ce moine triomphant Venir nous abreuver de sa parole sage, Instruisant à la fois le vieillard et l’enfant. Or, tous les villageois en oublient leur misère, Ils comprennent enfin qu’il ne faut pas s’en faire, Ni se décourager pour un oui, pour un non. Si ce barde écrivait, nous aimerions le lire, Conserver dans nos murs l’empreinte de sa lyre, Les mots mirobolants qui firent son renom. Danseurs de sable -------------- Les démons d’inframonde ont dansé, sous mes yeux, Ondulant de l’épaule et rentrant bien le ventre, Arborant pour pelage une fourrure où n’entre Que la noire couleur des plus nocturnes cieux. Ils dansent tout le jour, comme ont fait leurs aïeux, Car ils sont peu pressés de regagner leur antre ; Or, n’ayant convoqué ni musicien, ni chantre, Ils piétinent en rythme, à la grâce de Dieu. Non point des Lucifers, mais des démons de base, Pris dans leur mouvement qui parfois se déphase Et martelant le sol de leurs pieds déchaussés, Sans boire, sans parler, sans s’offrir une pause, Au long de leur ballet, leurs pas se juxtaposent, Démons du grand ciel d’or, fantômes désossés. Arbre à petits éléphants ------------- Beaux fruits qu'il a, cet arbre, en vérité : Éléphants d'or, d'admirable facture ; Un tel fleuron de l'arboriculture, Il faut le voir, il faut le visiter. Coeurs d'éléphants, qu'on entend palpiter, Les plus beaux coeurs que fasse la nature ; Leurs trompes d'or, croissant dans la verdure, J'aime les voir lentement s'agiter. De ce bel arbre, on chante la louange, Et le renom de ses vertus étranges, Et son aspect, qui est ahurissant ; Tel qui est mûr, à choir au sol s'apprête ; C'est la récolte, et c'est un jour de fête, Vieux éléphants ce jour vont barrissant. Archange à ceinture de sinople ------- Heureux guerriers gaulois, riant, buvant à flots, Vous n’étiez certes point de petits angelots ! Aux plus ardents combats, vous alliez, sans armure, Car la magie du druide éloignait les blessures. S’il fallait affronter un Romain en champ clos, Ou de la nef pirate un rude matelot, Même, un troll invisible, ou d’autres créatures, Vous n’aviez peur de rien, dans la vaste nature. Or, celui d’entre vous qui a meilleure mine, Le porteur de menhirs que la joie illumine, N’est-il pas un archange, à la face des cieux ? De sinople, d’argent et d’azur il s’habille, Liesse et loyauté en son vaillant coeur brillent ; S’il n’est pas un archange, il est un demi-dieu ! Violon d'argent --------------- Par un violon d'argent le monde est entraîné ; Il danse chaque jour une ronde énergique Quand, sous l'archet, surgit un son cosmologique, Un air transcendantal que rien ne peut freiner. Que la musique soit ! Ce n'est pas illogique, Tout vivant peut parfois en être fasciné ; Même le grand Fréchette a souvent frissonné, Écoutant son ami venu de la Belgique. Que la musique soit ! Qu'importe l'instrument, Pourvu que la chanson se chante éperdument, Chanson qui met au jour un mouvement de l'âme ; Et que le musicien soit tragique ou moqueur, Qu'il partage avec nous ce qu'il a dans son coeur : De ce violon d'argent sort une douce flamme. Nef d’éléphants chargée -------------- Nef de sable suivant un chemin tropical, Traversant le cosmos, en errance éternelle ; Des nefs de mon pays serait-ce la plus belle, Partant pour un voyage intercontinental ? Protégée par Neptune au fil du flot fatal, Porteuse d’éléphants aux rieuses prunelles, Elle trace sa voie vers des contrées nouvelles, Vers des lieux jamais vus, loin de leur sol natal. Ils y débarqueront, ils s’y plairont peut-être, Y menant simple vie sans labeur et sans maître, Ayant, tout bonnement, la forêt pour dortoir ; Des astres ignorés y répandront leur flamme, Des oiseaux inconnus enchanteront leur âme Tout en leur répétant des brèves de comptoir. Sanglier de sable --------------- Reste, beau sanglier, près de mon chevalet ; Cesse un peu d’arpenter la campagne fleurie, Cesse un peu de grogner comme un homme en furie ; Je veux te dessiner, sanglier, s’il te plaît. Car tu es un cochon, un vrai porc, au complet ; La forêt francilienne est ta noble patrie, Où, selon ton bon goût, qui jamais ne varie, Tu as su dévorer tout ce que tu voulais. De ton malin regard, un chacun s’extasie, Et ton joli profil crée de la jalousie ; Au milieu de la nuit te chante un rossignol. On doit te célébrer, cochon de fantaisie, C’est le premier devoir de notre poésie, Un aimable devoir, comme aurait dit Pagnol. Lyre d’argent ------------- Une lyre sonnait dans la mer sans îlots ; C’était plaisir d’entendre une harmonie éclore, Comme la nuit profonde accouche d’une aurore Ou qu’Aphrodite, un jour, semble naître des flots. Le dragon du ciel d’or en oublie ses complots, Sûr que la mélodie va le bercer encore, Ému par les accents de l’instrument sonore Qui passe en un instant du sourire au sanglot. De gueules, c’est le ciel qui, plein de joie, enfante Un vaste soleil d’or aux clartés triomphantes, Baignant dans la chanson que répète le vent. Et ce poème unit la lyre à voix humaine Avec le dragon vert qu’abandonne la haine, Et le ciel rouge et jaune, et le soleil levant. Nef aux murs de sinople --------------- La nef aux murs de jade, entourée de silence, Vogue sur l’océan, de jour comme de nuit. Solidement construite, elle avance sans bruit, De tous les vents du ciel absorbant la puissance. Vivant avec les flots en bonne intelligence, Se tenant à l’écart de tout ce qui leur nuit, Les passagers, heureux sous le ciel d’or qui luit, Goûtent de l’univers la savoureuse essence. Mais où peut bien aller cette troupe ravie ? À naviguer, pourquoi consacrent-ils leur vie ? Ce bizarre vaisseau, serait-ce leur prison ? Le capitaine est là, sa pipe est allumée, Dont il voit lentement s’envoler la fumée, Comme de son cerveau s’envole sa raison. L’Âne et le Prince ------------ Le prince au chef de sable avance à l’aveuglette ; De la vieille tour d’or, il veut franchir le seuil, Surpris de ne pas voir de comité d’accueil, Ni l’aigle, ni le loup, pas même une belette. Le bel âne volant, dont l’allure est simplette, S’approche de la tour, plus vif qu’un écureuil ; Il va jusqu’au sommet, sans installer de treuil, Sans avoir avec lui corde ni cordelette. De la tour, quel est donc le singulier attrait Par lequel ces deux-là sont venus des forêts ? Serait-ce un grand trésor, qu’ils espéreraient prendre ? Un ermite avisé a-t-il guidé leurs pas Vers ce magique lieu ? Non, je ne le crois pas ; Tout au plus ont-ils su que la tour est à vendre. La Chimère et le Cerf ------------------ De chimère et de cerf un entretien charmant Eut lieu l’autre semaine, en la friche boisée. Cette conversation fut, d’ailleurs, arrosée D’un petit vin de Loire, aux arômes gourmands. Que ne donnerait-on pour de si bons moments ! Nul besoin, pour cela, de l’auberge ardoisée Ni de la vaste salle aux immenses croisées, Mais un peu de soleil et d’ombre, seulement. Vers ces lieux verdissants, la nostalgie m’entraîne, Ainsi que la saveur du Gamay de Touraine Par laquelle, en plein jour, un franc gosier fleurit ; Mais je ne me plains pas : j’ai mes propres feuillages, Ainsi que la rumeur de mon petit village, Et puis, n’oublions rien, ma taverne, à Paris. Trois espaces ------- En sinople poussait un arbre de Paresse, En argent fut un lion dont le nom est Désir, En azur une ville où s’offrent les Plaisirs ; Chacun sur son terrain, ces trois acteurs se dressent. De Paresse, les fruits ont un goût de détresse, Désir, par cruauté, s’amuse à nous saisir Et Plaisir alourdit le prix de nos loisirs ; Ces trois-là, du malheur, la lourde chaîne tressent. Et d’aucuns me diront qu’on ne peut l’empêcher, Qu’inéluctablement, chaque homme en est touché, Et qu’ainsi vont les jours de notre vie courante. Mais un rhapsode oublie, de ces trois, les attraits ; Il écrit son propos dans une ombre, en retrait, Gardant de ces trois maux sa fine plume errante. Bouviers et minotaures ----------------- Les sages bouviers d’or ont les deux pieds sur terre, Avec cet univers leur âme est en accord ; Ils sont heureux de vivre, ils sont simples et forts, Sur le champ de sinople, ils sont à leur affaire. Minotaures volants, vous avez tout pour plaire, Votre plumage rouge et votre puissant corps Font de vous les phénix de ces plaines du Nord ; Oiseaux les plus charmants et les plus populaires. J’écrirai, si je peux, de vos vies le roman, Comment vous vous montrez les plus tendres amants, Comment vous défendez toujours le bon usage ; Mais nous devons aussi célébrer les gardiens, Ces hommes grâce à qui vos jours se passent bien ; Je vous l’entends chanter, dans votre beau langage. Quatre figures -------------- La licorne parcourt les plaines désolées ; Le printemps est trop beau pour se mettre à bosser, Aux auberges des dieux, les buffets sont dressés : Je sens la bonne odeur des pommes rissolées. Le bouddha du ciel d’or a pris son envolée, Vers notre humble village il ne va s’abaisser Avant que le tumulte, au marché, n’ait cessé ; Je vois sa face au loin, de gloire auréolée. Je vois le blanc centaure, un habile tireur, Qui met tout son honneur à servir l’Empereur ; Gardez-vous, mes amis, de sa flèche fatale. Mais c’est au sorcier-coq d’être mieux admiré : De ces quatre totems, le mieux considéré, Étale au ciel d’argent sa chair monumentale. Plumes de sable -------------- Mille sombres oiseaux portent le deuil des choses. Tous ces plumages noirs sur le blanc des tombeaux, De la splendeur du jour ternissant le flambeau, Cela semble illustrer une obscure psychose. Par moments, l’un d’entre eux fait sa métamorphose : Il perd totalement son aspect de corbeau Pour devenir un autre, un oiseau pas très beau, Aigle-Taureau de sable, avec des pattes roses. Il redevient corbeau, juste après, sans effort, Reprenant sa faction dans le jardin des morts, Son oeil noir animé d’une rieuse flamme. Noir corbeau, pourquoi pas ? Tu fais ce qu’il te plaît ; Avec ou sans tes jeux, le monde est ce qu’il est, Il ne nous convient pas de tourmenter nos âmes. Enfant d’aigle et de vestale ---------------- Au temple sont quarante fleurs écloses, Plus beau décor ne se peut concevoir ; Un bel aiglon, tout ravi de les voir, Au point du jour auprès d’elles se pose. Pétale et plume un tel tableau composent Que d’en parler n’est pas en mon pouvoir ; Et resplendit le temple, à recevoir Cette grandeur en ses parois enclose. L’aigle est le fils, autant qu’il me souvient, D’une vestale et d’un être aérien ; Les desservants en ont fait leur idole. Ah, combien fier, ce jeune et nouveau dieu, Posant sur nous le rayon de ses yeux, Au grand jamais ne prenant la parole ! Deux bouviers ---------- Les gardiens des taureaux, ce sont deux joyeux drilles ; Du bel oiseau de sable, ils ont cette santé Qui permet d’arborer, sans façon, des guenilles Au milieu du terrain de sinople enchanté. Leurs bestiaux, c’est leur vie, c’est un peu leur famille ; Par les autres métiers, point ne seront tentés, Ils ne rejoindront pas le peuple qui fourmillle Matin, midi et soir, aux lieux trop fréquentés. Animaux et gardiens, dont j’ai fait le portrait, Par les beaux soirs d’été rivalisent d’attraits, Créant une atmosphère à nulle autre seconde : Car le taureau volant, ce prince de noirceur, Est bien capable aussi de charmantes douceurs, Et ses mots amusants font s’esclaffer le monde. Nef des bricoleurs ---------------- Quel étrange vaisseau s’éloigne du rivage ! Bien plutôt qu’une nef, on dirait un radeau Guère fait pour porter son immense fardeau ; Mais sa superstructure a de charmants étages. Dessous s’étend la mer, verte comme un herbage ; Les animaux marins y paissent en troupeaux, Lesquels ne sont gardés par aucun pastoureau. La nef jette sur eux sa gande ombre, au passage. Elle suit son chemin dessous les rouges cieux ; Elle va de l’avant, passant d’étranges lieux, Tel un monstre des mers à lourde carapace. Mais où doit-il aller, ce vaisseau merveilleux ? Jamais ne répondront les marins orgueilleux, Il semble, que, d’ailleurs, la chose les dépasse. Horloge décennale ---------------- Aragnes du cadran, vous tissez sans nul bruit, Vous marquez tour à tour une décennie lourde Dont vous signez la fin, de votre énergie sourde, Puis ce sera le soir, et surgira la nuit. Le silence contient le flot du temps qui fuit, Flot qu’on ne peut capter pour emplir une gourde ; Une aragne en tissant ne commet point de bourdes, Témoin l’éclat du fil qui au clair matin luit. En rêve, quelquefois, se montre la pâleur D’un visage perdu, qui fut cher à mon coeur ; Un regard de jadis, que ne rend point la tombe. Ces fragments du passé, que l’on ne peut revoir, Vainement je les cherche au profond du miroir : Autant chercher dans l’air la trace des colombes. Dinosaure d’argent ------------- ’est un monstre d’argent ; c’est un monarque, aussi, Aimant la friandise, et puis, boire une goutte. Il marche tout un jour sur la plaine sans routes, Et son déplacement n’a pas de but précis. Que donner, pour sa fête, au lézard que voici ? Une grande galette (il la mangera toute), Un grillon dans sa boîte (ah, vois comme il l’écoute) Un grand trône de fer, pour qu’il soit bien assis. Mais en ce temps présent, le roi n’est qu’un squelette, Vestige bien léger de son grand corps d’athlète ; Encore est-il coincé au creux des sédiments. Jamais ne reviendra cette haute stature Que se complut, jadis, à forger la nature, Jamais plus, les refrains qu’il chantait hardiment. Aigle-Bouddha --------- Cet oiseau de l’éveil renonce aux privilèges, Dirige, en méditant, ses regards vers le Nord, Et avec l’univers se met en plein accord, Comme avec les coteaux s’harmonise la neige. Il ne prononce pas les mots des sortilèges ; Allant d’un point à l’autre, il plane sans effort, Se tenant loin, toujours, des vivants et des morts. Il ne chante jamais de chanson sacrilège. La beauté du cosmos embellit ses doux yeux ; Le calme, autour de lui, s’établit en tous lieux, Un calme rehaussé d’un soupçon de mystère. Son vaste esprit est noble, et pur, comme il se doit ; Je l’entends accomplir un travail sur sa voix : L’exercice fameux qui consiste à se taire. Dans les cieux ---------- Au ciel d’argent, les anges dorment, Sauf un qui reste à méditer, Perché sur une branche d’orme Tout le printemps, et tout l’été. Au ciel d’azur, le jour se forme ; Les licornes l’ont invité, Ça nous fait un plaisir énorme De découvrir tant de beauté. Au ciel d’or, un démon vulgaire Se prépare à partir en guerre ; Il incline son front méchant. Rien de nouveau dans les trois sphères ; Ils ont l’art de ne pas s’en faire, Quadrupède irradiant ------------- Un petit mammifère, à nul autre pareil, Vit près de l’Océan du Meilleur et du Pire ; C’est ce qu’ont raconté des marins de l’Empire En buvant de longs traits d’un breuvage vermeil. Cet animal, captant l’énergie du soleil, Se met à rayonner, comme fait un lampyre, Et même aussi, la nuit, quand la lune l’inspire, Il peut illuminer des arbres le sommeil. Une onde se propage ainsi qu’une rafale, Balayant les entours de son corps bicéphale ; Chacun de ses voisins le respecte et le craint. On le dit cependant inoffensif pour l’homme, Débordant de tendresse aussitôt qu’on le nomme ; Or, dans ces instants-là, son éclat se restreint. Taureau de sable ----------- Du grand taureau volant l’errance continue Le conduit au-dessus des déserts éternels ; Il survole ce monde, effroyable et réel, Puis entre dans la ville, au long d’une avenue. Une foule joyeuse, aux faubourgs parvenue, Applaudit ce guerrier qui traverse le ciel ; Il salue à son tour, héros surnaturel, Admirant la vestale et ses épaules nues. C’est un noble animal, ce n’est pas un blaireau, C’est un oiseau magique à tête de taureau : Béni soit à jamais le sol où il se pose. — Taureau, de ton pays par le soleil brûlé, Dis-nous pourquoi, ce jour, ton corps s’est envolé ? — J’avais la nostalgie des lilas et des roses. Duo de monstres ------------- C’est un monstre d’argent qui vadrouille en tous lieux, Gigantesque est sa tête, et très fin, son derrière. Il voudrait rencontrer une noble guerrière, Car, s’il y parvenait, il croit qu’il vivrait mieux. C’est un monstre de sable, errant dessous les cieux, Que l’on peut voir souvent marcher dans la lumière Du printemps, fredonnant les chansons coutumières Qui viennent de son coeur, qu’il offre à de beaux yeux. Les voici tous les deux, à leur grande surprise, À confronter soudain leurs quêtes incomprises : Chacun contemple l’autre, avec un air rêveur. — Que fais-tu devant moi, monstre au pelage sombre ? — J’ai bien soif. Connais-tu une terrasse à l’ombre ? — Viens par là. Nous verrons si tu es fin buveur. D’or au dragon d’azur ----------------- Le dragon d’azur chante, et, pensif, je l’écoute ; On dirait qu’il récite un sonnet délirant Devant trois tours de sable où règne, indifférent, Un trio de seigneurs qui cultive le doute. Les trois soleils d’azur éclairent le torrent Qui circule, invisible, et que longe la route ; Une vague, parfois, projette quelques gouttes, Une truite d’argent frémit dans le courant. Le dragon d’azur vole en sa ligne brisée, Son énergie, dit-on, n’est jamais épuisée, Sur la terre, jamais il ne pose les pieds. Le dragon d’azur chante, et je l’écoute encore ; Comme moi, c’est un barde à la lyre sonore, Sans que je le connaisse, il a mon amitié. Soleil des lyres -------------- Robert brandit sa lyre en toutes les saisons, Que ce soit jour de deuil, que ce soit jour de fête ; Semaine de vendange ou bien de fenaison, Robert est un démon qui n’en fait qu’à sa tête. Disciple que je suis, je dis qu’il a raison ; Naviguons, dans le calme ou bien dans la tempête, Cultivons nos jardins, décorons nos maisons, Ainsi est fait l’humain, cette drôle de bête. Or, que la poésie soit notre mot de passe : Ainsi que le soleil d’éclairer ne se lasse, Nous ne nous lassons point de créer nos décors. Or, que le rêve apporte un plaisir véritable, Livres sur l’étagère et bon vin sur la table : Et le malheur, jamais, ne sera le plus fort. De gueules au cygne d’argent ------------------- Des basses-cours, le cygne se souvient : Des vrais canards, avec lesquels on joue, De la fermière aux abondantes joues, Du troupeau d’oies qui s’en va et s’en vient. De cette enfance, il ne lui reste rien, Cygne et canard d’amitié ne se nouent ; L’un dans l’eau pure, et l’autre dans la boue, Entre ces deux ne subsiste aucun lien. Ce ne doit être un objet de malaise, Juste une idée, qu’un sombre oubli apaise, Ni attachés, ni l’un de l’autre épris, Cygne et canard ont chacun leur domaine ; Ce ne doit point être cause de peine… Mais ils pensaient, jadis, s’être compris. Lyre de lion ----------- Musique incomparable, où prend-elle sa source ? De l’harmonie céleste, elle semble un reflet ; Qui fait sonner la lyre ? Serait-ce un troll follet Cherchant, par ces accords, à charmer la Grande Ourse ? Au travers du cosmos, les sons prennent leur course, Au curieux musicien, la lyre se soumet, Et son inspiration culmine en un sommet ; Harpagon, s’il passait, lui jetterait sa bourse. Ce virtuose est là, dès le petit matin, Je crois que c’est un lion, j’en suis même certain, Sur le bel instrument, ses lourdes griffes dansent. Il fera résonner la lyre tout un jour, Et quand viendra pour lui le moment du retour Au désert taciturne… Ah, quel heureux silence ! Dernier jardin ------------ Vous respirez la paix, tombeaux de pierre grise ; Depuis déjà longtemps, j’aime cette couleur. J’aime aussi la chanson des arbres dans la brise Et l’ombre des chemins où surgissent des fleurs. Les morts n’entendent plus ce que les oiseaux disent, Ou pensif rossignol, ou moineau querelleur ; Ils n’entendent pas plus le prêtre en son église, Cet espace et ce temps, ce ne sont plus les leurs. Le vivant se console en la boisson vermeille, Contemplant au jardin la course des abeilles Qui semble, à ce moment, figure de l’espoir. Le cimetière, un point dans l’univers immense, Groupe vivants et morts dans un même silence Sous le ciel printanier, qui bientôt sera noir. Monstrecerf ---------- Penchant sur l’océan ses deux crânes jumeaux, Monstrecerf chantonnait un poème, à voix douce, Adoucissant ainsi du monde les secousses, Lui apportant la paix des bois et des hameaux. Le ciel était d’azur, le plus frais des émaux, Orné de soleils d’or, et non de lunes rousses ; L’animal vigoureux, nourri de tendres pousses, N’éprouvait en ce jour la crainte ni les maux. Heureux qui, comme lui, sa nourriture glane Sans même rechercher l’abri d’une cabane, Insoucieux qu’il est de la bise du Nord ! Heureux qui, comme lui, se rafraîchit aux vagues, Sur ce monde incertain portant son regard vague ; Heureux, ce monstre-là, dont la conscience dort. Buisson magique --------- C’est un buisson magique, au bord de la prairie, D’où les oiseaux du ciel nous donnent leur concert ; Mille fruits sont cachés dans les feuillages verts, Mûris par le soleil et les intempéries. Ces arbres résonnant comme une oisellerie Donnent un charme exquis à cet endroit désert ; Musique et goût des fruits rendent suave l’air, Et le travail fait place à mille songeries. Chaque fruit, clair miroir qui reflète les cieux, Semble apporté du ciel par un ange de Dieu Ou par un Cupidon qui chevauche la brise ; Ça semble peu de chose : un recoin du jardin, Ce monde en paradis se transforme soudain, Un peu de vert surgit dans notre banlieue grise. Ciel d’or et ciel d’azur --------------- u ciel d’or, vois danser la faune décalée, Le rapace et le boeuf, issus d’un noble sang, Et leur sauvage voix vers le ciel bleu descend, Comme tombe la brume au fond d’une vallée. Des gens du ciel d’azur, la plume inégalée D’alexandrins subtils se va, le jour, berçant Et goûte dans la nuit le froid noir et glaçant Que ne peut arrêter leur fourrure étalée. Ciel d’or et ciel d’azur sont des mondes sereins, Car un art poétique y règne en souverain Comme en un grand jardin, dessous la brise pure. N’est-il, ce mois de mai, celui du tendre amour Dont l’ours et le bélier s’enivrent tour à tour ? Nul ne peut concevoir de plus belle aventure. De sable au coursier d’argent -------------------------- Cheval sans cavalier ne cherche point la gloire, Mais le repos, comme ont les nefs dedans le port ; Sur nul champ de bataille il ne risque son sort, Nulle goutte de sang sur sa robe d’ivoire. Poète sans souci au renom ne veut croire ; Que vienne le vent d’est ou bien celui du nord, Son esquif au chenal s’en va, tirant des bords, Comme fait dans le ciel un oiseau sans mémoire. C’est bien d’être cheval, lorsque l’on peut danser ; Le chanteur trouve bon de ne pas trop penser, La nature est farceuse et n’est pas trop méchante. Un godet là-dessus de ce magique sang Du fils du charpentier, un remède puissant, Grâce auquel ce sonnet sort de ma plume, et chante. Rêve de lion --------- Le roi des animaux n’en croyait pas ses yeux : D’invisibles goupils rôdaient dans les parages, La nuit dissimulant l’azur de leur pelage, À l’heure où les démons investissent les cieux. Le monarque est tenté de fuir vers d’autres lieux, Mais les chemins ouverts lui semblent des mirages ; Il s’avance pourtant, rassemblant son courage, Puis il trace sa route, à la grâce de Dieu. Ce qu’il voit, cependant, ne le rassure guère, — Il semble que le monde ait perdu ses repères, Lui dit une banane, en riant franchement. — Je ne suis qu’un rêveur au jugement fragile, Tel un fol naviguant sur une nef d’argile, Tel un roi qui voudrait gouverner en dormant. Bélier-triton ---------- Au milieu du jardin serpente un fleuve bleu Vers lequel vient parfois une bête assoiffée, Et dans lequel s’ébat, toison ébouriffée, Le grand Bélier-triton, fort comme trois cents boeufs. Le fleuve est traversé d’un pont vertigineux Dont chaque grande pile est de marbre coiffée ; Il a surgi un jour, c’est l’ouvrage des fées, Ainsi, pour la commune, il ne fut pas ruineux. L’âme des béliers morts, tous les soirs, l’illumine Sous des rayons d’argent qui vivement cheminent Vers le monstre fluvial, serein contemplatif. Lui, dans ces moments-là, voudrait faire un poème, Mais son coeur angoissé ne trouve pas de thème ; Il contemple les cieux, d’un oeil dubitatif. Isard bizarre ------------ Voici l’isard bizarre, il faut s’en abriter, Car il a vite fait de franchir la clairière ; On le trouve souvent dans une humeur guerrière, Et son goût des combats ne l’a jamais quitté. Voici ses commensaux, monstres de qualité. Chacun d’eux est muni de vertus singulières ; Plusieurs furent bénis par Saint Paul et Saint Pierre, Monstres d’or et d’argent, nobles célébrités. Après quelques instants, leur bruit se fait lointain, Vers le fond du décor, leur image s’éteint, Et plus rien ne paraît de leur foule attroupée. L’isard est de retour, c’est sûr, le jour suivant ; Mieux que ça, certains soirs, il chante dans le vent Du Leconte de Lisle, et du François Coppée. Jardin d’argent et cour de gueules --------------- C’est un jardin d’argent où la rose est maîtresse ; Quelques ours forgerons vont leur oeuvre admirant, Un heaume de tournoi d’un genre peu courant Qui de la rouge rose a toute la finesse. De gueules rit la cour où les jongleurs se pressent, Les balles projetant, les foules attirant, Tenant à l’occasion quelques propos marrants, Des jongleurs pleins d’esprit, sans la moindre rudesse. Aux humbles forgerons est donné le pouvoir D’armer les plus vaillants chevaliers qu’on peut voir Montrer dans les combats une vaillance extrême ; Jongleurs, c’est notre esprit que vous savez armer, Pour fréquenter ce monde et pour mieux l’assumer : En se faisant jongleur, il se connaît soi-même. Nef boréale ---------- La nef reconnaissante au grand vent qui la prend S’abandonne au printemps, quand les vagues la bercent ; Si le soleil la voit, c’est entre deux averses Que, très loin vers le nord, son rayon la surprend. La brise dit des mots qu’un marin ne comprend Que s’il est abreuvé d’une liqueur perverse ; Celle que, sur le soir, le capitaine verse À l’heure où le déclin va Phébus empourprant. Boréale, la nef ignore les marées Se reflétant la nuit dans sa coque dorée ; Comme elle ignore aussi l’appel des tourbillons. Au-devant de la nef, à peine décelée, L’observateur perçoit une présence ailée : Celle de son pilote, un fringant papillon. Nelligan de lune --------- Le coeur traversé de flammèches, Nelligan souffre en un salon ; Et d’une, il trouve le temps long, De deux, la bière n’est pas fraîche. Alors, il prend des pierres sèches Et quelques planches de bois blond ; Voici, volant mieux qu’un ballon, La nef qui bat l’ennui en brèche. Oui ! Nelligan s’est envolé Sur son bel engin bricolé : C’est épatant, c’est du tonnerre. Il n’a plus soif, il n’a plus faim ; Il goûte, meilleurs que le vin, Les merveilleux parfums lunaires. Propos printaniers ------------ — Quel trait veux-tu, licorne vénérable ? Quelle grosseur ? Quel bois ? Quelle couleur ? Choisis la flèche, animal de valeur, Par où viendra ton amour incurable. — Quel trait, dis-tu ? Nul ne m’est convenable ! Je sais qu’amour est source de douleur, Je sais qu’on peut échapper au malheur En n’ayant point de compagnon d’étable. — C’est une erreur, licorne, assurément, Contre l’amour de porter jugement : Il appartient aux lois de la Nature. — Si j’existais, sans doute ce désir S’imposerait, ne me laissant choisir ; Il n’en est rien ! Je suis illusion pure. D’or à quelques monstres ------------------- Mille poissons-bouddhas dans la lumière blonde D’un étrange univers où circulent des eaux Que peuple, semble-t-il, une faune féconde Et que mille canaux arrangent en réseau. Un hexapode-lion, nageant en eau profonde, Laisse aujourd’hui en paix les canards des roseaux ; Sans crainte de sa griffe, ils s’ébattent dans l’onde, Leur joli coeur empli de leurs rêves d’oiseaux. Le poisson-bouddha rit à tort et à travers ; Son rire, cependant, n’est nullement pervers, Il égale en douceur la source qui murmure. Le roi des animaux, d’un plus sobre maintien, Ne rit que rarement ; souvent, il se retient, Couvert de son silence, ainsi que d’une armure. Songe de sirène ----------- Trésor de sirène, es-tu véritable ? Je te vois briller au fond du ravin ; Souvent, d’un village, un plongeur s’en vint, Croyant réussir un coup profitable. Tous ces beaux objets, il les prit en vain. Sirène farceuse et peu charitable, Ton don d’illusion est bien redoutable ; En sable se fond le métal divin. Ainsi, le plongeur s’en va, les mains vides, Ne comprenant pas la magie perfide, Sa vue se troublant, son coeur se fendant. Sirène des mers, tu n’es pas prospère, Mais tu ris souvent (du moins, je l’espère) Du naïf plongeur, éternel perdant. Trois hiboux d’or -------------- Marchent trois hiboux d’or, sans prendre leur volée, Priant comme le font les moines indulgents ; Ils quittent le manoir et ses tours crénelées, Vers la sombre forêt lentement voyageant. Bien plus impressionnants que sous leur forme ailée, Ils tiennent à distance un cavalier d’argent Qui poursuivra, sans eux, sa croisade esseulée, Dans l’univers de sable obstinément plongeant. Pour eux, la nuit se passe en trajets circulaires, Ils ont coutume, ainsi, d’attendre l’aube claire, Répétant plusieurs fois leur parcours insomnieux. Si tu croisais, un soir, leur route giratoire, Donne à chacun d’entre eux un sou propitiatoire, Et que ton geste soit des plus cérémonieux ! Trois anges d’argent ----------- Cet ange premier-né de tous se voulut père, Que le monde pourtant n’alla reconnaissant, Sinon l’ange son fils, terrible adolescent, Trentenaire tardif à trouver ses repères. Puis l’ange Saint-Esprit défia l’Adversaire, Mais il craignit, soudain, les renards glapissants ; Trois anges désolés, dans le soir finissant, Sur ce monde perdu longuement conversèrent ; — Comment, de l’univers, soulager les douleurs ? — Nous pourrions essayer d’en changer les couleurs. — Bonne idée, c’est d’accord. Faisons-le, sans attendre. — Sais-tu comment s’y prendre ? — Ah, non. — Et toi ? –Nenni. — De nos pauvres cerveaux le bon sens est banni. — Nous ! Des anges, pourtant. C’est à n’y rien comprendre. Ange-démon ----- L’ange-démon cornu s’avance prudemment ; D’un vol majestueux, il descend de la nue, Balances dans les mains soigneusement tenues, Pour juger les mauvais et les bons éléments. Un geste maladroit, qu’il fit secrètement, Lui valut l’ornement dont sa tête est pourvue ; De ce chef de bélier, la surprenante vue À ses frères du ciel l’oppose nettement. Mais lui, sans s’émouvoir, effectue ses pesées ; La personne qui fut malveillante, ou rusée, Face à cet enquêteur, doit s’en ressouvenir. À ceux que, ce jour-là, dévore l’inquiétude, Il rappelle qu’il est toute mansuétude : « Je ne suis qu’un mouton ! Je ne sais pas punir. » Sirène du Léman ------------ De sa lyre d’argent, la sirène inspirée Fait surgir un morceau plein de raffinement ; L’écureuil et le lion dansent divinement, Leur âme par le son se trouvant chavirée. Par une quintefeuille est la scène éclairée ; Le décor est baigné dans son rayonnement ; Les vagues du Léman, dans leur moutonnement, Semblent, sur un marché, des foules affairées. — Compères animaux, vous êtes bons danseurs ! — C’est cette mélodie qui est ensorcelante, Nous aimerions avoir les dons de notre soeur. — Sirène, d’où sors-tu cette jolie chanson ? — J’en tire l’essentiel d’une source excellente : Je vais au fond de l’eau, j’écoute les poissons. Nef d’or ------ C’est la nef d’or, portant un prêtre de l’Empire, Sur l’océan d’argent s’avançant jour et nuit, Rencontrant le bonheur, rencontrant les ennuis, Parée à recevoir le meilleur et le pire. Volent de beaux poissons dans le vent qui soupire, Plane un lion magicien qui dans la brume fuit ; La corne d’abondance offre ses bons produits, Prodiguant son miracle à tout ce qui respire. La nef n’a pas de mât, mais un clocher bien droit, Son équilibre vient des vertus de la foi Et d’un constant recours à la métaphysique ; Elle va, sur les flots, suivant sa propre loi. — Quelle destination, prêtre de bon aloi ? — Je l’improvise au vol, comme on fait, en musique. Lion-centaure ---------- Surgit le lion-centaure, et chacun s’émerveille. Ses crins d’or et d’argent, tels de divins cheveux, Habillent sobrement son joli corps nerveux ; Un dieu vient lui parler, chaque jour, à l’oreille. Lui, son arc à la main, sur toute chose, il veille ; Galopant par la plaine, il rêve, il est heureux, Comme rit de plaisir un tout jeune amoureux. Tout au fond de son coeur, des triomphes sommeillent. Certains jours, toutefois, nous le trouvons distrait, Comme l’est un soldat que tourmente un secret, Comme l’est un joueur que la chance abandonne. — Centaure, où vois-tu donc ce péril incertain ? Quelle est cette pensée qui fait trembler ta main ? — Une chanson d’humains, dans ma tête, fredonne. Nef sonnante --------- Un moine vagabond s’en va chercher fortune Sur une nef sonnante, à la merci des flots. Les lions d’argent, dans l’air, agitent leurs grelots, Et les poissons volants courent après la lune. On entend, par moments, le rire de Neptune ; Le moine, cependant, tient d’apaisants propos, Pensant que le voyage est propice au repos, Il va, sans inquiétude, et sans angoisse aucune. Neptune, que l’excès de candeur divertit, Cesse de se montrer naufrageur perverti, Guidant la pauvre nef, évitant le naufrage. Le moine au dieu païen sacrifie volontiers, Sans oublier la part du fils du charpentier Qui, lui aussi, connut la mer par temps d’orage. Renard-paon --------- Le renard-paon s’en vient dans la plaine arborée Où son cri fracassant est de tous entendu ; Plus d’un passant lui jette un regard éperdu Sous la lune en croissant, de sable colorée. Un peu de nourriture aisément picorée, Suffit pour contenter cet animal dodu ; Puis il marche à nouveau, tranquille et détendu ; Jamais, par lui, ne sont les poules dévorées. Si le temps est mauvais, s’il a les pieds mouillés, Il se pose à l’abri, près des outils rouillés, Dans le vieux cabanon dont s’effritent les pierres ; Mais si l’air est serein (c’est ce qu’il aime bien) Au sommet d’un long mur le bel oiseau se tient, Et compose, en sa langue, un hymne à la lumière. Monstre ravissant -------------- Comètes vont le ciel de gueules allumant, Suivant un long trajet qui presque s’éternise ; D’un monstre du cosmos elles se trouvent prises, Comme on en imagine, au Jour du Jugement. L’abeille du destin voit ça sereinement, Elle apprécie ce monstre et bien le favorise ; Heureuse du succès de sa grande entreprise, Elle note en son coeur ce grand événement. Tout rempli, à présent, d’une énergie nouvelle, L’animal fabuleux va rencontrer sa belle ; Quels rejetons seront issus de leurs amours ? Or, moi, qui ne suis pas un mangeur de comètes, Je demeure en repos sur mon humble planète, Me nourrissant de plats qui sont beaucoup moins lourds. Fruit d’impermanence ---------- La vigne nous fournit le fruit d’impermanence ; Le roi des animaux en oublie ses douleurs, Cessant de voir, aux cieux, l’étoile du malheur, Ou, dans l’eau, les poissons de la désespérance. Or, je rêve parfois que l’univers immense N’est qu’un vaste verger aux admirables fleurs, Une vigne géante aux joyeuses couleurs, Un champ, comme on en voit dans notre Île-de-France. Si nous nous promenions, dans ce jardin, l’été ? La plus humble des fleurs nous serait déité, Sous sa forme élégante, autant qu’impermanente ; L’esprit dictant ces mots, lui-même impermanent, Aime rêver ainsi, et franchir en planant Les cieux qu’orne, de nuit, la lune déclinante. Frugivores -------- Pour les renards d’azur, trop haute fut la vigne ; Nul ami ne fut là pour leur prêter la main. Mais ce jour de disette eut un beau lendemain, Au verger de magie où mille arbres s’alignent. Car, faute de canard, on peut manger un cygne ; L’univers est farceur, mais n’est pas inhumain, Il suffit d’explorer bon nombre de chemins ; Goupils ne sont de ceux qui trop tôt se résignent. Vois-les goûter ces fruits bien extraordinaires ! Le gardien du verger n’est qu’un dieu débonnaire Qui, sur cette intrusion, saura fermer les yeux. Quelle est donc ta morale, ô fable que je chante, Sinon que la nature est rarement méchante ; Enfin, pour être clair, cela dépend du lieu. Ambassadeur en inframonde ------------ Voilant la face d’ange, un masque d’or, qui luit, Accrédite Michel en l’inframonde antique ; Un empereur-démon, placide ou frénétique, Attend, dans le sous-sol, pour parler avec lui. Partout, dans les couloirs, de redoutables bruits, Comme dans une ville aux turbulents portiques. Les échos font trembler les voûtes granitiques, Disant je ne sais quoi, dans l’éternelle nuit. L’archange tremble un peu sous sa fringante armure, Car cette expédition n’est pas dans sa nature : Il aime les trajets qu’inonde le soleil. Or, par pitié pour lui, les lunes souterraines Déversent d’un seul coup leurs clartés souveraines : Les diables, affligés, contemplent leurs orteils. Apostolat barbare ----------- Le visage du Maître, un masque nous le cache : Il prend les traits d’un dieu pour prêcher aux passants La vie et le vouloir de l’être tout-puissant, Brandissant les deux clés que rarement il lâche. Ici la truite vole, ainsi qu’une bernache ; L’ermite des lointains dit des mots frémissants, Le serpent du sous-sol, d’un regard menaçant, M’interdit d’approcher de l’arbre où il s’attache. L’apôtre, cependant, qui poursuit son chemin, Semble nous annoncer le bonheur, clés en main ; Ça donnerait envie de chanter un cantique. Est-ce donc une terre où l’on peut être heureux ? As-tu, poisson volant, des filets savoureux ? (Croyez-vous qu’il répond ? C’est un être mutique). Firmament d’argent ------------- Au firmament d’argent vit la grenouille fière ; Elle passe le jour en un songeur repos, Comme si l’univers n’était qu’un grand tripot, Comme si le soleil n’était qu’un pot de bière. Les dragons vont dansant, dessous la voûte claire, Un bel iris d’azur surgit auprès des flots ; Un écureuil propose à la grenouille un pot, Un autre lui raconte une histoire légère. — Admirons l’harmonie de ce monde lointain, Nous qui ne possédons qu’un logis incertain (Et quelques vieux troquets d’étrange gouvernance). — Mais il n’est pas si mal, notre univers obscur, Il offre aussi, parfois, la couleur de l’azur, Et la fine saveur de notre impermanence. Pavot rêveur ---------- Le pavot des talus, magicien à moitié, Rêve, dès le matin, des choses indicibles ; Au retour des saisons, tout son coeur est sensible, Tel celui de l’abeille au détour du sentier. Le pavot, qui jamais ne s’est montré altier, Répand son rouge éclat, ses rayons intangibles. Pour fleur emblématique, il est bien éligible, Tel que l’ont adopté des régiments entiers. Tu écoutes le vent, tu ris, tu te balances, Toi qui portas bonheur aux chevaliers de France ; Ta corolle inclinée ainsi qu’un coeur battant. Te voyant refleurir, j’éprouve une joie telle Que j’ai voulu chanter ta louange immortelle, Pavot qui te souviens des complaintes d’antan. Nef d’avril ----------- Ce lourd vaisseau d’avril parcourt les mers glacées ; Les riches passagers sont des hommes bien mis, Les frêles matelots vont, comme des fourmis, D’un pont à l’autre pont, d’une allure empressée. Nul ne sait plus par qui la route fut tracée, Le trajet quotidien semble au hasard soumis ; Tous ceux qui sont à bord ont dit : « À Dieu remis, Jusqu’ici, l’excursion s’est toujours bien passée ». Du poisson leur suffit pour apaiser leur faim ; Ce ne sont pas des coeurs craignant les lendemains, À bien des inconforts, ils savent tenir tête. Neptune, semble-t-il, les guette, cependant : Il éprouve, à l’avance, un plaisir évident À contempler la nef au coeur d’une tempête. Deux anachorètes ---------- On trouvait un ermite à l’est de la forêt : Sa poésie planait dans la grande altitude, Tout en gardant du vers les nobles servitudes ; Patient artisanat, que l’homme savourait. Un autre solitaire au ponant discourait ; Mais il mettait au jour des poèmes plus rudes Que lui dictait sa longue et fière solitude, Poèmes de combat que l’ermite arborait. Un prêtre interrogea les dieux de la justice Pour voir si les deux vieux n’usaient de maléfices. Les deux dieux, se cachant dans des buissons touffus, Écoutèrent chacun l’un de nos deux rhapsodes. — Non-lieu, dit le premier, c’est juste un obscur code. — Pareil, dit le second, c’est juste un bruit confus. De sinople à un monstre d’or ---------- — Au pays de sinople est un monstre qui luit. Sa peau semble être en or, ou tout au moins, en cuivre ; Je n’avais jamais vu sa figure en un livre, Je n’avais jamais vu de monstre comme lui. — Ce n’est qu’un cauchemar, un monstre de la nuit. C’est un reflet dans l’onde, un éclat sur le givre, La réverbération de l’habit d’une vouivre, La robe abandonnée de l’ondine du puits. — Permettez, dit le monstre à la voix singulière, Mon être est fait de chair, et non de froide pierre, Je vous vois, je vous parle, il est vivant, ce corps. — Vivant, bon, pourquoi pas, conclurent les deux bardes. Mais nous ne voyons pas en quoi ça nous regarde, Nous allons te compter pour meuble du décor. Sagesse valdoisienne ------------------ Au loin, dans le Val d’Oise, est un homme subtil ; Il arpente la friche humblement arrosée Certains jours par la pluie, d’autres par la rosée, Afin d’y découvrir les belles fleurs d’avril. Les oiseaux des forêts lui dédient leur babil ; Il médite souvent, à tête reposée, Sur une mélodie par ceux-là composée : « Ils sont forts, ces petits ! », ainsi en conclut-il. Son chemin est bien long, puisque la friche est vaste ; Mais il aime explorer ce lieu plein de contrastes, Sans porter avec lui beaucoup de provisions. Aux contraintes du temps il n’aime se soumettre. Par terre, il a trouvé un vieux bâton de Maître Qu’il arbore en chemin, par simple dérision. Barde rabelaisien --------------- Le barde Joachim sait la saveur des choses, Le goùt de la nature, et des livres aussi : Son trait, tantôt féroce et tantôt adouci, Peut se faire épineux, comme il advient des roses. Qu’un pape devant lui meure et se décompose (Même ces grands seigneurs doivent finir ainsi !) Il nous rappelle alors, avec des mots précis, Quelle odeur doit avoir pareille apothéose. Un morceau du passé se tient là, sous nos yeux ; Et nous le contemplons avec un regard pieux, Tant le rhapsode a pris les vrais mots pour le dire. Du Bellay, de nos jours, nous ne regrettons point D’écouter ta leçon, mot à mot, point par point : Car c’est elle qui peut nous apprendre à écrire. Au coeur du jardin ------------ Adam marche au jardin sans admirer les roses, Car Ève en est jalouse, et ça le gêne un peu. Non loin du plus bel arbre, ils se tiennent, tous deux ; Pris, comme chaque jour, dans la beauté des choses. Car cet endroit, jamais, ne les laisse moroses ; Tantôt c’est la chanson d’un petit oiseau bleu, Tantôt c’est un insecte ayant l’éclat du feu, Parfois même, un serpent composant de la prose. Les lunes de sinople (une étrange couleur) Disent que, de ce lieu, Dieu bannit la douleur, Pourvu que les humains respectent ses consignes. J’y vois, dit le reptile, une provocation : Le véritable sens de cette indication, C’est que, sur cette branche, un beau fruit vous fait signe. Cérémonie printanière -------------- Le blaireau bicéphale allume deux chandelles En l’honneur du jardin qu’il voit se réveillant. Il chante quelques vers, tout en se recueillant, Pour redire en son coeur que la nature est belle. Il salue l’escargot, sourit aux fleurs nouvelles, Admire les bourgeons à demi sommeillants, Se promène alentour, tout en s’émerveillant, Promenant son regard sous la voûte éternelle. Le firmament, sur lui, ne verse plus ses eaux : L’aquilon a choisi de prendre du repos, Son humeur vagabonde étant bien assouvie. Au bois l’on voit danser le chevreuil et le daim, Profitant de ce jour, sans peur du lendemain : Ronsard, tu nous appris à chanter cette vie. D’azur aux trois lunes ------------------- Cheval d’or et boeuf d’or, quittant le sol humide, Parcourent en volant l’azur de l’univers ; Ils y sont accueillis par trois lunes timides Qui saluent leur présence en récitant des vers. L’ange contemporain des Grandes Pyramides Dit des blagues datant de quatre mille hivers (Celles qui amusaient son esclave numide) ; Les bestiaux sont heureux de le voir toujours vert. L’étoile brille clair dans ce monde sans arbres ; Sans nul regret des sols de gravier ni de marbre, Chacun se laisse aller, dans les airs se mouvant. Moi, dès que je le peux, j’entre en un pareil songe ; Comme boeuf et cheval, dans l’azur je me plonge Et je me rêve ainsi, sur les ailes du vent. Sagesse d’un étalon ----------------- Le beau cheval d’argent au grand soleil s’expose, Dans le désert de sable il mache d’un pas lourd. Cupidon le menace avec son arc d’amour, Et le trait acéré que d’un philtre il arrose. La lune de sinople au goût d’apothéose Survole cet archer, comme fait un vautour, Le cheval risque ainsi de passer bien des jours À souffrir d’un poison au doux parfum de rose. Il risque d’en souffrir au cours de bien des nuits ; Mais, ayant discerné le danger devant lui, Il adresse au tireur un ou deux mots magiques. Cupidon, quoique indemne, hésite dependant, Et renonce à tirer, disant « C’est plus prudent : Je ne supporte pas qu’on me prenne au tragique ». Jeudi de sinople ------------- C’est un serpent de gueules qui contemple Boeufs et chevaux au ciel aventurés ; Il a pour gîte un calice doré, Chose dont nul autrefois n’eut d’exemple. Chevaux et boeufs ont un vol assez ample ; Le vieux serpent, quoique démesuré, Ne semble pas pouvoir s’en emparer, Il n’en fera nul sacrifice au temple. C’est un bouddha de gueules méditant Sur le retour et la fuite du temps, Voyant tourner le disque de l’Histoire ; C’est un bouddha de sinople qui rit De ce calice où le reptile est pris : Qu’adviendra-t-il, si le prêtre veut boire ? Jardin pour méditer ------------ C’est un petit jardin, c’est tout un paysage. On entend du bélier le bêlement soudain, On voit la feuille au sol, posée comme une main ; Et là-haut, près du ciel, tous les nouveaux feuillages. Ici, pour méditer, nul besoin d’être sage. Il importe surtout que le coeur soit serein, Que l’herbe doucement caresse, de ses brins, Le vieillard, pour un temps oubliant son langage. Le voici, grisonnant, tel un paisible aïeul, Avec ses quelques fleurs aimant se trouver seul, Bercé par le soupir d’un branchage qui tremble. Même si cet instant de sagesse est bien court, Il nous laisse entrevoir l’universel amour Dont l’homme et les vivants font leur profit, ensemble. Planète de gueules -------------- Au ciel de gueules sont des vivants qui s’empressent De courser des reflets de la même couleur ; Un petit soleil d’or brille par sa pâleur Et la sirène hésite à se faire des tresses. Le cerf hume les airs, en quête de maîtresses Ou de nobles rivaux, pour en être vainqueur ; De triples tourbillons semblent porter malheur, Mais je n’y crois pas trop, voyant leur maladresse. De gueules, l’horizon de la mer sans nul port ; Est-ce en rêve qu’on voit ce bizarre décor ? Car jamais l’astre clair, au long du jour, ne change. Or, dans l’étrange lieu, méditant et songeant, Je fus interrompu par un éclair d’argent : Apparut une mouette, on pourrait dire : un ange. L’apôtre voit un inframonde ---------------------- Bon prêcheur, tu nous dis que ce monde est misère ; Tu le crois inférieur, et tu le trouves bas. Tu crois que ceux du ciel échappent au trépas, Qu’ils volent doucement dans la brise légère ; Qu’ici, c’est l’inframonde, où les hommes révèrent Quelques démons impurs qui sentent le tabac Et qui, pour la vertu, n’engagent nul combat, Des ennemis du ciel, des âmes de vipère. Apôtre, ton sermon survient mal à propos : Si l’on prend bien ce monde, il est de tout repos, Même si, quelquefois, l’agite une tourmente. Les arbres sont en fleurs, il faut s’y arrêter ! Avril vient nous sourire, il faut donc le chanter Avec l’heureux soutien d’une muse charmante. Trolls bouddhistes ---------------- C’est le bouddha de sable, un être de lumière, Qui tourne obstinément sa face vers le mur ; Mais le bouddha de pourpre et le bouddha d’azur Échangent avec lui des vérités premières. De gueules, ce bouddha dit la loi coutumière : Garder la tête froide et garder le coeur pur, C’est un enseignement qui n’est jamais bien dur ; Il convient au palais ainsi qu’à la chaumière. Le bouddha d’or a dit : Cultivez la sagesse ; Le bouddha d’argent dit : N’ayez pas de richesses, Ayez juste un bâton, ayez tout juste un bol. Et puis, je vois sourire, on ne peut plus folâtre, Le vrai triomphateur de ce monde grisâtre : Le bouddha de sinople. Il boit avec les trolls. Nef de mars -------- Comment marche la nef qui n’a point de mâture ? En se laissant porter par les courants sereins, Elle glisse au hasard sous les astres d’airain ; Son équipage est fait de trois trolls immatures Ne sachant point parler (sauf en alexandrins). Ils sont partis, lassés des herbeuses pâtures ; Tant pis si l’Océan devient leur sépulture, Autant vaut cette eau-là que les bords méandrins. Ils voient, de loin, danser la licorne des dunes Sous la blanche lumière émanant de la lune ; Au rivage ne va leur improbable nef. Si leur navigation, quelque peu hasardeuse, Ramène à son départ leur coque baladeuse, Vers le plus lointain cap ils iront, derechef. Deux univers ------ En pleine nuit, le loup d’argent compose Un chant sonore aux couplets animés ; Une sirène, en l’entendant rimer, Attend qu’en prince il se métamorphose. Chanter voudrait le lapin, mais il n’ose : Il craint, du loup, le gosier affamé. Il veut quitter ce sable mal famé Pour l’argent pur, où le canard se pose. Hurle, grand loup, de toute ton haleine : Tu prendras bien ainsi une baleine Si jusqu’ici elle vient en nageant. Deux univers, sans porte qui débouche De l’un vers l’autre, on ne sait s’ils se touchent, Argent sur sable et sable sur argent. Sagesse aquatique -------------- Je suis le vieil ondin de la source qui chante ; Aux jours se succédant, mon coeur fait bon accueil, Que ce soit un beau ciel dont la clarté m’enchante, Ou des temps nuageux semblant porter un deuil. Les ondines d’ici ne sont guère méchantes ; On les voit, deux à deux, papotant sur leur seuil, Parfois se racontant des histoires touchantes, Bien souvent un reflet de malice dans l’oeil. D’être un esprit des eaux, c’est douce destinée ; Baigner dans la fraîcheur, au long de la journée, Entendre les propos silencieux des poissons, Admirer la lumière où, d’un bleu brillant, vole Maître martin-pêcheur, acrobate frivole… C’est à lui que je dois l’air de cette chanson. Sagesse d’un aubergiste ----------------- — S’il vient un cavalier, j’apporterai un seau D’eau fraîche que j’aurai tirée de la rivière Pour sa fière monture ayant, de la poussière Des arides chemins, subi les durs assauts. — Aubergiste, attention, des fous remplacent l’eau Du seau par des boissons plus fortes que la bière, Donnant à leur cheval de curieuses manières Et d’étranges façons d’avancer au galop. — S’il passait par ici ce genre de client, J’aurais soin, ce jour-là, de me montrer liant ; J’aurais bien du plaisir à lui offrir un verre. — C’est gentil de ta part de vouloir l’inviter, Mais il te répondra qu’il ne peut accepter : Sobriété en route est sa règle sévère. Sagesse incarnée ------------- Le fils du charpentier, tant qu’il vécut sur terre, Jamais ne fut pressé de retourner aux cieux : Le vin lui suffisait pour se sentir un dieu, Du vin de tous les jours, ni Pauillac ni Sancerre. Cet homme qui pouvait commander au tonnerre, Aux vagues de la mer, aux esprits furieux Et même à Lucifer soi-disant glorieux, Devant sa coupe pleine oubliait d’être en guerre ; Ainsi, les vignerons par lui sont honorés ; De vendre leur pinard, ils sont bien assurés, Puisqu’il devient le sang qui nos fautes efface. Avant de trépasser sous la loi des Romains, Il but un dernier verre au milieu des humains ; Plus d’un, en songe, voit cette riante face. Temple vide --------- Voici un temple orné de cent statues d’ivoire, Et chacune possède un pouvoir qui guérit Soit un trouble du corps, soit un mal de l’esprit ; Celui qui les sculpta mériterait la gloire, Ou qu’au moins on louât ces cent belles victoires, Mais le roi l’exila, son destin fut flétri, Son nom fut effacé des documents écrits, Sans qu’on sache pourquoi lui advint ce déboire. Voici sa pauvre tombe auprès d’un peuplier, Sans la moindre inscription. Son nom est oublié, Nul rhapsode n’ira l’illustrer de sa lyre. Fêtes et jours normaux, le temple reste ouvert, Mentionné seulement dans ces quatorze vers Qui trouvent rarement un regard pour les lire. Sagesse des monstres ---------------- Faire un monstre, parfois, divertit la nature ; Les formes du vivant changent à volonté. Des êtres surprenants naissent dans la clarté, Pas toujours précurseurs d’une espèce future. Leur forme, cependant, n’est pas une imposture : Ils apprennent ce monde où leur corps fut jeté, Finissant par gagner beaucoup d’habileté Après avoir vécu diverses aventures. De ce grand univers, ils découvrent les lois, Heureux de les connaître et d’y accorder foi, Comme le font aussi les monts et les rivières. Monstre ou pas, l’essentiel est d’être un peu savant Et de savoir aussi se montrer bon vivant : Ce qu’il faut pour mener sa vie dans la lumière. Cochon-scribe ----------- Un cochon se plaisait à maintes écritures, Et presque chaque jour, nous voyons qu’il a fait Un essai de sonnet, plus ou moins imparfait, Pour chanter la grandeur qu’on voit dans la nature. Comme un facteur Cheval en son architecture, Il crée un monument aux étranges effets ; Il use du massif, du nain, du contrefait Pour bâtir un palais d’amusante figure. Ainsi, jour après jour, il propose à la ronde Quelques échantillons de sa vision du monde, Comme un fier constructeur dont le mur devient haut ; Il répond aux passants qui, les deux pieds sur terre, Cherchent d’où peut venir tout cet imaginaire : — Je le trouve en voyant voltiger les chevaux. Juxtaposition onirique ------------------- Un ruisseau suit son cours en un matin de brume, Les licornes d’azur font partir le tourment ; L’ours avec la sirène échange tendrement, Un ange se tient droit sur l’océan d’écume. Un pluvian ne dit pas l’effroi qui le consume, Un disque d’or produit son fier rayonnement ; Un mur de briques vient séparer les amants, Les buveurs attablés s’emplissent d’amertume. Ce monde, un échiquier dont mainte pièce fuit, Visité du corbeau une heure avant la nuit, Quand prie le vieil ermite aux paupières mi-closes. Pianiste, joue-nous donc un de nos airs d’enfants, Donne un peu de douceur à ce monde étouffant : Ne laisse point les boeufs manger toutes les roses. Miroir de lion --------- De gueules, ce grand lion porte un miroir précieux Qu’il traverse parfois pour y prendre des lièvres, Des vestales d’argent aux souriantes lèvres, D’incroyables trésors, ou des fruits délicieux. Le miroir et le lion deviennent un peu vieux ; Le monde reflété se nuance de fièvre, Le lièvre est remplacé, parfois, par une chèvre ; Une lune pensive en traverse les cieux. Bien mûre est la vestale, et non adolescente ; L’envol des sentiments fait place à la descente, Comme il advient aussi, vers le soir, du soleil. Mais ce fol univers reste sans amertume : Ses astres ne sont point dévorés par la brume, Le rêve qu’on y fait ne craint point le réveil. Saint Pierre de Lune ----------------- Pierre, que fit pasteur le fils du charpentier, S’en alla découvrir une Terre nouvelle Où s’ébattait la mouette aux immobiles ailes, La salamandre aussi, qui est diable à moitié. Les animaux, voyant surgir cet héritier, Sans lui laisser le temps de prêcher sa Nouvelle, Lui ont donné un chef de lune sans cervelle, Car pour un missionnaire ils n’ont pas de pitié. — Te sens-tu mieux ainsi, empereur sans couronne ? Es-tu fier d’arborer la face belle et bonne De l’astre qui la nuit se montre à nos carreaux ? — Mes amis, votre action me semble charitable ; Cette tête contient mon âme véritable, L’apôtre n’est plus là, je suis l’ami Pierrot. Falaises de sable --------------- De gueules, deux chamois hantent les monticules. Au sommet des parois, je les vois adossés, Bien fiers de l’altitude où ils se sont haussés ; Ils contemplent, au loin, les maisons minuscules. Puis ils repartiront, franchissant les fossés, Respirant le bon air au goût de renoncule, Et voyant flamboyer sur eux le crépuscule D’or, d’argent, de vermeil et de pourpre brossé. Alors se dissoudront les vastes paysages Comme fait une idée dans le crâne d’un sage, Comme fait un serment dans l’âme d’un amant. Ils verront dans le ciel passer la lune d’ombre Apportant des parfums et des rêves sans nombre : Et leur coeur dansera, comme elle, au firmament. Nef atlante ------- Ce vaisseau d’un pays qui cessa d’exister Poursuit en mer d’argent sa course vagabonde ; Selon les grands devins, cette errance inféconde Pourra se prolonger pendant l’éternité. Jamais sur une plage il ne fut rejeté, Ce témoin d’un antique et bel état du monde : D’or chimiquement pur on fit sa coque ronde, Qui semble de soleil sous l’azur de l’été. Le capitaine en est un ondin translucide Au point qu’on peut penser que le vaisseau est vide, Que ce n’est qu’une épave, un objet dérivant. Il a pour matelots deux ânes solitaires Dont les sabots, jamais, ne peuvent toucher terre : Car ils sont condamnés à se nourrir de vent. Sagesse des animaux-bardes ------------------------ La voix des animaux est aimée des humains, Même quand sa nature est indisciplinée ; Par les appels du coq, l’aube est illuminée, Et la chanson de l’âne abrège le chemin. Les oies du Capitole ont sauvé les Romains, Changeant, de l’univers, toute la destinée ; J’écoute, vers le soir, leur parole obstinée, Qui semble m’annoncer la joie des lendemains. Heureuse est votre humeur, beaux porteurs d’espérance, Harmonisant vos tons malgré vos différences ; Car, dans la basse-cour, vous répétez souvent. Du coq, de l’oie, de l’âne il est plaisant d’entendre Le printanier caquet, mélancolique et tendre : Un hymne à plusieurs voix que m’apporte le vent. Coq de parade ------- Je suis le grand coq d’or, aux fiers battements d’aile. Je parcours mes États sur un boeuf bien portant, Aimé des animaux dont je suis le sultan, Le maître, l’empereur et le soldat fidèle. Chaque poule, au printemps, me veut bien proche d’elle ; Je ne refuse pas ce service important. Mon oeil voit la suivante, au lointain, qui attend ; Au-dessus de la cour dansent les hirondelles. Tel un triomphateur du peuple des Romains, Sur mon boeuf engraissé je suis le grand chemin Au rythme de sa marche, il est vrai, peu pressée. Au hasard du trajet, j’annonce à pleine voix Que le printemps viendra sur la plaine et les bois ; Et les astres du ciel saluent cette pensée. D’or et de sinople ------- Le boeuf étant absent, c’est le rhinocéros De sinople qui sert au coq d’or de monture ; Mais du gallinacé le superbe logos N’a certes point perdu sa sonore texture. Il dit : Je n’allais point choisir un mérinos, Toi, rhinocéros vert, force de la nature, Tu serais digne d’être un porteur d’albatros ; Tu es un monument parmi les créatures. De ce point élevé, je propage ma voix Tout au long de la plaine et tout au long des bois Dans le but d’édifier mes amis volatiles ; Je suis mieux sur ton dos que sur un vieux clocher ; Et plein de bonne humeur, quand je vois approcher, Courant à tes côtés, le pluvian fluviatile. Hibou transatlantique ------- Si ton navire croise un hibou solitaire Porteur d’un grand épi, prends garde : il va pleuvoir Et le vent va tourner. Il est bon de savoir, Quand on est capitaine, un peu de ces mystères. Adresse une parole au volatile austère Qui pourrait t’être utile, avec ses grands pouvoirs : Bien des choses des mers, son oeil rond peut les voir, Sur lesquelles, souvent, il s’obstine à se taire. Donne-lui de la viande,en symbole de paix ; Ne crains pas de couper des morceaux bien épais, Sois sûr que le rapace appréciera ce geste. Et puis, reprends ton cap vers l’horizon lointain, Soulagé d’avoir vu ce présage incertain : De tous les sorts de mer, ce n’est le plus funeste. Sagesse du paléographe ------- Des mythes d’autrefois, jamais il ne s’abuse : Ce déchiffreur patient parcourt les parchemins Et ne craint d’accomplir un travail de Romain. Sur le coin de sa table, un très long cierge s’use. Le texte mystérieux présente une méduse Éprise d’un sureau ; le sens est incertain. Sont-ce des avatars de petits dieux latins Ou de celtes démons dont la malice fuse ? Le récit se poursuit, hors de nécessité, Semblant n’avoir été que peu prémédité, Entraînant ses lecteurs dans des confins extrêmes. De traduction précise, il ne peut s’acquitter : Mais il s’en sortira par un texte imité Des fables d’autrefois, de celles que l’on aime. Nuit de mars -------- La harpe du sorcier chante des maléfices ; Le corbeau les répète au hasard des vents froids. L’épouvante grandit dans la forêt du roi Aux arbres se dressant, tels des bois de justice. Un grand canard d’argent s’immole en sacrifice Afin de consacrer les Tables de la Loi ; La salamandre allume un feu de bon aloi Et rajoute à la sauce une poignée d’épices. C’est une nuit de mars aux noirs envoûtements ; Les paysans du coin s’enferment prudemment, Attendant le retour de l’aube purpurine. Allons, dit le sorcier, cessez de voir le mal Dans ces actions qui n’ont rien que de très normal ! Ça me prend, quelquefois, de me mettre en cuisine. Bélier-licorne --------- C’est le bélier-licorne, un animal moqueur ! De ses deux frêles voix, il chante avec délice Le spleen du charpentier noyé dans son calice ; Nulle pitié ne règne au fond de ses deux coeurs. Il a pour seul copain le grand soleil vainqueur Qu’il aime accompagner dans les cieux d’azur lisse ; Ces jours-là, le bonheur au fond de lui se glisse Comme au fond de son ventre une forte liqueur. Quand la faim le tenaille, il dévore des roses, Disant : l’horticulture est une belle chose, On ne peut pas toujours brouter les fleurs des champs. À l’heure de la sieste, il ne fait pas mystère D’allonger son grand corps auprès d’une bergère ; L’animal, pour le coup, n’a plus rien de méchant. Charpentier suburbain ------------------ Le fils du charpentier se tient, sans une plainte, Dans un petit jardin, du côté de Bagneux, Sous le regard ému de deux vestales saintes ; À ses pieds, du gazon, certes parcimonieux. Nul ne vient lui porter son éponge d’absinthe, Nul ne croit qu’il dira des mots cérémonieux ; La foi des promeneurs est plus ou moins éteinte, Affublés qu’ils sont, tous, d’un bon sens besogneux. Tout près passent les trains. Les voyageurs sommeillent Ou bavardent entre eux, vidant quelques bouteilles, Sans voir le charpentier (qui leur tourne le dos) : Sauf quand, certains matins, se promène un rhapsode Qui dans son pauvre coeur grave cet épisode, Du quotidien banal écartant le rideau. Monstre de gueules ---------------- Un ciel de pur argent, loin des villages gris : De gueules vole un monstre (et ce n’est pas sans peine), Il glisse dans le vent et survole la Seine, Il a sept grands gosiers dont ne sort aucun cri. Il vient de survoler le port de Saint-Denis Et s’approche à présent des coteaux de Suresnes : On l’a vu ce matin sur le fort de Vincennes, Il aime bien rôder tout autour de Paris. — Monstre, te verrons-nous près d’ici cette nuit, Baignant ton corps balourd dans la lune qui luit ? Ou disparaîtras-tu au hasard de la brume, Attendant quelque part que revienne le jour Pour chercher les plaisirs, et peut-être l’amour ? — L’amour ? Non. Mais la bière, à la douce amertume. Sagesse porcine ------ Un très vieux porc, par sagesse éveillé, Se laisse aller à d’incroyables songes ; Que sur le flanc dans l’herbage il s’allonge, Ou qu’il promène un air ensommeillé, De trois soleils il est émerveillé : Soleil d’antan, que l’oubli toujours ronge ; Soleil futur, aux pouvoirs de mensonge ; Soleil du jour, le seul vrai conseiller. Cet animal n’a pas vraiment de style ; À des anciens, il l’emprunte, docile, Dont les travaux lui servent de support. Or, certains jours, traînant la jambe, il rame, Car des soleils rend paresseux la flamme ; — Oui, ce vieillard a ce travers (de porc). Modestie d’un évêque ------------ Dupanloup, de ses dons, ne montrait point d’orgueil ; Il était recueilli dans les cérémonies, Chérissait le savoir, cultivait l’harmonie, Aux vestales faisait le plus charmant accueil. De ses nombreux exploits, consultons le recueil Qui nous fait admirer sa puissance infinie ; Nulle femme, en nul temps, de son coeur n’est bannie, Il ne se met en berne en aucun soir de deuil. Renaît, chaque matin, sa force toujours neuve ; Et s’empresse aussitôt d’en exhiber la preuve À qui veut en connaître, en termes vigoureux. À ta cheville, évêque, aucun de nous n’arrive ; Ton nom sonne en premier pour la gloire lascive, Pour la splendeur d’Eros, le triomphe amoureux. Inframonde vertical -------------- Les juges arborant les ailes du désir, Dans le ciel souterrain, ont sévère apparence ; Acrobatiques sont leurs grandes révérences, Très attentifs qu’ils sont à ne point rebondir. Ils visitent le puits, du zénith au nadir, Des deux points mesurant la forte différence, S’arrêtant pour goûter un petit vin de France Dont la dégustation leur procure un soupir. Tout en bas, le piano fait un boucan d’enfer ; Il semble un vieux dragon sur des jarrets de fer, Et sa danse, pourtant, ne manque point de grâce. Ne crois, piano sauvage, être un si fort démon : Tu sonneras l’accord plaqué par Philémon, Ce dont un bel album nous conserve la trace. Aéronautique approximative ------------------ La vestale volante est une étrange femme ; Son plumage de sable est prodigieux à voir. Elle semble un esprit traversant les miroirs Ou passant dans les airs, sur des vapeurs de flamme. Les quartefeuilles sont le reflet de son âme, Illuminant l’azur lorsque survient le soir ; De cette fleur magique, on dit que le pouvoir Apporte le bonheur et conjure des drames. Son passe-temps n’est point de capturer des fauves, Mais d’écrire des vers dans un vieux cahier mauve ; Loisir qui lui paraît proprement exaltant. Or, jamais nul galant au ciel ne l’a suivie. — Cupidon, par ton art, ne l’as-tu asservie ? — Ah ! J’en suis empêché par mon coeur palpitant. Nef d’argent ------ Une nef invisible avance sur la Seine. Seul, un très vieux rêveur voit son reflet d’argent Et le moine en un livre à la proue se plongeant ; Or, le nom de la nef est « Songe de Vincennes ». D’argent aussi s’envole une mouette sereine, Avec sa soeur de sable un regard échangeant ; Un astre inframondain, que ne voient pas les gens, Tire de son sommeil l’invisible sirène. Le navire parcourt les âges disparus, Les beaux jours parisiens qu’on ne reverra plus, Mais que conserve au chaud un vestige de flamme. Le moine lit des mots dans l’air frais du matin, Qu’écrivit un abbé du vieux Quartier Latin ; Il ne voit pas très bien, il lit avec son âme. Chorégraphie matinale ------ Dessus le pont vient la dansante Aurore, Plus tôt l’été, l’hiver un peu plus tard ; Cygnes d’argent de danser montrent l’art, Requins du même un air farouche arborent. De cet argent, les trois nefs se colorent À qui le vent procure un bon départ ; D’or, le soleil, montant sur les remparts, Qui toute chose avec grâce décore. Les nefs s’en vont vers le rivage indien, Suivant leur course au long du méridien, Pour ramener des poudres merveilleuses. Par l’estuaire aujourd’hui passeront ; Dans quatre jours, plus vives danseront, Car au grand large est la mer périlleuse. Inspiration fugitive ------ Le rhapsode, captant la lumière divine En songe, en a rempli son godet à ras bord ; Tel un pêcheur tirant, du torrent fier et fort, Les diamants qui feront sourire les ondines, Ou le navigateur, sous sa voile latine, Jusqu’au vaste estuaire accomplissant l’effort Qui lui fait regagner, chargé de son trésor, Les jardins familiers de la rive angevine. Mais que restera-t-il, dans le jour finissant, De ce soudain plaisir, de l’espoir languissant Qui, chaque jour, se veut sa propre récompense ? Rien, ces deux ou trois mots, cet ouvrage léger Qui traduit, malhabile, un émoi passager ; La faible vibration d’une plume qui pense. Randonnée ------ Le chemin longe un mur couleur de cendre Qui par endroits est d’inscriptions couvert (Mais, semble-t-il, ce ne sont point des vers). Des escaliers, pour monter ou descendre. Quelques jardins se parent de vert tendre ; Pour la plupart, c’est encore l’hiver, Et du soleil, maître de l’univers, Ici la loi ne se fait guère entendre. Mais, tels qu’ils sont, me conviennent ces lieux Et les décors que contemplent mes yeux, Usines, tours, monuments et chapelles, Arbres des parcs, reflets sur les trottoirs, Villes que j’ai toujours plaisir à voir, Car la banlieue, à sa manière, est belle. Astronomie approximative ------ Par un soir printanier, les astres se dévoilent ; Leur parcours entamé depuis la nuit des temps, Porteur d’étonnements, et régulier pourtant, Semble un curieux dessin sur une sombre toile. La lune et le soleil, et des milliards d’étoiles, Comme un champs de bataille aux brillants combattants, Un échiquier magique aux reflets éclatants, Un océan splendide aux lumineuses voiles. Rimbaud voulait tisser, avec des chaînes d’or, Un grand réseau cosmique allant de port en port ; J’ai, plus modestement, chanté cette matière Dont se parent les cieux, ce précieux ornement Qui, sous nos yeux ravis, défile au firmament : C’est la nuit qu’il est beau d’observer la lumière. D’or à un griffon de gueules --------------------- L’air est d’or. Le griffon de gueules se promène En proposant son coeur aux ondines des puits. Celle qui en voudrait, fût-ce pour une nuit, Serait sur cette terre une vraie souveraine. Or, son offre n’attire ondine ni sirène ; L’une, même, se moque en l’appelant « Trop cuit », Une autre a beaucoup ri, une troisième a fui. Le griffon va, portant son grand coeur, et sa peine. Ce n’est pas aujourd’hui que, pleine de tendresse, Une amante viendra l’instruire de caresses ; Dans son corps, il devra réinstaller son coeur. L’ornithorynque rose a rejoint son compère Et dit « J’ai le remède à cela, je l’espère : Ce sont quelques flacons d’une douce liqueur. » Bloc de jade ----- La verte pyramide a l’air de contenir Une momie de soie, occupée à se taire ; D’ailleurs, nul n’entendrait son propos solitaire, Car elle use de mots qu’on ne peut définir. Ô coffre de sinople empli de souvenirs ! Ils sont la source vive où je me désaltère ; Qu’importe que le sens en devienne mystère Lorsqu’il vient, à minuit, à mes songes s’unir. Volontiers l’on croirait, en étant misérable, Que la pierre sera, pour le moins, secourable ; Comme jadis, parfois, le regard d’une soeur. Pyramide de jade, étonnant sortilège, Qui sait si ton trésor s’alourdit ou s’allège ? Inconnu comme il est, j’en aime la douceur. Le Dragon et le Crapaud ------------ Un Dragon, échappant à tant de fines lames, Arpentait la campagne en toute liberté. Face aux fiers chevaliers, il savait s’occulter ; Il se voulait prudent, ce dont nul ne le blâme. Car si, au long des jours, l’on est persécuté, Cette ciconspection s’installe au fond de l’âme ; On vit à petit feu, parfois même sans flamme, On devient très obscur, c’est la nécessité. Notre Dragon jamais ne remettait sa vie Entre les mains d’un tiers ; il n’avait nulle envie Qu’on le mît en morceaux dans le fond d’un tripot. Un détail, toutefois, (ô remarque futile !) : Pas plus gros qu’un lombric n’était notre Reptile, Juste de quoi remplir le ventre d’un Crapaud. Basilique de Piaf-Tonnerre ------------------- Sur un nuage blanc, plus haut que toute cime, Est un clair sanctuaire, au modeste extérieur : On n’y voit point d’abbé, ni même de prieur, Mais parfois un farceur qui joue avec des rimes. Le maître du nuage, ange sérénissime, A loué Piaf-Tonnerre, excellent ingénieur, De sa construction faite aux niveaux supérieurs : Car un tel édifice est, c’est vrai, rarissime. Le visitent surtout les animaux volants, Rattrapant le nuage au parcours indolent ; On leur sert un godet d’une liqueur sublime. Tantôt les vents du sud et tantôt ceux du nord Poussent l’installation dans le jour qui s’endort, En survolant parfois les confins maritimes. Jardin pour les trépassés ------------ Près de l’église, ils se tiennent Au port de sérénité, Les morts de notre cité, Dont les tombes sont anciennes. Loin des foules parisiennes, Par de hauts murs abrités, C’est là qu’ils vont habiter Pour les décennies qui viennent. Entre les dalles, la brise Fait danser les tiges grises D’un herbage citadin. Pour ceux qui n’ont point de larmes, Cet endroit n’est pas sans charmes : Avant tout, c’est un jardin. Cher vieux clavier ---------------- Je me souviens d’avoir, par un matin limpide, Noirci bien du papier par des propos divers Qu’on aurait pu nommer des paroles en l’air, Et que mon vieux clavier articulait, rapide. Alternant le plus fin avec le plus stupide, Les mots se succédaient à tort et à travers ; Était-ce de la prose ? étaient-ce quelques vers ? Je ne m’en souviens plus, c’était trop insipide. Mais que j’étais heureux de ce sombre labeur ! Plus que n’est, à sa table, un prodigue flambeur Qui, dans l’ardeur du jeu, dilapide ses rentes. Merci donc, vieux clavier, organe jamais las, Par qui notre discours est ainsi mis à plat ; Par qui trouve un abri notre parole errante. Arbre-temps ------ C’est un Tigre, pour l’un, qui son parcours amorce ; Un Lièvre pour un autre est le gardien du seuil, Un modeste Rongeur, un Dragon plein d’orgueil ; Douze beaux Animaux à la diverse force. Tigre et Dragon n’ont pas de quoi bomber le torse, Les Douze ont égal soin du berceau, du cercueil, Des plaisirs de la vie, du nécessaire deuil. Ils vivent dans un Arbre à l’éclatante écorce, Qui grandit, loin de nous, sous un noir firmament ; Nous n’avons pas accès à ce compartiment De la réalité, ou alors, dans nos rêves. À cette obscure voûte, un astre sombre luit : De sa noire lumière enténébrant la nuit, Il porte un joli nom : « Soleil de la Vie Brève ». Sagesse monastique ------- D’un lion de sable usurpant l’apparence, Un sphinx visite un cloître, en plein hiver. Piéger un moine et le mettre en enfer, Tel est son voeu, telle est son espérance. Il en trouve un, de ceux qui parfois pensent À la beauté de ce grand Univers, À la douceur que porte parfois l’air, Aux belles voix qu’on entend à distance. — Moine, quittons ce palais de tourments ; D’une vestale, en te faisant l’amant, Tu gagneras les plaisirs les plus amples. — Sphinx, dit le moine, es-tu vraiment si fin ? De ces biens-là, tu n’en as jamais faim : Faible orateur, qui ne prêche d’exemple. Ramures ----- Fortes branches qui sont aux racines fidèles, L’aède à vos beautés n’est pas indifférent ; Ce n’est pas seulement que vos formes sont belles, Mais pour le son de l’air en vos bras murmurant. Car le vent a des mains. Tantôt dures, cruelles, Tantôt pleines de grâce, il vous tient, il vous prend ; Si la lune se plaint qu’il ne fait rien pour elle, Il dit qu’il le fera quand il aura le temps. L’arbre, ce bon danseur, n’est pas une statue ; Le vent à l’animer tout un jour s’évertue, Et pour chacun des deux, c’est le plus grand des biens. Le vent qui peut éteindre ou grandir une flamme, N’a-t-il donc pas aussi de pouvoir sur nos âmes ? Car, pour les émouvoir, il ne faut presque rien. 鱼子 === Maître Yu -------------- Je lisais, l’autre soir, un ouvrage insensé, Bien propice au délire et à la rêverie : Ça parlait d’un vieux sage errant par les prairies, D’un grand maître chinois, d’un vieux fou du passé. Il était amusant, sans nulle raillerie; S’il voyait un baron, par son orgueil poussé, Qui voulût en grandeur les autres dépasser, Il feignait d’épouser sa folle songerie De guerres, de châteaux et de combats sans lois ; Puis il épiloguait, de sa plaisante voix, Montrant la vanité d’une ambition frivole. Le baron, bien souvent, reconnaissant au ciel, En place d’un palais, faisait faire un autel, Au grand soulagement des maçons bénévoles Cavalier de gueules -------------- Le rouge cavalier parcourt sans s’émouvoir La verte plaine au fond des régions infernales, Chevauchant Cinq-Sabots, monture peu banale, Qui l’arrière et l’avant de son trajet peut voir. On ne sait si c’est l’aube ou le début du soir ; Un souffle frais, parfois, des falaises dévale, Ressemblant à celui d’une verte cavale, Ou d’un rhinocéros, ou d’un petit troll noir. Ils vont, jour après jour, sans succès, sans déboires. Tous deux ont oublié, fâcheux trou de mémoire, Le but et le propos de leur expédition. À l’auberge, il advient qu’au cheval on apporte Un seau de bonne taille, empli de boisson forte ; Le maître boit de l’eau, car il est en mission Valentin sous la terre -------------------- L’amour en inframonde, un désordre infini ! Une chimère adopte un petit cochon rose, Des corps vont s’unissant pour de futiles causes, La cigogne rencontre un dahut dans son nid. Le lourd catoblépas arbore un bikini ; Le léger colibri sur l’iguane se pose. Nul arbitre, nul flic à cela ne s’oppose : Sur ces cas, le juriste est assez démuni. Les principaux démons siègent sur des gradins, Contemplant ces ébats dans leur sombre jardin : — Il ne fait pas trop froid, notre lave est bien rouge ! Un rhapsode égaré se croit chez Dupanloup ; — Monseigneur, est-ce vous ? Votre visage est flou, Il est mal éclairé, puis, tout le temps, il bouge. Toile monochrome ------- Azur, tu sais, nous t’admirons de loin, Par grand beau temps, sur la voûte éternelle ; Mais bien aussi sous ta forme nouvelle, Quand sur la toile on t’applique avec soin. Les proportions, il faut les mettre au point, Que le rectangle ait forme naturelle ; Le cadre aussi, que l’artisan cisèle Et qu’il ajuste à chacun de ses coins. C’est pur, c’est bleu, c’est plus clair que de l’eau ; C’est azur noble, et c’est azur nouveau, C’est la couleur qui l’enthousiasme avive. Grand honneur donc à celui qui l’a fait, Impressionnant le peuple stupéfait : Vous le savez, c’est Monseigneur Saint Yves. Rameaux d’or ------- En un pays magique, un mûrier s’illumine D’un feuillage éclairant, qui de l’or peut sembler ; Abeilles visitant cet arbre inégalé, Vous êtes des joyaux qui par les airs cheminent. Or, quand survient le soir, sous la lune d’hermine, On voit parfois danser un insecte esseulé, Vêtu d’un dur métal que fait étinceler L’astre qui, solitaire, en haut des cieux culmine. — Qui es-tu, voyageur, toi dont l’armure luit Auprès des rameaux d’or, en plein coeur de la nuit, Ainsi qu’à ma fenêtre une petite flamme ? — Je ne suis qu’un poète, un être sans raison. Je produis des sonnets, je trace des blasons ; La lueur de cet arbre enthousiasme mon âme. Splendeur des châteaux ------------- Château de gueules, lourd comme un massif squelette ! Vos murs sont, néanmoins, finement ouvragés. Vos voisins de sinople, au mépris du danger, Se tiennent contre vous, à portée d’arbalète. En inframonde existe une grotte secrète Où le château d’azur est peuplé d’étrangers Qui ont pris pour seigneur un baron dérangé : Pleines de fantaisie sont les lois qu’il décrète, Sur le cas où, dans l’ombre, un robinet se sauve ; Sur la jurispridence issue du cahier mauve ; Sur ce qui se défeuille et ce qui reste vert ; Sur l’inauguration des nouveaux chrysanthèmes ; Sur le radieux soleil et sur la lune blême ; Et, le plus important, comment boire en hiver. Sagesse protéiforme ----------- Être ce grand loup noir dont la langue est bien rose, Ou le beau cerf d’argent ne daignant s’irriter ; Pouvoir, selon son gré, l’un ou l’autre imiter, Un pareil don serait une amusante chose. Muni de ce talent pour les métamorphoses, Je passerais des jours joyeux, en vérité, Comme l’aigle qui va, dans l’immense clarté, Vers le sommet des monts où, paisible, il se pose. Du matin jusqu’au soir, absorbé par ce jeu, J’en émerveillerais mon esprit nuageux, Sous mes divers aspects gambadant par les plaines ; Ce seraient des profils plus ou moins ravissants. Voici (me semble-t-il) le plus divertissant : Un monstre bicéphale, et qu’on nomme amphisbène. Sagesse de la colombe ------- La colombe d’argent consulte l’azur nu : Elle y croit discerner la menace qui flotte ; Déjà sévit le froid, sous lequel on grelotte : Faudra-t-il donc voler vers des lieux inconnus ? Le lion d’or de l’Afrique est, ce matin, venu ; Il voyagea de nuit, aux cris de la hulotte, Que d’ailleurs il comprend, car il est polyglotte. Avec Dame Colombe il s’est entretenu. L’oiseau disait, songeur, en se lissant les plumes ; — Cet horizon paisible a des reflets d’écume, Or, j’y vois un présage, et le crois inquiétant. Le roi des animaux, de sa voix qui rassure, A calmé le tourment de la colombe pure : — Ce n’est rien ; c’est, dit-il, l’annonce du printemps. Quatre saisons, quatre fleurs -------------- Le nénuphar de sable aimait l’obscurité ; De gueules, son comparse était vraiment splendide ; D’hermine, leur cousin prenait des airs morbides. Le nénuphar d’argent embellissait l’été. Ils ne venaient pas tous aux endroits souhaités ; Au bord de leur étang, le sol parfois aride Faisait le désespoir de l’ondine timide Dont j’aimais la tendresse et l’immobilité. Aucunement, vois-tu, de préférence n’ai-je Pour un jour de soleil ou pour un jour de neige : De l’ondine, jamais ne varie la pâleur. La feuille de sinople accueille une grenouille À peine distinguée, tant la brume la brouille ; Du fier printemps, déjà, se montre la couleur. Nuit et jour ------ Hibou d’or, tu souris de ton oeil circulaire ; Tu pris du blé d’argent, la moisson finissant, Et tu rentres chez toi, ô modeste passant, Car la nuit va s’enfuir vers un autre hémisphère. Coq d’azur, annonçant un jour très ordinaire, Tu contemples le ciel où s’éteint le croissant ; Tu jouis de ton pouvoir, sur Phébus agissant, Ce qui te met au rang des dieux élémentaires. Et chacun de vous deux aime ce qu’il a fait : Blé d’argent, soleil d’or, ces matériaux parfaits Comblent d’un vrai bonheur notre peuple sans nombre. Pour le jour lumineux, de l’aurore au couchant, Pour le goût du bon pain, j’ai composé ce chant Qu’un corbeau du jardin reprend, de sa voix sombre. Sérénité printanière ------- Au jardin, quand survient la Dame de Beauté, J’interromps un instant mon labeur de poète ; Je cesse de traquer les rimes dans ma tête, Aux sourires charmeurs, je ne puis résister. Visiter le grand parc, et ses lieux écartés, N’est-ce pas un plaisir, n’est-ce pas une fête ? Le babil des oiseaux fréquemment nous arrête, Attendrissants qu’ils sont, dans leur félicité. Car elle est faite ainsi, mon humble destinée. Tel un grillon chantant près d’une cheminée, Je dis ces quelques mots quand le ciel devient noir ; La versification est ma douce folie, Rimes que le lecteur d’un jour à l’autre oublie, Quand, à son tour, il va dans les jardins s’asseoir. Une éclaircie ----------- Il survient dans l’hiver un soupçon de printemps ; Le soleil nous sourit sur les façades claires. Les vendeurs du marché mènent mieux leurs affaires, Les pigeons des trottoirs roucoulent plus longtemps. Les passants du dimanche et leurs jeunes enfants, C’est ce temps radouci que, toujours, ils préfèrent ; Un empan de ciel bleu n’est pas pour leur déplaire, Ni Phébus de Borée pour un jour triomphant. Aux étals rutilants les plus beaux fruits se dorent, Répandant autour d’eux leur parfum qu’on adore ; Les clients, semble-t-il, ne se font pas prier. C’est ainsi qu’au village on poursuit cette vie, Ni trop loin du réel, ni trop approfondie : Car il n’est pas trop froid, ce jour de février. Parmi les dunes --------- Un désert sablonneux autour de moi je vis, Qu’un soleil éclatant de ses trente rais dore ; Ne sachant quels ennuis j’allais subir encore, J’étais dubitatif, et pas vraiment ravi. En ces lieux écartés, nul ne m’avait suivi, Sauf un lion familier qui d’azur se colore ; De gueules son comparse (un émail que j’adore) Avait aussi rejoint ce coin mal desservi. Nous étions égarés, nous manquions de breuvage, Nous ne pouvions trouver le plus petit ombrage ; Mais un jeune garçon apparut sous nos yeux, Qui voulait un mouton (ou du moins, son image). Là, mon rêve a pris fin, dissipant le mirage ; Mais combien j’aimerais retrouver de tels cieux ! Griffons d’or et de gueules ------------ Le griffon d’or voulait séduire une déesse. — Je deviendrais esclave, et j’en serais heureux, Car cela comblerait mon vieux coeur généreux, Comme plaît aux vieux chiens d’être tenus en laisse. Je suivrais, chaque jour, ma Dame de Sagesse En chevalier servant, en valet amoureux, Et mon esprit serait d’un seul but désireux, Qui est, vous m’entendez, de plaire à ma maîtresse. Puisque bien obéir est la grande vertu Par qui sont, ici-bas, les démons combattus, Je ne prendrais jamais la chose à la légère. De gueules, son compère a crié : Non, merci ! Aimer une désse est un trop grand souci, Je suis bien plus tranquille aux pieds de ma bergère. Pieuses mains ---------- La main d’argent parlait le langage du coeur, Ne craignant nullement d’aller à l’abordage ; La main de sable aimait se plonger dans l’ouvrage, Le travail de Romain, le pénible labeur. La main d’or préférait se trouver à l’honneur, Montrer sa compétence et prouver son courage ; De gueules préférait la main prendre avantage Des trésors, pour autant qu’ils eussent de valeur. Mais la main de sinople était la grâce même : Elle passait son temps dans le jardin que j’aime, Faisant toujours fleurir du nouveau sous les cieux. Deux invisibles mains, que leur possesseur soigne, Au soir et au matin en prière se joignent, Même si leur chef dit qu’il n’y a pas de Dieu. Bourg natif ----- Un jour mon pas ira dans mon pays natal, À la tour sonnant clair, au grand palais hautain, Tant de bacs sur un lac aux marins non mutins, Puis un autan du soir, ni trop fort, ni brutal. D’originaux buildings d’aluminium fatal Sont aujourd’hui construits au pays si lointain, Arborant un fanal ou un miroir sans tain, Plus l’abondant fatras du puissant capital. Faut-il alors partir aux coins inamicaux, Dans un trou sans intrus, aux abords tropicaux ? Nul attrait n’a pour moi un ban, fût-il brillant ; Aucun goût pour partir sur un rafiot caduc : Un horizon distant, au lointain fourmillant, N’aura pas mon amour, ainsi qu’a dit Saint Luc. Déclin d’un lutteur ------------- Hercule a pour abri la taverne embuée ; Quant à ses ennemis, ils dorment au tombeau. Le héros, s’abreuvant sous un maigre flambeau, Se souvient de la terre à leur mort remuée. La serveuse au silence est bien habituée, Que rompent seulement les longs cris d’un corbeau Dévorant au jardin des viandes en lambeaux Sous le ciel que traverse une sombre nuée. Sa jeunesse qui fut un peu folle et ardente Aujourd’hui laisse place à la vie trop prudente D’un vieillard tout pensif, marmottant des mots pieux. Il dort le jour et fait un songe assez tragique Qui le montre allongé au bûcher fatidique ; Mais il n’est pas pressé de rejoindre ce lieu. Paix d’un animal ------ Un triton fait son nid dans un plasma dormant Qui s’accroît plus haut qu’un canal coulant ici ; Il vit ainsi, captif, loin d’un urbain roman, Sans affliction, sans cri, sans chagrin, sans souci. Son voisin fait un fil inactif, mais charmant ; Aux animaux s’offrant sous un jour adouci, Ni fulminant, ni noir, ni dur, ni alarmant, Nul jour par son action tari, ni raccourci. Loin, fort loin, franchissant un sol à l’abandon, Portant un joli son, la chanson du bourdon, Au matin, dans l’azur, au mitan du grand parc ; Un piaf au ton saphir au bord du flot chanta ; Du triton pur cobalt l’audition s’aimanta, Apprivoisant l’amour, ainsi qu’a dit Saint Marc. Douceur érémitique -------------- Des nuits de solitude et des jours solitaires, Sans la moindre pensée de souffrance ou d’amour ; La pluie sur les volets répète son bruit sourd, Dans l’âtre, le grillon continue à se taire. L’empereur se souvient des voix des secrétaires Qui, à ses mots d’esprit, se récriaient toujours ; Des coqs dans les jardins, qui annonçaient le jour, Et du valet de chambre à panse de notaire. En hiver le corbeau qui danse dans les airs, En été le lézard en beau costume vert : De ces deux compagnons se satisfait son âme. Le vieillard, dans son coeur, n’abrite aucun regret, Son esprit ne cultive aucun remords secret ; Comme une salamandre, il sourit dans les flammes. Sagesse d’un amphibien --------------- La salamandre vit dans la flamme tranquille Qui se forme au-dessus du ruisseau que voici. Elle passe son temps, recluse, loin des villes ; Son âme est sans tourment, son coeur est sans souci. Au bord de la rivière, une aragne d’or file ; Sa toile de l’insecte aura toujours merci, Tranquilles voleront les sveltes drosophiles Et tout autre diptère arrivant par ici, Loin de tout, traversant la plaine abandonnée, Apportant avec eux leur chanson bourdonnée ; Au matin, quand le ciel blanchit à l’Orient, Un passereau d’azur au bord des flots se perche, Et, dormant à demi, l’amphibien souriant Entend la mélodie qui s’élève et se cherche. Aragne et moine ---------- Un moine était gardien d’une innombrable troupe De bouquins qu’on devait aux plus sages humains. Il admirait surtout les plus anciens du groupe, Dont les mots noircissaient d’antiques parchemins. Mangeant plus d’une mouche au lieu de bonne soupe, Une aragne au plafond se tissait un chemin, Puis descendait parfois, ayant le vent en poupe, Pour visiter le cloître embaumé de jasmin. — Aragne, si tu veux, je peux, de ces grimoires, Tirer mille récits dont ils ont la mémoire : Nous passerions ainsi d’agréables instants. — Moine, merci beaucoup, mais épargne ton souffle : Je préfère écouter les mots de la pantoufle Qui, sans aucun savoir, est poète, pourtant. Séduction d’un instrument ---------- Un monstre, qui n’avait rien connu de la vie Que les champs de bataille au long des jours d’été, S’introduisit un jour au manoir enchanté ; Par un air musical, son âme fut ravie. Mais au bout d’un moment se tut la mélodie : Chacun des musiciens partit de son côté, Les uns devant dormir, les autres répéter, Et le monstre eut son âme, à nouveau, alourdie. Afin de retrouver cette récente ivresse, Il s’attaque au clavier, en toute maladresse, Mêlant l’aigu, le grave, et le clair, et le sourd. Pour l’entendre, par chance, il n’y avait personne. Il savoure ces sons qui si durement sonnent ; Gauches sont tous ses doigts, mais il s’ouvre à l’amour. Fortification barbare ------------------- Un homme monstrueux étant devenu roi, Il posa dans les champs la folle architecture D’un palais gigantesque aux brillantes toitures ; Colosse à l’horizon se dressant fier et droit. Pour colonnes, l’on mit des troncs de bon aloi ; Tous émaux, tous métaux servirent de peinture. Brillant de mille feux sous toutes les coutures, Le château arborait cent drapeaux sur ses toits. Cent cuisines chauffaient, dans leurs énormes fours, Les gâteaux que mangeaient dans les petites cours Les maîtresses du roi, au maintien désinvolte. Mais les gens du pays, par villages entiers, D’un grand soulèvement ourdirent le chantier, Abattant l’édifice en leur juste révolte. Sagesse du dragon ----------- Du ciel ou de la terre, il ne craint nul danger, Le dragon polychrome aux allures sereines ; Cependant, les sept mers abritent des sirènes Dont il redoute un peu les hymnes étrangers. Si le son de leurs voix brisait son vol léger, Il flotterait dans l’onde, ainsi qu’une baleine, Sans pouvoir regagner le nuage ou la plaine ; À ce sort effrayant, son coeur n’ose songer. La sirène, dit-on, de sa crainte se joue ; Elle compose un chant qui exalte et qui loue La sage retenue du dragon, pourtant preux. Son cousin le dauphin, cet interprète agile, Traduisit la chanson en langue de Virgile. Le dragon nous a dit : « Pour moi, c’est de l’hébreu ». Cadran lunaire ------------- D’azur est le cadran de l’horloge des muses, D’or y sont dessinés de beaux chiffres romains. Pas de meilleur gardien pour le temps des humains, De meilleur surveillant pour voir comme ils en usent. Quand à rimer ces vers un rhapsode s’amuse, L’exemple des anciens n’est pas suivi en vain ; De sable les écrits que prodigue sa main Font chanter le sureau et danser la méduse. C’est pour lui le moyen d’échapper à l’ennui, D’orner la Vérité au sortir de son puits Et d’offrir au public sa voix jamais lassée. Du cadran, cependant, il doit suivre la loi ; De la sorte, il vivra sa vie de bon aloi, Qui la route suivra par les muses tracée. Sagesse d’un gallinacé --------------- Un coq d’argent veillait pour défendre sa terre. Nul aigle ni vautour ne descendit des cieux, Mais des lions étaient là, ce qui ne vaut pas mieux ; Aussi, notre héros fut sur le pied de guerre. Le lion d’azur a dit : Reposez-vous, compère, Nul intrus n’osera se montrer sous mes yeux. Le coq a répondu : Je défendrai ce lieu, Même s’il venait Zeus armé de son tonnerre. De gueules dit le lion : N’avons-nous pas raison, Nous, rois des animaux, de taxer ta maison ? Nous n’avons pas signé d’édit qui t’en délivre. La conclusion du coq : Si je parle avec vous, C’est que, précédemment, j’ai bu de nombreux coups ; Je ne vois de tels lions que quand je suis bien ivre. Apanage de gueules ------------ J’ai vu la chèvre d’or à l’élégant maintien Droite sous le soleil ainsi qu’une luronne, Face au renard d’argent, que sa grâce n’étonne ; Tous deux semblaient avoir un paisible entretien. Ce monde est fait ainsi : parler de tout, de rien Et de je ne sais quoi, un chacun s’y adonne, Qu’il soit duc, vigneron, renard, chèvre ou baronne ; Le bavardage emplit le cadre quotidien. Tel n’est point mon état de taciturne aragne : Je vais loin de la foule et, paisible, je gagne Les hauteurs où domine un silence béni ; Ma toile est un hamac solide et confortable ; C’est, en ces temps mouvants, une structure stable, C’est le point d’où je peux contempler l’infini. Dans l’azur ---------- Le pluvian boréal chante au pays de glace : L’accompagne, le soir, la harpe du sorcier. La grenouille polaire arpente le glacier Ainsi que la banquise, où légère est sa trace. Dès que ce batracien montre sa verte face, Un arctique fantôme, enfourchant son coursier, L’accompagne au troquet où ils vont apprécier Un thé du Kamtchatka dans une grande tasse. En ces terres du Nord, les instants se ressemblent ; Dans les mêmes endroits, les mêmes gens s’assemblent, Disant assidûment du mal des dirigeants. Le mur de la taverne est vierge de verdure : Elle ne saurait vivre à ces températures ; Les ours dansent au loin, sous la lune d’argent. Vers un autre monde ---------- La vestale aux douces rondeurs Menait l’existence idéale De ceux qu’abrite la splendeur D’une forteresse ecclésiale ; C’était un havre de candeur, Un paradis pour la moniale ; On n’en sentait pas la fadeur, Ni la routine un peu triviale. Mais quand l’arbre redevint vert, Quand le printemps chassa l’hiver, Elle rêva d’étreindre un fauve ; Le cloître n’est plus un rempart, Nous la voyons sur le départ : Avec un troll, elle se sauve. Grimoires déformants ------------------ Chez le vieux magicien sont des livres pesants ; Y dorment de vieux mots, ainsi qu’au cimetière, Prêts à se taire ainsi, l’éternité entière, Comme se tait chez lui le sage paysan. Pourquoi pas ? Le silence est sans doute apaisant. Souvent je l’entendis, les jours où la matière Avec les physiciens se montrait cachottière ; Et mon esprit rêveur l’a trouvé bienfaisant. Le grimoire fermé reste sur l’étagère ; On dirait le boa qui l’éléphant digère, Ou le catoblépas qui rêve dans le noir. Chez le mage trop vieux, plus de sorcellerie ; Au coin de son foyer, le sombre grillon crie Sans invoquer les sorts, disant juste « Bonsoir. » De sable et d’or ------ En un pays de sable est la solaire essence Par quoi le loup d’argent s’est fait Maître et Seigneur ; Et tout autre que lui en tirerait honneur, Mais ce Sable est désert, et nulle est sa puissance. Meubles au pays d’or sont de folle apparence : Une écharpe d’hermine, un lézard maraudeur, Une foudre d’azur, un mouflon baroudeur, Tous de la fantaisie d’un blasonneur de France. Serait-ce l’anarchie qui triomphe en ces lieux ? Ou, de cet univers étalé sous tes yeux, Pouvons-nous établir une chronique brève ? Lecteur, la solution se trouve en ton pouvoir : De n’y mettre aucun sens, ou de tâcher d’y voir Le Paradis, l’Enfer ou l’endroit de tes rêves. Domaine de Ronsard ------- Dans le pré de Ronsard est l’herbe la plus tendre ; Sa plume qui a fait des muses la fierté En ce pré verdoyant cultive une beauté Digne des angelots qu’on voit du ciel descendre. Je rêve, en ce beau lieu, qu’il désire entreprendre De bâtir un palais afin d’y habiter ; Aussi, de s’y asseoir avec ses invités Pour, tout au long du jour, en poèmes s’étendre. En songe j’y viendrais le savoir butiner Que chaque jour produit ce rhapsode obstiné ; Le palais grandirait avec le temps qui passe. Pierre sur pierre tient, sans besoin de ciment ; Ainsi qu’une chanson se passe d’argument, Le sonnet se termine et se tait avec grâce. Sous les rafales ----------- Un ermite contemple une branche qui tombe, Bois mort qu’ont détaché les rafales d’hiver ; Le vent a dispersé les ornements des tombes Et fait trembler sur pied les cyprès toujours verts. Le vieillard se promène, arrosé par les trombes ; Il a si souvent vu s’agiter l’univers Qu’à des effrois communs, rarement, il succombe, C’est doux d’aller au vent, quand on est bien couvert. Le cimetière exhale une odeur de forêt ; Presque aucun visiteur aujourd’hui n’y paraît, Au milieu d’une allée danse une fleur séchée. — Tu n’es pas à l’auberge, avec ce mauvais temps ? — Je préfère être ici ; mais je boirai pourtant La bouteille qu’auprès d’un tombeau j’ai cachée. Couleurs emblématiques ---------- — Liesse est de sinople, et non mélancolie ; Sable dit bonnement la simplesse qui va Et qui à fourberie nullement ne se plie. De gueules, c’est prouesse, et Quichotte en rêva. Azur est loyauté qui jamais ne s’oublie, Richesses sont d’argent que Crésus cultiva ; Noblesse est d’or très pur, qui à l’honneur se lie, Hermine est pureté que Jeanne préserva. Qui sur un seul écu ces sept couleurs arbore, N’a-t-il la perfection, que lui faut-il encore ? N’est-il un grand héros rempli de qualités ? — À toutes ces couleurs pour ton mérite vendre, Ajoute carnation, cette nuance tendre, Qui de ton corps humain dit la fragilité. Sagesse des lyres ------------- C’est la lyre d’azur dans les mains de la fée Qui tresse des mots bleus lorsque le soir descend ; C’est la lyre d’argent aux airs retentissants Qui le matin te fait abandonner Morphée. De gueules crie la lyre aux mouvements puissants, L’art de la faire vivre est imité d’Orphée ; De sinople la lyre a la voix étouffée Du nain vert Obéron qui s’adresse aux passants. La lyre d’or évoque une époque splendide, Emplissant de héros la maison presque vide Où le barde paisible aligne quelques vers ; Le son des instruments est devenu moins fort, Le ciel nocturne au monde apporte un réconfort Et la lyre de sable apaise l’univers. Souvenirs de classe prépa ---------------------- Pantalon de sinople et chandail d’azur sombre, Un étudiant rêveur dialogue avec son ombre ; Il se tient tout le jour immobile et songeur, Un fier bouffon d’argent épinglé sur son coeur. Un maître lui apprend à maîtriser les nombres : Souvent, quand vient le soir, son esprit s’en encombre, Calculs sans solution, bataille sans vainqueur, Car cet art numérique a des traits ravageurs. Il insiste pourtant, puis au prof rend la feuille. Le maître, en la lisant, quelque peu se recueille, Et dit : — Ce que je vois est un peu décevant. Or, pour donner congé à ces équations vaines, Il part se promener sur les bords de la Seine, Comme fit autrefois Cosinus, le savant. Évêque et chanson ----------- Dupanloup déclara : Si caricatural Que puisse être un couplet, mon indulgence est grande. Quel mal si les enfants le chantonnent en bande ? Je garde, quand à moi, mon calme épiscopal. Leur chanson les amuse, et c’est le principal. Trouver de l’impudeur dans les refains qu’ils scandent ? Que ce serait mesquin ! jamais ils ne prétendent Égaler la beauté d’un psaume vespéral. Quand, sous risible forme, est un portrait gravé, Disons : C’est, pour tout homme, un succès achevé, Motif d’amusement, et non point de vengeance. Soldats pour des bons mots ne croisent point le fer, Ni Dieu ne fait tonner la foudre dans les airs : Et, par moi, vous le dit notre Église de France. Hommes de mémoire ------------ — Aux penseurs du passé, notre fidélité ; Et nous les déchiffrons en toute patience, Tâchant d’entrer un peu dedans leur conscience, Voulant, de leurs écrits, prouver l’utilité. Or, nous leur tolérons quelques obscurités ; La saveur poétique est notre récompense, Et la joie de connaître un ancêtre qui pense, Saveur et joie qui sont des plaisirs mérités. Ils nous ont éclairés sur la question de l’Être, Mais aussi, par leur style, il nous servent de maîtres, Ce qu’on peut constater, les relisant souvent. — Cependant, ne rien lire est parfois fort utile : Et mes inspirations parmi les plus fertiles Vinrent de voir danser des feuilles dans le vent. Jardin de livres ------- D’innombrables auteurs j’accepte l’influence ; Qu’ils aient de l’enthousiasme ou bien de la froideur, Je capte leurs clins d’oeil, j’admire leur vigueur, J’aime les beaux effets d’une plume qui pense. Que de fois je les ai suivis, dans le silence D’une soirée paisible, éloignée du labeur, Explorant avec eux les noires profondeurs Où, ravi de plonger, l’esprit joyeux s’élance ! En pensant aux chemins qui me furent ouverts (Et même, aux raccourcis par chance découverts), Je dis : Ces vieux auteurs sont une bonne école. Je les suivrai longtemps, sans trop m’en écarter, Heureux dans ce jardin qu’ils surent enchanter, Où j’ai ma place aussi, celle d’une herbe folle. Blason des sept jours --------------- Beau vendredi d’azur, que les choses vont mieux Quand sur le pays vient ta lumière sereine ! Samedi de sinople, achevant la semaine, C’est le jour qui convient pour flâner sous les cieux. Dans le dimanche d’or, nous offrons à nos yeux L’éclat d’un frais jardin, où les heures se traînent ; Vient le lundi de sable où les labeurs nous prennent, Aussi longtemps, du moins, que l’on n’est pas trop vieux. Brave mardi d’hermine, où nous cherchons fortune, Tu escortes la nef en route sous la lune Et tu cèdes la place au mercredi d’argent, Respectant chaque fois l’ordre chronologique ; Puis de gueules surgit le jeudi nostalgique, Vers le doux vendredi enfin se dirigeant. Quelques pantins ---------- Que disais-tu vraiment, toi que j’ai vu en songe, Père du vif tourment, petit pantin d’azur ? Mais le pantin de sable avait un ton plus dur, Comme celui qu’on prend pour lancer des mensonges. De gueules, pantin fou dont le discours s’allonge, Tu dis des mots brutaux qui font trembler nos murs, Puis ils sont prolongés par un récit obscur Où, pantin de sinople, un narrateur nous plonge. Mannequins, je ne sais quel démon vous conduit Ainsi jusque chez moi pour envahir ma nuit ; Sinistres sont vos voix emplissant les ténèbres. Mais, si je sors du lit, je crains de constater Que, dans l’univers diurne, on entend éclater D’autres sons de terreur, encore plus funèbres. Récit du temps jadis ----------------- Le monstre de sinople a le coeur plein de peine, Car, tout au long du jour, il s’abreuve de sang, Dont le goût, vers le soir, lui semble trop puissant, Lui qui voudrait laper l’eau des claires fontaines ; Mais il n’en peut rien faire, elles sont si lointaines ! En rêve, il se tranforme en cet ange d’argent Qui la distance peut franchir en voltigeant, Sans nul besoin de nef ou de noire poulaine. Or, bref est son sommeil, et s’il ouvre les yeux, Il voit le ciel peuplé d’étranges petits dieux En forme de goupils à la face rusée ; Le plus rouge d’entre eux dit à celui d’azur : — Compagnon, veillons bien sur ce monstre au coeur dur. Qui sait ce que seront ses prochaines visées ? Sagesse des miroirs -------------- Le miroir déformant altère et transfigure La face des vivants, réels ou inventés : Mais tu ne dois par lui te laisser démonter, Ce n’est qu’une amusette où se plaît la nature. Le miroir déformant peut bien, par aventure, Offrir à nos regards l’illusion de beauté ; Le plus souvent, pourtant, on en est mal traité, Car de nos traits il brosse une ignoble peinture. Donnons-lui hardiment les plus nombreux sujets Dont il fabriquera les plus plaisants objets ; Même d’un monument se rira son audace. On lui trouve pourtant un rival sous les cieux, Qui souvent vient nous voir quand nous nous faisons vieux : C’est notre ami Chronos ; oui, c’est le temps qui passe. Sagesse d’Arthur ------- Je n’ai pas oublié ton sourire, Rimbaud, Ni tes pieds vagabonds, ni ton étrange livre ; Même si je ne suis bâtisseur de tombeaux, J’offre cette épitaphe à ton coeur parfois ivre. Que sur toi, d’Athéna, s’étende le rameau ; Car en sagesse enfin ta mémoire doit vivre, Parmi les douces fleurs et les fiers animaux : Héliotrope, lys, rhinocéros et vouivre. Maître, tu l’es pour nous en sagesse rusée, Celle qui par le temps ne saurait être usée ; C’est pour cela qu’en nous chantent tes fameux vers. Errant sur la planète au gré de tes envies, Tu as vécu comme un qui avait plusieurs vies, Arthur, mangeur de feu, créateur d’univers ! Navigation incertaine ------- Cherchant de l’océan l’invisible rivage, Les marins sont tentés de s’en remettre au sort ; Éole les conduit toujours plus loin du port, Leur donnant, s’il le veut, la crainte du naufrage. Les braves matelots n’en prennent pas ombrage, Leur goût de l’aventure est plus fort que la mort ; Celui qui prend le quart et celui qui s’endort L’un et l’autre s’appuient sur le même courage. Sans doute, un jour prochain, sera calme cette onde ; Au Ponant surgiront les feux d’un nouveau monde Où leur sont réservés de fabuleux plaisirs ; En attendant ce jour, ils parcourent le globe, Poursuivant l’horizon qui toujours se dérobe, Comme le fait, partout, celui de nos désirs. Pouvoir du rêve ------------- Le bureau encombré se reflète en la glace, Inversant les contours et tous les mouvements, Faisant s’accroître aussi quelques éloignements. Alice en rêve part explorer cet espace. L’autre monde est tordu, quelque pas qu’elle y fasse ; Car tout y est pourvu d’étranges fondements, Toute stabilité y vient du changement Et vite il faut courir pour bien rester sur place. La logique d’ici ne s’y applique point, La sphère de Chronos s’y réduit en un point Et les identités n’y ont pas de constance. Ah, pouvoir, comme Alice, en ces lieux m’attarder Loin du monde normal, ne plus le regarder, Et dissoudre mon âme en cette inconnaissance ! Foin des résolutions -------------- C’est encore une année où nous suivrons nos pentes : Au jardin de paresse est le gazon plus vert, Et tout jeu plus joyeux s’il est un peu pervers ; Plus que digne moitié, l’âme se veut amante. Qui aime être sérieux, qu’il le dise et le chante ; Mais ce n’est pas cela qui nous chauffe en hiver, Cela ne pourra point enchanter l’univers ! Que notre fantaisie soit ici triomphante, Comme en hiver surgit l’inattendu soleil Au temps où tous le croient perdu dans le sommeil, Comme au coeur de la nuit rit l’insolente lune ; Que de roses lueurs brillent nos horizons, Que des sonnets nouveaux chantent la déraison Capable d’éloigner la sagesse importune ! Bonne année ------- Une nouvelle année qu’il nous va falloir vivre ; Nouveaux cadeaux du sort, qui parfois ont leur prix, Puis quelques occasions d’exercer nos esprits, Ou d’achever un litre, ou d’acheter un livre. Le firmament d’argent, ou de pourpre, ou de cuivre Nous enverra, le soir, ses signaux incompris ; Tout ce que nous aurons par courage entrepris Sera mené à bien, ou devra se poursuivre. Que nos navigations suivent la juste carte, Et que la nef jamais vainement ne s’écarte Malgré les faux appels des malicieux ondins. Tous ces bons lendemains, c’est ce qu’ici vous souhaite Comme il fait chaque année, un apprenti poète Qui voit le beau soleil sur son humble jardin. Crocodiles d’antan ------- Cinq crocodiles lourds parlèrent autrefois Au barde en son jardin, disant paroles sûres, Afin de commenter le monde, la nature Et la façon dont l’homme accomplit tous ses choix. En ce doux crépuscule où résonnaient leurs voix, Certes, ce fut leçon qu’à plaisir on endure, Car leur propos n’est point de farce ni d’injure, Cet animal ayant la dignité d’un roi. Du crocodile mauve est la prose agréable, Du crocodile noir l’ironie redoutable ; Le crocodile blanc ne peut être imité. Le crocodile jaune a les plus nobles vues, C’est lui dont la parole est le mieux par moi crue : Tout ce qu’il recommande est la fidélité. Quelques spectres ------- Fantômes parcourant le village en hiver, Quelques pieds au-dessus des chaumières qui fument, On entend résonner votre rire pervers Tel le cri persistant des noirs oiseaux de brume. Un carillon pourtant riposte d’un son clair ; Du presbytère blanc la fenêtre s’allume, Le serviteur de Dieu surveille Lucifer Et veille à modérer sa terrible amertume. Prêtre, qui peux juger les vivants et les morts, La rue te remercie pour ton vaillant effort : Il a plus de mérite à la fin de décembre. Prêtre, ton insomnie vient-elle de l’ennui ? Du désir d’admirer cette faune de nuit ? Ou veux-tu simplement trouver ton pot de chambre ? Barde pieux ------ De la lumière plein les yeux, Un vieux rhapsode chante et prie ; Son chant revêt d’orfèvrerie Les corps de trois modestes dieux. L’un porte une barbe de vieux, Belle dessus les broderies ; Le deuxième a mine fleurie Et le troisième encore mieux. Gardiens des bons anachorètes, Aucun démon ne les arrête ; Pas même l’empereur des loups. Protecteurs de la noble Jeanne Et du charpentier sur son âne, Maîtres des sages et des fous. Apparition ------- De l’océan surgit l’aquatique déesse, Vers la plage tournant son regard immortel ; Sur la dune, un dolmen semble servir d’autel À des rites païens dont se rit la jeunesse. La sirène est paisible, et n’est plus chasseresse ; Au Seigneur des Poissons, par un voeu solennel, Elle a dit renoncer à tout trident cruel, Au filet qui capture et au piège qui blesse. Elle vient écouter les ondines des bois. Le rhapsode, approuvant cet échange de voix, Laisse le double chant enchanter ses oreilles ; Même, il en grave un disque : il me semble qu’il veut En cadeau de Noël, offrir à son neveu Un enregistrement de ces pures merveilles. Pour voyager dans l’inframonde -------------------- La carte de ces lieux sur une grande estampe, La formule à tunnel, pour traverser les murs, L’éventail d’Osiris pour rendre l’air plus pur ; Petit fanal en poupe, en proue la grande lampe. Ne va pas près du mur où je ne sais quoi rampe ; Réponds par le silence aux grondements obscurs ; Invoque, s’il le faut, la licorne d’azur : Car plus d’un démon fuit les monstres de sa trempe. N’éprouve nulle peur si l’ombre devient rose, Car c’est juste un reflet de la beauté des choses Qu’offre le souterrain aux étranges couleurs. Profite du navire, élégante princesse, La fine nef d’argent va tenir ses promesses : C’est à toi de savoir où veut aller ton coeur. Ornithologie approximative ---------------- Oiseaux de sable sont corbeaux ; D’argent, ce sont pluvians d’Asie. D’hermine, aigle de Malaisie, De sinople, un piaf pas très beau. D’azur, mouette de poésie ; De gueules, comme un vif flambeau, L’hirondelle auprès d’un tombeau : D’or, saffre de Papouasie. Oiseaux sont pour faire semblant, Surgis tout droit d’un papier blanc Où sans contrôle une plume erre ; Oiseaux pour chasser le cafard, Pour oublier le temps blafard, Et pour nourrir l’imaginaire. Héritier songeur --------- Le fils de l’empereur lit un livre de poche ; Il est commodément installé sur le seuil De la noire pagode ; il bouquine sous l’oeil D’un bonze qui s’apprête à sonner une cloche. Héritier de la Terre, il n’en a pas d’orgueil ; Pas plus qu’un travailleur agitant une pioche, Pas plus qu’un laboureur, de son bétail bien proche, Pas plus qu’un journalier dont chaque ongle est en deuil. Monde sans intérêt, ça pourrait être pire. Il reste aux plus heureux la ressource de lire Les madrigaux écrits par un aimable aïeul ; Le livre est assez bref, il le relit encore, Petit recueil de vers qu’une estampe décore Et qu’on aime à tenir en mains, quand on est seul. Déclin de Dupanloup -------------- Du père Dupanloup le désir amaigri Siège, peu convaincant, sur le trône de Pierre. La sombre somnolence alourdit ses paupières ; Et voilà quelque temps qu’il n’a pas vraiment ri. Son coeur, par Cupidon trop richement nourri, Se montre irrégulier pour des journées entières ; De puissant séducteur s’achève sa carrière, Une nonne le plaint d’un regard attendri. Soudain, dans le palais aux galeries profondes, Paraît une vestale issue du bout du monde ; Et l’oeil du patriarche enfin s’éclaire et luit ! Il reprend sa vigueur en sa saison dernière ; Il contemple, ravi, l’affriolant derrière, Heureux de rencontrer la fin de ses ennuis. Méditation d’automne --------------- Seul dans mon jardin sauvage (Que ferais-je d’un témoin !) J’en désherbe un petit coin Et me crois sur un rivage. Du soleil, grâce à l’ombrage, Je me préserve avec soin ; J’aurai le spectacle, au loin, De son quotidien naufrage. Je ne sais où je serai Demain, si je m’y plairai ; J’accepte ma destinée, Je peux aller en tous lieux, Surtout si devant mes yeux Brûle un feu de cheminée. Au portraitiste de la reine --------------------- Peintre, fais une image en forme d’élégie : Soigne donc le tracé du sourire carmin, Sois recueilli comme est un évêque romain, Ajoute, si tu veux, ta touche de magie. Peintre, n’hésite pas, brosse avec énergie La toile qui vaut mieux que plus d’un parchemin ; Et que soit cependant pacifique ta main, Comme un roi reste calme au milieu d’une orgie. Quand d’innombrables ans auront fui et passé, Les foules croiront voir ton pinceau caresser Ce portrait dans lequel on ne voit rien d’austère ; Ce visage qui fut de larmes arrosé Après de longues nuits, dans les matins rosés, Peintre, tu as capté son émouvant mystère. Quelques taureaux ------------ Le taureau blanc disait en ouvrant la fenêtre : — Pas besoin d’anorak, puisqu’il va faire beau. Son frère ne dit rien, lui, plus noir qu’un corbeau. Le taureau vert disait : — La pluie viendra, peut-être, Car on entend frémir le feuillage du hêtre. Le taureau rouge a dit : — Buvons un verre d’eau, Que la chaleur du jour ne nous soit un fardeau. Le taureau bleu disait : — Quand revient notre Maître ? C’est le jaune taureau qui lui a répondu : — Pendant de nombreux jours, nous l’avons attendu ; Vainement, selon moi, nous l’attendons encore. Le taureau mauve a dit : — Mince, un bestiau qui parle ! Les autres l’ont repris : — Calme-toi, mon vieux Charles ! On n’est pas des taureaux, on est des minotaures. Les sept vagabondes -------------- Une vierge d’argent éclaire le soir pâle ; Une ondine d’azur le rend un peu plus froid. De gueules va dansant la dame en ces grands bois, Toutes trois se disant des phrases amicales. Une vierge de sable effeuille les pétales D’une rose cueillie aux abords d’une croix ; Une fée de sinople appelle de sa voix Les démons familiers de sa contrée natale. Une dame d’hermine a vu, vêtu de fer, Parsifal que jadis faillit chanter Stéphane Mallarmé, vieillissant, en des couplets amers. Toutes sont déjà loin, fuyant le rude hiver ; Sur la lourde trirème, elles ont pris la mer, Au rivage laissant leurs pantoufles diaphanes Les sept cailloux ---------- De ce caillou d’argent, ferai-je une statue ? Ou du caillou d’azur, plus facile à sculpter ? De gueules, qui paraît une lèvre imiter ? De sable, auquel la vue aisément s’habitue ? La pierre de sinople est de grâce vêtue ; Et l’or, peut-être, est seul à rendre la beauté Dont se pare la muse ou la divinité ; Mon esprit à choisir vainement s’évertue. Seras-tu polychrome, image de la Femme, Comme un feu d’artifice aux incroyables flammes ? Je réfléchis encore, et j’invoque les dieux. Ainsi, j’approfondis, j’hésite, je rumine : C’est alors que surgit un grand monstre d’hermine Qui dit : — Foin d’une fille ! Un fauve, c’est bien mieux. Désert blanc ---------- La roche a disparu sous la glace, en hiver ; Dans ce coin de forêt, la vie est assoupie. Rien de plus blanc, ce jour, que le pré jadis vert, Rien de plus désolant que le cri de la pie. Les habitants du lieu la traitent de harpie ; En entendant ce nom, son coeur n’est pas amer, Tu pourrais aussi bien la dénommer chipie Sans pour cela blesser son âme ni sa chair. Le sentier forestier voit passer Piaf-Tonnerre Que son plumage épais garde du froid polaire ; Il a le coeur paisible, il marche sans effort. D’empereur et licorne il chante la complainte Qu’au loin semble reprendre un carillon qui tinte Au clocher dont le bulbe est paré de vieil or. Un doux rêveur ------- Le fils du charpentier, sans fureur et sans rage, Nous a, frères humains, de nos maux déliés, Et consolés aussi, pauvres humiliés, Ce dont, jusqu’à ce jour, nous lui rendons hommage ; Pour son action sur Terre, il obtint l’avantage D’être, comme un bandit, les pieds et poings liés, Conduit vers le trépas, devant ses familiers, Des terrestres démons le volontaire otage. Un sphinx avait jadis, dans sa rude ferveur, Posé cette question à notre doux rêveur : — Pour défendre le bien, faut-il que quelqu’un meure ? L’ascète avait souri jusqu’au fond de ses yeux, Disant : –S’il advenait, ce Royaume de Dieu, Crois-tu qu’il semblerait une humaine demeure ? Dans ma bibliothèque ---------------- Le livre le plus lourd disait : –J’ai la splendeur De ce vieux Créateur dont nul ne voit la face ; Toute mythologie auprès de moi s’efface, Zeus brandissant la foudre, Aphrodite en rondeurs. Le livre le plus vert : — Moi, je détiens l’odeur Du jardin suspendu aux magiques terrasses ; Précarité du sage en ce sublime espace, Lui, l’auguste semeur et bientôt moissonneur. Le Larousse disait : — Moi, j’ai des pages roses Où la sagesse grecque et latine est déclose ; Sur le plan lexical, je tranche, sans pitié. Le recueil de sonnets, dans sa folle jeunesse, Ne pouvait s’exprimer avec tant de finesse ; Il ne connaissait rien, que trois mots d’amitié. Terre de brume ------------ L’hiver dans nos quartiers va remplacer l’automne, Refroidissant la rue et ses vieux bâtiments. Les badauds sur la place errent languissamment ; On n’entend pas les cris de la foule gloutonne. Venant de nulle part, un carillon résonne. Les passants sont saisis par un étouffement, Même ceux du marché freinent leurs mouvements ; Un dédale sans murs m’absorbe et m’emprisonne. Le vieil hôtel de ville est aujourd’hui pâlot ; Au brouillard qui me semble un immobile flot, Un dernier feu de bois ajoute sa fumée. Heureux que soit absent d’ici le vent du nord, Je vais droit devant moi, profitant d’un temps mort Pour marcher au hasard dans la ville embrumée. Sanctuaire du silence ------- Dans un temple gardé par quatre lézards verts, Rarement l’on entend la parole ou le rire. Trois vieux trolls, vers le soir, s’y installent pour lire, Pour se désaltérer, pour composer des vers. Ils mettent en sonnets des récits fort divers, Ne sachant ralentir le flot de leur délire ; Et l’on entend ronfler leur maladroite lyre Ainsi qu’un vieux moulin qui tourne de travers. La feuille sous leurs doigts se trouve barbouillée De termes exprimant leur âme ensoleillée, Disent-ils, et chacun les traite de bouffons. Qu’importe ! Ils sont heureux. Leurs rimes ingénues Aux ondines font voir des beautés saugrenues ; Lecteur, n’y cherche rien de sage ou de profond. Licorne de banlieue --------------- La licorne a suivi les berges de la Seine ; C’est un jour comme un autre, et c’est presque le soir. L’horizon par endroits se festonne de noir, Comme s’il abritait une forêt lointaine. Nulle senteur de thym ou bien de marjolaine ; Mais le flot de sinople a des reflets d’espoir Et, du jour déclinant fantaisiste miroir, Au fil du lent parcours trace des formes vaines. — Licorne, réponds-moi, dans ta sincérité ! Vas-tu le long des eaux quérir des vérités Que l’on peut seulement trouver dans la nature ? — Non, c’est par les poissons, des plus fins et menus, Que se trouve aujourd’hui mon esprit retenu : À l’auberge du port, ils les font en friture. Chimère de sinople -------------- Garde-toi d’éveiller la chimère qui dort ! N’approche même pas en rêve de sa couche ; Tu devrais le savoir, c’est un bestiau très louche, Si tu ne me crois pas, demande au goupil d’or. D’un lion de la savane elle arbore le corps ; Mais son chef est celui d’une vierge farouche. Malheur à l’animal imprudent qui la touche ! C’est très déconseillé, sauf pour chercher la mort. Toutefois, ce n’est point une bête de proie : Grignoter quelques fruits est pour elle une joie, Dans lesquels, au matin, jubilante, elle mord ; En habit de sinople, elle parcourt la Terre, Disant : Je suis la noble et puissante Chimère, Je me passe de muse autant que de mentor. Les sept nations ---------------- En Terre d’Argent sont personnes fort civiles Qui toujours du bon sens adoptent le parti ; En Terre d’Azur sont des esprits amortis Qui devant le labeur chaque jour se défilent. De Gueules la Terre a des messieurs bien fragiles Et, qui plus est, ce sont de parfaits abrutis. En Terre d’Or ils sont du vice repentis : Cette démarche, en soi, me semble fort utile. En Terre de Sinople on charrie des fardeaux Même pendant la nuit, quand brûlent les flambeaux ; Gens de Terre d’Hermine, on ne peut faire pire, Traitent tous les débats à coups de calembours. S’il est un endroit qui convient à mes vieux jours, C’est la Terre de Sable, un agréable empire. Les sept renards -------- Non loin du Pôle Nord vit le renard d’argent ; De gueules, son cousin lui fait guerre jurée, Par le goupil d’azur rarement arbitrée. Le goupil d’or ne va jamais où sont les gens. Le renard de sinople erre invisiblement Au pays savoureux des lurettes fourrées ; Le blanc goupil d’hermine à la griffe acérée Contre tout ennemi se bat, terriblement, Que ce soit l’ours du bois, le démon des fougères Le troll de bière empli, la licorne légère Ou la chimère prompte à sortir de ses gonds ; Celui que je préfère est le renard de sable. Il fait en promenade un compagnon passable, Et du blasonnement capte bien le jargon. La poésie du passé ---------------- Poésie d’autrefois, pourquoi es-tu si belle ? Tu ornes à nos yeux la naissance du jour, Tu ferais presque croire aux vertus de l’amour, Tu bénis plusieurs noms de louange éternelle. La rime d’aujourd’hui a des atouts pour elle, Et peut agrémenter le terrestre séjour ; Il sied que nous prenions la plume à notre tour Pour donner aux lecteurs des productions nouvelles. Mais Pierre de Ronsard ! Quel flambeau, quel soleil Brillant sur les forêts aux feuilles de vermeil, Rayonnant de candeur, même lorsqu’il est sombre. Nous sommes des mortels venant après des dieux, Heureux quand nous avons du soleil dans les yeux ; Un tel astre, pourtant, ce n’est guère qu’une ombre. Saint Nicolas sur la route ----------------- Saint Nicolas, quand vient son jour béni, calcule Combien d’enfants il doit rencontrer en chemin ; Clepsydre, sablier, calendrier romain, Et le gros agenda, puis, la vieille pendule. Tout chargé de cadeaux, le gentil saint circule, Saluant son public avec ses belles mains ; Car, pour se reposer, ils attendront demain, L’évêque et l’âne gris qui jamais ne recule. Heureux si sur sa route il croise Dupanloup, C’est l’occasion de rire et de boire un bon coup, Un généreux godet de liqueur de prunelle. On entend résonner, dans le fond du tripot, Leur discours babillant de mots épiscopaux, Félix et Nicolas, à leur mythe fidèles. Commerçants nostalgiques -------------------- Nous sommes les marchands aux superbes vitrines ; Si nous en sommes fiers, nous regrettons pourtant Le temps ou notre enseigne était d’or éclatant, De gueules, de sinople ou de sable ou d’hermine. De l’or pour le bistro que la bière illumine ; Azur aux couturiers, lesquels nous vont vêtant Et préservant nos corps contre le mauvais temps ; Sable pour l’écrivain dont la plume chemine. Pour meubles, nous avions les outils des métiers, Soufflet du forgeron et grands seaux du laitier ; Long couteau du boucher ; pour le coiffeur, un peigne. Le bon client lisait ces marques de couleur Comme une abeille lit le langage des fleurs, Commerçants, nous étions logés à bonne enseigne. Amour nelliganien --------------- Émile voit en rêve une dame charmante, Avec grande douceur il en est regardé ; Sur son dernier sonnet la vierge complimente Le délicieux auteur, par les muses guidé. Lui faisant oublier le mal qui le tourmente, L’angélique harmonie calme un coeur saccadé ; On lit dans le regard de la sainte clémente Le pardon pour l’enfant, de l’école évadé. Émile cependant de ses yeux ne la quitte, Tel un flâneur ayant trouvé une pépite D’or au fond d’un torrent dévalant à grands traits ; Tel un insecte pris dans l’amour d’une flamme, Il voudrait que jamais ne parte cette dame Qui pour lui seul, le soir, au dortoir apparaît. Sagesse de Ronsard ----- Plus que les fleurs, quelques mots de ta main Font ton amante assurément ravie : Car les fleurs n’ont qu’un bref moment de vie Et tes écrits, les vastes lendemains. Ronsard, devant ce triomphe certain, Tu sais garder ta douce modestie ; Jamais ta foi n’avance travestie, Ni ne s’abrite en de grands mots latins, Mais en chansons qui font rêver les dames, En madrigaux qui attisent leur flamme, Sans nul besoin de les faire trop longs. À celle qui te semble la plus belle, Tu lui écris quelques strophes nouvelles Que tu lui lis dans un ombreux vallon. Lointains collègues ------- Les rimeurs d’autrefois sont des gens que j’adore. Je recherche leurs vers en tout temps, en tout lieu, Eux qui, plus d’une fois, m’en mettent plein les yeux, Ainsi que fait au ciel la Boréale Aurore. Et peut-il de ma plume un tel langage éclore, Moi que sous ce rapport n’ont point béni les dieux ? Il ne m’importe guère, et je fais de mon mieux Pour que l’alexandrin aujourd’hui vive encore. Ce verdoyant jardin, s’il est assez petit, A quelques végétaux pas trop mal assortis ; Les saisons de l’année à travers lui sont belles. Et je dis à l’hiver, le voyant revenir, Que ma muse jamais ne l’en va retenir, Car même lui, si froid, eut des bontés pour elle. Sagesse de Diogène ---------- Tu vivais, fier et fort, sans jamais obéir ; Les dieux et les démons, tu ne daignais les craindre. Des belles qu’un chacun toujours rêvait d’étreindre, Tu éteignais en toi le fugitif désir. Diogène, homme serein, maître de ton loisir, Quand s’allume un besoin, tu sais comment l’éteindre, Tu ne convoites point ce qu’on ne peut atteindre, Tu fais un geste simple en vue de ton plaisir. Un empereur survient, qui admire ta vie, Beaucoup moins que la sienne aux hommes asservie ; Il dit un mot aimable, avant de repartir Faire une autre conquête ou une autre victime. Tu restes bien au frais, de toi-même l’intime, Plus fort qu’un souverain, plus digne qu’un martyr. Demoiselle imprudente ------- Un bal était donné dessus le pont du Nord ; — Mère, irai-je danser, demande alors Adèle ; — Mais non, vous n’irez point, gentille demoiselle ! Et la voici pleurant les larmes de son corps. Mais son frère survient dans une nef en or ; — Dis, pourquoi pleures-tu ? — Hélas, lui répond-elle, Je suis privée de bal par Maman, la cruelle. — Mets donc ta robe blanche et grimpe vite à bord. Sur la robe ont relui les ors de la ceinture, Et les vollà partis, frondeuses créatures, La belle fille au bras du vaillant fils aîné. À danser dans la nuit, quelques instants s’écoulent, Quelques instants, pas plus, et puis le pont s’écroule : Sachez-le, c’est le sort des enfants obstinés. Océan magique -------- Cet océan de magie est si plein Qu’il en surgit les formes les plus belles ; Le vieux conteur ne peut se lasser d’elles, Vieil océan au pouvoir plus qu’humain ! Un cheval naît de ton monde salin Qui aussitôt à fendre l’air excelle ; Dans son regard, je vois une étincelle Que l’univers n’y plaça pas en vain. Cheval dansant sur le rocher poli, Par toi seront des monstres abolis, Je le devine, et donc je le veux croire ; Et moi, je fais ce bien modeste écrit Car je ne sais lancer les vaillants cris De Du Bellay, quand il a dit ta gloire. Exploratrice ------- La licorne découvre un étrange domaine : Les oiseaux vont lisant les journaux du matin, Les chiens font le ménage en gilet de satin, Le long du boulevard, la mairie se promène ; Pour gravir un sommet, l’église se démène Et la piscine court vers l’horizon lointain. Quatre rhinocéros palabrent en latin, S’abritant du soleil sous une arche romaine. Novembre est plus brûlant que le plus bel été ; Sur chaque banc public, une divinité En costume de bain prend des airs de princesse. — Licorne, que dis-tu du loufoque décor ? — Je dis que c’est peut-être un nouvel âge d’or, Ou que je suis entrée en Terre de Sagesse. Ordre chevaleresque ------------- Ceux de la Table Ronde aimaient goûter le vin ; Ce geste fut pour eux un immuable rite, Une aimable coutume, une loi non écrite, Et la vigne autour d’eux ne poussait pas en vain. Il n’est plus parmi nous, ce cénacle divin ; Nous ne reverrons plus leur muse favorite Que jamais n’abusa nulle sorte de mythe, Mais bien le doux nectar des coteaux angevins. Je sais qu’avec le temps, même une armure s’use ; Son éclat se ternit dans les aubes diffuses, Comme un oeil qui décline et se fait indulgent. Un écu cependant, combatif, indocile, Toujours semble appeler le combat difficile : Un bouclier de sable aux trois lapins d’argent. Temps de lecture ------------ J’apprécie les auteurs dont les oeuvres sont mûres ; Au hasard de la Toile, on en trouve à foison, J’aime les savourer en la grise saison Où la mourante feuille en son arbre murmure. Le novembral corbeau danse dans la ramure, Avec Commère Pie échangeant des raisons ; Le bélier pour l’hiver renforce sa toison, La route sous nos pieds se fait un peu plus dure ; Les livres, cependant, nous offrent leur parfum Et le sage discours des grands auteurs défunts, L’encre sur les feuillets n’étant point trop pâlie. Les textes d’aujourd’hui ont aussi leur beauté, Je ne suis pas de ceux qui vont la rejeter ; Mais, dans ceux d’autrefois, cette mélancolie… Plantation ----- Rosiers que j’ai plantés sous la lune livide, Je vous vois resplendir ainsi que des flambeaux ; Vous ornez de couleurs ce jardin presque vide, Salués au matin par le cri du corbeau Qui rate rarement ce rendez-vous avide. Un rocher près de vous, calme comme un tombeau, Prend au soleil levant des airs de pyramide ; Au fond du ciel se traîne un nuage en lambeaux. Le chien creuse le sol pour trouver un trésor (On ne sait s’il y croit, ou s’il en doute fort). Nous sommes dans les jours où tout prend bien racine. Au loin j’entends glapir mon compère goupil Qui viendrait voir mes coqs, n’était le grand péril : Volaille est vigoureuse, à Sainte-Catherine. Charme d’une vendeuse ------ Dans un coin du marché s’active une inconnue ; Elle vend des torchons, des draps et des rideaux. Rarement se rencontre aussi charmante vue, Rarement un étal eut des trésors si beaux. Elle ne m’a point dit d’où elle était venue, Mais elle fut d’accord pour aller prendre un pot. Les buveurs en terrasse ont souri à sa vue, Un vent de bonne humeur envahit le tripot. Les pigeons sur le sol commençant à s’ébattre Donnaient à la terrasse un petit air folâtre ; Le village baignait dans la tranquillité. Occasion d’oublier tout ce qui est funeste, Le monde, ses tracas, sa misère et le reste : Occasion de baigner dans la sérénité. Barde et moniale ------ Une nonne a séduit Papillon de Lasphrise ; Or le voilà rimant au nom de ses beaux yeux. — « Rhapsode, oses-tu être ici jaloux de Dieu ? Il est vrai que la dame a des formes exquises; Eusses-tu entendu, pourtant, comme Moïse, Un buisson te parlant au nom des lois des cieux, Tu n’aurais point formé d’aussi profanes voeux ! Prends donc garde à l’échec d’une telle entreprise. » — « Mais le ciel sans ses yeux ne me serait plus rien ; Le beau se ternirait, nul goût n’aurait le bien, Indifférent serait de trouver honte ou gloire. C’est donc là tout le sens de ma supplication ; Et si la belle entend ma douce invocation, Je prie le charpentier qu’elle veuille m’en croire. » Procès de la licorne -------------- – « Grande licorne, à la face des cieux, Vous séduisez mon maître », dit la reine. — « Non, Majesté, car d’une amour humaine Ne s’éprend point la licorne ou le dieu. » — « Grande licorne, enfin répondez mieux : Qui tout un jour avec lui se promène ? (Et au palais, bien ivre, le ramène) ? C’est bien ainsi, je l’ai vu de mes yeux. Construisez-nous un bûcher grand et beau, Pour l’allumer préparez vos flambeaux ; Malheur en ait cette bête cornue ! » — « Bonjour chez vous ! » ; La belle fait un saut, Puis le vent souffle et l’emporte si haut Qu’on ne sait point ce qu’elle est devenue. Pays de Cléopâtre ----- La pyramide est refermée Sur ses explorateurs discrets. N’en ressens-tu pas le regret, Reine sobrement parfumée ? La ruse imparable tramée Par l’adversaire, on s’y soustrait : Un chien, malin comme un furet, Nous délivre, en es-tu charmée ? La reine lit, d’un air songeur, L’admirable album en couleurs, En dégustant les moindres bribes. Enfin, n’en croyant pas ses yeux, Elle a prié pour que les dieux À pareil art forment ses scribes. Sagesse du boeuf ------- Le boeuf dort au plafond quand sonnent les matines, Son museau est de sable, un digne et sombre émail. Le barde, abandonnant son modeste travail, S’en vient lui réciter des sentences latines. Ici, le réfectoire, ou très humble cantine, Rassemble les chercheurs en un tiède bercail ; Chaque fenêtre arbore un éclat de vitrail Et le cuistot y grille une côte argentine. La magie de la salle a de quoi nous charmer ; À deux ou trois copains, l’on peut s’y enfermer Pour goûter du vin sombre et quelques propos vagues. Comme il descend, ce vin ! Mieux que du petit lait ; L’existence, bientôt, n’aura plus rien de laid, Nous la prendrons, c’est sûr, comme une bonne blague. Très vieux livres ----- rès antiques bouquins, par grand hasard trouvés, Du fait que ce jour-là pour la chose était faste, Vous rejoindrez bientôt l’enchevêtrement vaste Des volumes formant un grand tas de pavés. Vous ouvrirez les cieux à mon coeur entravé, Lui montrant des amours impudiques ou chastes, Des fondeurs de vitraux et des iconoclastes, Des nefs ayant en mer longuement dérivé. Vous narrerez aussi les drames des faubourgs, Les rhapsodes chantant au coin d’un carrefour Et l’infortune, aussi, de la grande licorne ; Quoi de plus familier que ce plaisir des yeux ? C’est un festin, pourtant, qui comblerait les dieux : C’est le sort des humains, l’aventure sans bornes. Moine et grenouille ------- De grenouille et de moine, entretiens éphémères, À l’heure où les vallons sont encore endormis ; L’ermite à ce qui vit offre un regard d’ami, Il ne laisse nul être en solitude amère. Il se montre pensif, rêvant plus qu’à demi ; Il songe aux excursions qu’il fit avec sa mère, Très innocent bambin, en quête de chimères, Son coeur n’ayant, d’angoisse, aucune fois gémi. La matinée brillante, étoffe non froissée, Se prête à du sourire, à de belles pensées ; Or, le vieux moine songe à celles qu’il aimait. Grenouille avec douceur et calme le regarde ; Moine et brave animal, que vos anges vous gardent ! L’automne, en cet instant, est doux comme jamais. Simple divagation ----- Quand nous reviendras-tu, temps des métamorphoses ? Temps des aimables trolls se promenant la nuit, Des grandes beuveries dans les châteaux détruits, Des prodiges sans nom, des miracles sans cause ? Ce monde est bien austère, il est presque morose, (Concernant, pour le moins, la partie où je suis). On n’y voit plus l’ondine émergeant de son puits, Ni la sirène au loin qui sur le roc se pose. Mais ce temps lumineux, s’il revenait un jour ? Temps des mages errants, aux surprenants parcours Guidés par la comète au firmament, qui brille ; Temps où les lendemains sont tissés d’inconnu, Comme, risquant des mots sur son parchemin nu, Un barde entend sa muse, imprévisible fille. Poser ces quelques mots ------------ Tracer trois mots n’est pas le signe d’une transe ; Juste un acte rêveur, du sommeil hérité, Ni dans la profusion, ni dans l’austérité, Une danse montrant plus ou moins d’assurance. Un sonnet après l’autre en ce lieu prend naissance, Sans prétendre jamais à l’immortalité ; Tout le bonheur du barde, en ces nativités, Est de mieux ressentir de ce monde l’essence. Par Horace et Virgile un esprit rendu fort Tente de s’aligner avec leur encre d’or, Cela, sans vaine gloire et sans absurde envie. Le but du jeu n’est pas de se croire important, Mais d’égayer un peu les jours de notre temps ; De les enluminer, d’y mettre un peu de vie. Vision crépusculaire ----- Fantômes du passé dans le ciel obscurci, Chacun semble former d’un nuage l’empreinte ; Chacun se tord ainsi qu’un amant dans l’étreinte, Mais rien ne les étreint que le vent, c’est ainsi. Ils sont de souvenirs et de regrets aussi, Quel rhapsode en ces lieux chantera leur complainte ? Ils sont d’air et de vent, n’en ayez nulle crainte, Ils sont partis bientôt, n’en ayez nul souci. Le couchant les rougit dans ses vapeurs de flamme ; Ont-ils un mot à dire, un soupir de leur âme ? Aucun n’ose troubler le silence des cieux. On les distingue moins, maintenant, ce me semble ; La forme de chacun soudain se désassemble, Le grand ciel étoilé se présente à mes yeux. Plaisirs de l’andouillette ------------------- Piaf-Tonnerre engloutit l’andouillette fumante Dont il sait savourer la délicate chair. Il se verse un godet de bon Entre-Deux-Mers Et voilà qu’à présent, plus rien ne le tourmente. Son sourire se forme ; il goûte le vin blanc Auquel son gosier trouve une saveur fleurie Et un éclat valant celui des pierreries. Au dessert, il prendra un grand morceau de flan. Ensuite il relira ce que de plus agiles Poètes ont écrit ; non pas des plus faciles, Ni de ceux qui auraient des accents puérils, Ni de ceux qui tiendraient des propos par trop vagues. Avec Paul Valéry, jamais de tels périls, Ses phrases vont dansant, majestueuses vagues. Taverne lumineuse --------------- Les rayons traversant la bière et le vin blanc Renforcent des boissons la pénétrante haleine ; Au-dessus du comptoir, mille bouteilles pleines Font pour les doux buveurs épanouir leurs flancs. Ils sont là quelques-uns, ou rapides, ou lents ; Ils se disent entre eux des choses incertaines, Ne mourant point de soif auprès d’une fontaine, Et produisant parfois des mots étincelants. La terrasse aux pavés qui s’ornent d’un peu d’herbe Est embellie aussi par cet éclat superbe Qu’arbore le soleil quand il est aux abois. C’est l’endroit pour mener une vie détendue, Loin du pesant troupeau, de la foule éperdue : J’écoute les buveurs, je griffonne, et je bois. Équipement du chevalier inexistant ------------------ Qui forgera pour moi l’armure d’argent lisse ? Qui le solide écu, mur contre le danger, Chargé pour le combat de meubles inchangés ? Qui le sabre tranchant, pour combattre le vice? Qui de gueules fera mon écharpe, complice De maint long tour de garde où l’on ne peut bouger ? Qui mes chaussons d’azur, où je pourrai loger Ces pieds qui tant de fois me rendirent service ? Mais je n’existe pas ; nul n’écoute ma voix, Je poursuis mon chemin, héros sans toit ni loi, À pareille évidence il faut que je me rende. La plaine de sinople et de sable les cieux, D’or les astres errants qui ravissent mes yeux : Je suis inexistant, je suis une légende. Fable sans vraie morale ---------- Corbeau qui perdit son fromage D’en trouver d’autre avait souci ; Il allait, honteux et transi, De la désolation l’image. Manger des raisins le soulage, Voir souffrir le renard, aussi ; Un calendo, même durci, Le satisferait davantage. C’est du corbac l’infirmité : Plus rien ne peut-il méditer Que son infortune passée. Oiseau noir, médite à loisir ! Ça peut corrompre ton plaisir, Mais ça renforce ta pensée. Dans la friche en novembre ----------------- Errant au petit jour avec la demi-lune, Je trouve en cette friche un calme nonpareil ; Timide en son lever se montre le soleil, Mars déjà se repose ainsi que fait Neptune. Presque rien ne fleurit sur cette terre brune. Bientôt viendra l’hiver et son pesant sommeil ; Mais cette dormition promet des fruits vermeils, Si du moins ce jardin subit la loi commune. Mais qu’il la suive ou non, mon plaisir est constant. Reflets de ce terrain, images d’un instant, Vous emplissez mon coeur, plus que je ne sais dire. Qu’importe si le temps nous va tous consumant ! Glaner, de-ci, de-là, de purs contentements : Voilà tout le bonheur que mon âme désire. Quelques triomphes ------- Le palotin fait duc par ses pantoufles d’or : Maint courtisan lui voit manières seigneuriales, Les plus hardis diront « Mieux que ça, impériales ; Un aigle ici n’est pas, mais au moins un condor». Poulainé de sinople, un fou l’amuse fort ; À descendre son vin, en nul cas il ne cale, Pour lui, ne versez point la flotte monacale, Avec les matelots laissez-le boire au port. Quand au fond de son coeur une ivresse fait rage, Il donne libre cours à son vaillant cerveau : Il remplit son cahier d’alexandrins nouveaux. Est-ce une traversée, un triomphe, un naufrage ? Il ne peut pas le dire, il est dubitatif, Personne sur le port ne connaît les tarifs. Scribe sous un saule ----------------- Un scribe de folklore épris Qui n’est ni savant ni prophète, Sous un saule transcrit, de tête, Quelques fables qu’on lui apprit. Fables du beau temps, du temps gris, De vent, de rumeur, de tempête ; La ramure en est stupéfaite Et le plan d’eau en est surpris. Le récit au parchemin luit Comme un lampyre dans la nuit, Sous l’éclat d’une lune pure Qui le fait voir aux végétaux , Quand ils viennent du fond des eaux Pour un quart d’heure de lecture. Repreneurs de poèmes ------- Quelques vers pour dire une belle histoire, Et le plus souvent, ça forme un sonnet. Une idée limpide, un peu d’encre noire, Deux ou trois oiseaux dansant un ballet ; Un trait d’espérance, un jeu de mémoire, Quelques fleurs formant un joli bouquet ; Ni d’argent, ni d’or (on n’est pas coquet), De vieux ornements trouvés dans l’armoire. L’étoile en papier à la boutonnière, Papier recyclé, on est vert, ici ; Un gentil poème à notre manière, Sur le tableau noir, une oeuvre à la craie, Bien imaginaire, et ça la rend vraie : Aux inspirateurs, nous disons merci. Navire en vue ---------- Un Indien du Ponant voit venir un bateau Sans pouvoir discerner quel est son équipage ; Un profil solitaire, aux allures de page, Se tenant sur le pont, sans cape ni manteau. Ce navire étonnant doit accoster bientôt, Le vent venu de l’Est le pousse vers la plage ; Il glisse sur les eaux sans houle, sans tapage. Sa poupe est couronnée d’un imposant château. Indien et voyageuse ont croisé leurs regards. L’étrangère a saisi un flacon de nectar Pour en badigeonner la coque du navire, Et voilà qu’il s’envole avant que d’accoster ; Sur le blanc littoral, l’homme reste posté, Voyant fuir loin du sol la trirème en délire. Nef allant vers ailleurs -------------- La trirème voguant sur une mer étale Ne porte de rameurs dans aucun de ses rangs, Mais plus vite se meut que même un trimaran : Cela par la magie d’une jeune vestale. Elle guide la nef loin des villes brutales, Loin du stérile culte et loin des soupirants, Vers le Ponant où sont des oiseaux délirants Et (dit un vieux grimoire) une Inde Occidentale. Qui l’attend sur la rive ? Un berger fou d’amour ? Une troupe marchant au fracas du tambour ? Un fabuleux troupeau de bacchantes lascives ? Un Alexandre fier ? Un Diogène tout nu ? La vestale entretient une espérance vive : Que strictement désert soit ce monde inconnu. Quelques trolls ----- Troll d’argent, tu connais des blagues polissonnes ; À table tu les dis, ton regard restant pur. Troll de gueules, ta face évoque le fruit mûr Du pampre qui ma treille en septembre festonne. Loin des humains, ta danse, excellent troll d’azur, Apporte un air joyeux dans les bois en automne ; Troll de sinople, on sait ton plaisir monotone, Absorber de la bière en contemplant un mur. Troll d’or (et je t’admire à cause de cela) Tu narres des récits au somptueux éclat ; Troll de sable, en quittant ta maison délabrée, Tu gagnes la taverne en mes vers célébrée. Troll d’hermine, élégant comme l’est un prélat, Tu es de tes pareils celui qui plus m’agrée. Sagesse de la tavernière ------------------- Que nul gosier ici ne demeure asséché ! Sachez-le, visiteurs qui franchissez ma porte, Vous trouverez ici un choix de boissons fortes Et je souris aussi aux clients éméchés. J’aime ceux du comptoir, légèrement penchés, Débitant leurs propos d’une voix un peu forte, Pour qui mon injonction n’est jamais lettre morte ; Ils ne sont pas pressés de partir se coucher. Certains dans cet endroit aiment prendre racine : Celui qui versifie et celui qui dessine, Celle qui boit les mots du conteur inspiré ; Quand ils ont assez bu, je leur en verse encore, Afin qu’ils soient dispos pour saluer l’aurore ; Dispos, ou presque tels, ou un peu déchirés. Quelques pigments ----- Pour l’argent, nous prendrons un long rayon de lune ; Gueules nous tirerons de la fraise des bois, Azur du vaste ciel qui surplombe les toits, Sinople du bocage où mûrissent les prunes, Or d’une vieille mine auprès d’un torrent froid Et sable de la nuit aux songes opportune. Posant sur notre écu ces couleurs de fortune, Nous serons aussi fier que les ducs ou les rois. Dans l’éclat du grand jour ou dans celui des lampes, Portières de carrosse ou lambeaux de vieux murs Porteront noblement la polychrome estampe ; Même en notre tombeau, dans ce logis obscur, Le pourra blasonner la vermine qui rampe, En langage héraldique, en mots formels et purs. Un vieux traité prend la parole ---------------- Lis-moi d’une âme non fiévreuse, Je suis moins dur qu’il n’y paraît ; Je ne dis nulle histoire affreuse, Déchiffre-moi donc sans regrets. Je ne dis nulle fable creuse, Ma prose n’est pas sans attrait ; Je dis l’Antiquité heureuse Et les dieux que l’homme adorait. Ne me mets point à l’agonie En commentant, plein d’ironie, Les phrases qui font ma fierté ; Les mots dont mon papier rayonne Sont les joyaux de la couronne D’une authentique royauté. Mythologie barbare ------------- Dans le jardin de Pan, le gentil dieu cornu, Ce grand parc fleurissant de Gaule jusqu’en Thrace, Danse le chèvre-pied, ne laissant nulle trace, Et rit en dévorant un noble fruit charnu. Mille cours d’eau bien fraîche, il peut s’y baigner nu, Celui qui ne craint pas qu’une ondine l’embrasse ; Elle n’a point rougi, le regardant en face, Son visage arborant un sourire ténu. Ondine et chèvre-pied, qui peut dire où ils sont ? Le promeneur en vain contemple les buissons Car plus rien d’enchanté n’y danse, ce me semble. Mais peut-être qu’un jour, le dieu Pan reviendra, La fête en ces grands bois de nouveau se tiendra, Ondine et chèvre-pied s’amuseront ensemble. Quelques roses --------- C’est la rose d’argent (que j’aime ce métal ! Même si son usage est quelquefois funeste)… Rose de gueules, viens orner la voie céleste Où chaque étoile évoque une rose en cristal. C’est la rose d’azur, tout comme un ciel fatal, Qui séduit nos regards de sa lueur modeste ; La rose de sinople au rosier palimpseste, Est au matin cueillie par un garçon brutal. Rose d’or convoitée par les gens de la ville Au point qu’ils en feront une guerre civile ; Par la rose de sable ils seront condamnés. Rose d’hermine, viens redorer notre lustre : Autrement, nous serons penauds, comme des rustres Qui d’héraldiques fleurs se verraient piétiner. Les sept pantoufles ----------- La pantoufle d’argent se porte aux jours de fête, Lorsque les bateleurs sur scène font des tours ; De gueules pantouflé, l’évêque en grands atours Séduit une vestale, une muse parfaite. La pantoufle d’azur arpente, satisfaite, L’incroyable douceur des tapis de velours ; Pantouflé de sinople, un bouffon de la Cour Fait rire un vieux noceur à la mine défaite. Une pantoufle d’or, instrument du destin, Conduit vers le triomphe un chétif palotin ; La pantoufle de sable habille et transfigure Dans le coeur de la nuit, le pied d’un dieu païen ; La pantoufle d’hermine, en voulant rester pure, Dormant dans son placard, ne contribue à rien. Expédition lointaine ----- Je veux franchir les étendues ; Découvrir les lieux les plus hauts, Les pays froids, les pays chauds, Les langues jamais entendues. Les yeux des femmes inconnues, Les traces de Marco Polo, Les faubourgs aux mille tableaux, Tant de merveilles jamais vues. J’irai, sans craindre nul danger (Auquel mon coeur ne veut songer) Car c’est un jeu plein de surprises. Ou bien, fidèle à mon comptoir, J’y paresserai chaque soir ; C’est l’habitude que j’ai prise. Agir et non-agir ----- C’est rester en action qui entretient l’ardeur ; Car une activité se nourrit d’être active. D’un retard la mesure est toujours relative, Que ce soit près du pôle ou près de l’équateur. Et ne se perdent point ces minutes pensives, Où l’esprit se complaît dans une profondeur ; Inactif, à lui-même il sera moins trompeur, Moins en danger d’entrer en adhésion passive. Agir et non-agir, on peut les alterner, Tantôt se dépenser, comme atteint de folie, Tantôt aimer la vie qui parfois est jolie ; Et notre langue est là pour le tout gouverner, Que ce soit nos labeurs ou bien nos indolences, La clameur estivale ou l’hivernal silence. Tapis de Pratchett ---------- J’ai vu se transporter l’acarien solitaire. Dans son chariot tiré par deux forts pucerons, Il dit : « Jusqu’à ce soir nous nous déplacerons, Puis nous délasserons notre corps sur la terre. » Quand le soleil dispense au monde ses rayons, Notre vaillant héros longtemps s’en désaltère, Soit qu’il traverse un parc, un bois, une jachère ; Les roues de son carrosse impriment leurs sillons Au chemin qu’il parcourt avec un grand sourire. Terry Pratchett, fort jeune, a bien su nous décrire Le peuple surprenant qui s’agite en ce lieu : De taille minuscule et de formes étranges, Ils semblent imiter les démons et les anges Qui se vont disputant le royaume de Dieu. Rimeur farceur ------- Le rhapsode fait des dieux Dans l’anarchie absolue ; Et sa plume dissolue Peuple de monstres les cieux. Cela le rend radieux ! Car il s’exalte à la vue De ces formes inconnues Au maintien si gracieux. Ce farceur fait-il du mal ? Inventer un animal Ne met point le ciel en crise. Chante donc, barde à l’oeil clair, Ne crains point que, d’un éclair, Jupiter te pulvérise. Collectionneur ----- Je parcours un recueil de poèmes anciens, J’en apprécie le ton, j’en admire l’allure ; Même, ils chantent en moi, silencieux musiciens, Et me font voyager, tels de larges voilures. Plus qu’un raisonnement aristotélicien, D’un poète farceur m’enchante la parlure ; Plus que les songes creux des métaphysiciens, J’aime, d’un bref sonnet, la fine ciselure. Je lis et je relis avec le plus grand soin, Prenant parfois le temps d’avaler une chope ; Je commente l’écrit, je réponds point par point Sans user, toutefois, d’un trop fin microscope ; Puis, des bardes qui m’ont fait naviguer au loin, J’apporte le portrait au grand trombinoscope. Choix d’itinéraire ----- Jeune héros naïf qui aux gloires s’attend, Aux campagnes aussi, toujours victorieuses, Tu n’as pas entendu les voix mystérieuses Qui commentaient pour toi la beauté des printemps. Puis, comme un fantassin des guerres de cent ans, Tu subis du devoir les lois impérieuses ; Tu n’as jamais suivi l’ondine merveilleuse Qui offrait à ton coeur des matins exaltants. Tu n’as pas fréquenté les forêts adorées, Tu n’as jamais franchi les montagnes sacrées Pour aller t’enivrer avec les trolls charmants ; Mais tu as rédigé des documents étranges ; Et ces nombreux papiers forment un monument Auquel les bons auteurs apportent leur louange. Chez le puisatier ----- En Atlantique Sud (ou serait-ce le Nord ?) Est une île irréelle où vit une licorne ; Un grand palais abrite un vieux puisatier morne Que ceux de son village ont bien longtemps cru mort. S’il change d’univers, il en a le remords, Et cela lui procure un désespoir sans bornes ; Des deux lunes si l’une à la minuit s’écorne, On en accusera le magicien retors. Celui-ci répondra d’un haussement d’épaules ; Tel un druide instruisant les guerriers de la Gaule, Il jettera ses sorts, tranquille et sans effroi. À condition d’éteindre une lampe-tempête, Nos héros seront prêts à poursuivre leur quête ; Merci à l’oncle Fred, conteur de bon aloi ! Sagesse du crapaud ----- Au fond du parc est un sage crapaud Avec un peu de folie dans la tête. Vous lui trouvez une allure distraite : Il est songeur, ne suivant nul troupeau. À l’heure noire où j’allume un flambeau Pour que le parc arbore un air de fête, Il se concentre, ainsi qu’un vieux poète Triant les mots pour garder les plus beaux. Que cherche-t-il en son calme séjour ? À quoi joue-t-il, la nuit comme le jour ? C’est de blasons que vit cet esprit sombre ; Il assortit les meubles, les couleurs, Les partitions, les brisures sans nombre ; De l’héraldique, il cultive les fleurs. La crypte aux flacons ----- La sombre cave où sont les bouteilles scellées Accueille le buveur dans un demi-sommeil. Dégustant un nectar à nul autre pareil, Il croit voir les parois de lueurs constellées. Ébloui de clartés en son coeur révélées, Il lui semble baigner dans les feux du soleil ; Il pense avoir atteint le stade de l’éveil Et découvert des lois que nul n’a décelées. «Par ce ciel souterrain où vont des astres bleus, Par ce nocturne jour qui reluit à mes yeux, Je voudrais que ceci dure au moins quelques heures ; Or donc, au détriment de ma sobriété, À quelque autre flacon vous me verrez goûter, Et puis… de quelque chose, il faut bien que l’on meure. » Un amical reproche -------------- Prêcheur, tu dois plus tendrement Parler à deux anges-diablesses : Si leur charmant jeu t’intéresse, Traite-les équitablement. Se séparer leur est tourment, Et cela se produit sans cesse ; De leur destin ne sont maîtresses, Le sort fait souffrir les amants. Elles ne vivent pour te plaire, Ni tes fantasmes satisfaire, Mais bien pour partager leurs jours. De mythes nulle ne s’abuse, Différentes sont leurs amours ; Nul ami ne le leur refuse. Voyage immobile ----- Sans même s’embarquer, le rhapsode voyage ; Sans même diriger ses yeux vers l’horizon. Vers lui vont convergeant des mondes à foison, Déserts, gouffres marins, forêts et pâturages. Ces décors ne sont pas de sa plume l’ouvrage : Comme l’air vespéral entrant dans la maison, Ils ont leur propre style et leur propre raison, Aux auteurs du passé, souvent, rendant hommage. La plume cependant accepte leur conseil ; Sans pouvoir égaler ces bardes nonpareils, Elle capte un reflet de leur verve féconde, Deux ou trois mots bientôt en ce lieu sont formés. L’éclat blanc du papier s’en retrouve animé Par un menu fragment de la beauté du monde. Jeux de code ----- C’est vrai, tout algorithme a son aspect ludique ; Ça fait que l’addiction, ainsi qu’en un tripot, Prend les pauvres joueurs, s’introduit sous leur peau… Ce ne sont point, pourtant, des choses qu’on explique. Mais vivons-en pourtant la saveur authentique, Nous ne craindrons jamais de brandir ce drapeau Ni d’arborer ici ces nobles oripeaux : Car une telle foi, vraiment, se revendique. Encoder le réel, la démarche est charmante, Il ne faudrait donc pas que cela nous tourmente, Nous détenons les clés d’un obscur univers ; N’ayons pas peur des mots, tout est spéculatoire, Mais ce n’est pas pour ça qu’on en fait une histoire, Le codage est farceur, mais il n’est pas pervers. Blasonnement incertain ----- L’écu est de sinople à un drôle d’oiseau Dont le chef, cependant, n’est pas reconnaissable ; Le volatile est d’or et ses ailes de sable, Je ne sais pas si c’est un pluvian des roseaux. Sont-ce les armoiries du duc de Palaiseau Ou celles d’un quidam, d’un bonhomme inclassable Poursuivant chaque jour des buts inconnaissables, Tel Noé se risquant, sans guide, sur les eaux ? Brochant sur une branche, un porc de carnation. Que représente-t-il ? L’esprit d’une nation, Un corps immatériel, un miroir fatidique ? Je ne sais pas pourquoi je songe au rossignol, À l’Empereur de Chine et à Marcel Pagnol ; Ou c’est, plus simplement, une farce héraldique. Chercheur et maître — pour Jean Tirole ----- Jean, tu aimes lancer des chantiers, des projets, Que fait bientôt mûrir ta direction sereine ; Tu sais argumenter ton savoir dans l’arène, Maîtrisant ton langage ainsi que ton sujet. Si dans les équations, jadis, tu te plongeais, (Cela ne te coûtait, d’ailleurs, pas trop de peine) Tu traques désormais l’intelligence humaine Au labyrinthe où vont ses trop subtils trajets ; Le jury du Nobel, te décernant le prix Récompense un esprit capable, ayant compris Un nouveau résultat, d’en revenir aux bases. Aussi nous n’allons point sur toi nous acharner, Car à trop discourir il ne faut s’obstiner : Buvons à ta santé, sans plus faire de phrases ! Barque mélancolique --------- Fille du roi voguant sur une mer immense, Une planète au ciel semble aller à rebours, Environnée de brume et de nuages lourds ; Les animaux marins observent le silence. « Fille du roi, pourquoi cette improbable errance ? Les embruns ont blanchi ta robe de velours Et ton âme a regret des pages de la Cour ; Bien frêle est ton esquif sur la vague qui danse. » La demoiselle a dit : « La mer n’est pas méchante, Sauf certains jours, bien sûr, quand la sirène chante ; Mon coeur à cette voix est déjà presque sourd. » « Es-tu en train de fuir un impossible amour Avec un vieil évêque, ou un jeune tambour ? » « Non. J’aime dériver dans cette barque lente. » Jardins de poètes ----- Tout au long des saisons, les poètes nous donnent Des mots sur leur maison et sur ses alentours : L’un de son ermitage et l’autre de sa tour, Chacun va célébrant ce dont il s’environne. D’aucuns montrent le roi, son sceptre et sa couronne ; D’autres un laboureur que fatiguent ses jours ; Ici des cris de guerre, ici des mots d’amour, Ici le philosophe à l’ombre des colonnes. S’il faut à l’un d’entre eux décerner le rameau Récompensant son art de nommer toute chose, Demandez au soleil, demandez à l’oiseau Demandez à l’ondine en la rivière enclose, Interrogez Eros et Bacchus, son jumeau : Tous voudront que Ronsard soit couronné de roses. Dans les bois ----- Le renard trouve un os, et doucement le ronge ; C’est un plat savoureux, c’est une riche part, Un festin que l’on doit savourer à l’écart, Comme en méditation, comme au ciel, comme en songe. Notre esprit, lui aussi, en ses plaisirs se plonge ; Derrière un petit mur ou derrière un rempart, Perché sur une branche ainsi qu’un léopard, Ou, plus perversement, sous couvert d’un mensonge. Le renard, de ses pairs, est souvent désuni : Comme larron et traître il est des cours banni, Sans avoir trop d’espoir du pardon de ses fautes. Ne ressemblez donc point au renard sans merci, Ayez des commensaux, sans regret, sans souci : D’un festin partagé la saveur est plus haute. Futur domicile ----- En rêve j’aperçois la hutte hospitalière Où je savourerai les derniers de mes jours ; Ni un vaste palais, ni le haut d’une tour, Mais, domaine modeste, une maison de pierre. La construction en est assez irrégulière ; De la trouver si stable, on s’étonne toujours. Les couloirs n’y font pas d’angles ni de détours, Les murs y sont ornés d’images familières. Les meubles n’y sont pas surencombrés d’objets, C’est la maison d’un gars qui n’a plus de projets ; Ou, tout au plus, celui d’explorer sa mémoire Pour y trouver l’écho de ces jours enchantés Où d’étranges chemins, d’ailleurs peu fréquentés, Lui firent découvrir des lieux jubilatoires. Mon maître Robert ----- De ton ivresse je fus ivre, De tes rêves cauchemardé ; Si je me plonge dans tes livres, Au miroir je crois regarder. Robert, maître des hommes libres, Seigneur des bagnards évadés, Nous te devons notre équilibre, Et ce don de baguenauder ! Tu n’as point gagné de fortune En ce monde où tu galérais ; Tel n’étaient pas tes intérêts. C’est notre richesse commune, Et c’est notre commun trésor : Deux ou trois mots qui sonnent fort. Blasonnement hésitant ----- De gueules, cet écu, cette pure merveille À deux lions orangés qui dorment à moitié, À un monstre volant qui dit : Ayez pitié ! (Mais que peut donc bien être une bête pareille ?) Comment le blasonner, si l’un des lions s’éveille Et sort pour se livrer à son sort de guerrier, Ou si d’une antilope il se fait meurtrier ? (Ou si, sur son museau, se posait une abeille ?) Ou si, parmi les lions, venait un tamanoir, Un phoque, un éléphant, un ours, un cheval noir, Un bestiau non décrit dans la littérature ? Ou si le vent changeait la teinture du champ, S’il devenait de sable, ou d’azur, ou d’argent ? Du cercle, l’héraldique est parfois quadrature ! Félix, puissant évêque ----- Nous respectons Priape et louons Dionysos Sans lesquels l’univers partirait en quenouille ; Nous écoutons chanter l’amoureuse grenouille, Qui dit en son jargon : Peut-être, c’est un os. Nous aimons le taureau, presque fils de Minos, Pour qui, en son palais, la vierge se dépouille ; Ainsi que ce héros qui le long fil débrouille Afin de ne rester prisonnier de Cnossos. Mais nous aimons surtout un évêque lubrique Dont le folklore a dit la geste magnifique : C’est Félix Dupanloup, évêque d’Orléans, Qui, ne se contentant d’une modeste flamme, Se plaisait à combler la chair ainsi que l’âme ; Méritant, sur un point, le titre de géant. Armorial ----- Plaisir de contempler les vieux blasons de France, Rêvant des anciens ports et des anciens chemins ; Ermitages déserts et bourgs grouillant d’humains, Seigneurs en leurs palais, poètes en errance… Ici, l’azur promet de nobles lendemains ; Gueules un peu plus loin témoignent de vaillance, Le sable avec l’argent, quelle forte alliance ! Ces métaux, ces émaux ornent le parchemin. Autrecourt-et-Pourron arbore trois étoiles, La ville de Paris une nef et ses voiles, Qui porte tour d’argent, si ce n’est Créancey ? Au recueil des blasons, les lecteurs feront fête ; Peut-être, il recevra l’hommage d’un poète Qu’amuse un petit peu ce folklore français. Le barde aux iris ------ Au jardin, cette fleur est-elle messagère, Est-ce un feuillet secret, finement replié, Par lequel un amant aurait son coeur lié ? Un prince a-t-il écrit à la jolie bergère ? Est-ce un paquet discret que cousit la lingère Pour dire son amour au seigneur chancelier ? Un clandestin sonnet, un poème oublié Formé des mots obscurs d’une langue étrangère ? Ce ne sont que des fleurs, des plantes sans façon, Arborant leurs couleurs à la bonne saison, Puis, mortes sous la brise, inclinant leur dépouille. Ainsi va ce jardin, à petits pas égaux, Entretenu qu’il est par fort peu de travaux ; Puis, sachez qu’une fleur, c’est mieux qu’une bafouille. Promenade dansée ----- Un vieux récit, « Les Ailes du Désir », Nous montre un ange à la démarche lasse Quittant un jour le Royaume de Grâce Pour notre monde, où sont d’autres plaisirs. La chose inverse, en a-t-on le loisir ? La plasticienne à l’angélique face D’un ange vrai suivrait-elle la trace ? Ah ! d’ainsi croire, on le peut bien choisir : Vers l’inconnu, son regard nous attire, Et deux danseurs, que sa démarche inspire, Montrent leur art, tout au long du chemin. Marche d’un jour, promenade dansante, Beaux souvenirs pour tous nos lendemains, Visage d’ange, actrice ravissante. Vestiges ----- Dans quel oubli, ce jour, mes lectures anciennes ! Tant de beauté qui vint, et tant qui s’en alla, Il est bien démuni, le vieillard que voilà ; Sa finesse d’antan, faut-il qu’il s’en souvienne ? Tant de pages, le soir, soigneusement coupées, Le désir de savoir me brûlant de ses feux, Mais je suis devenu ce reptile frileux Qui peine à maintenir ses forces regroupées. Allons, ça ne fait rien. Le ciel est toujours beau, La muse infatigable arbore un long flambeau, Je sens danser en moi mon coeur couleur de brique. Il est temps de chanter la joie des écureuils, L’ardeur des sangliers, le bonheur des chevreuils Et le contentement des êtres chimériques ! Splendeur du monde --------- Lecteurs, lectrices, savez-vous Combien est aimable la Terre : Son sol, qu’il soit d’herbe ou de pierre, Est toujours accueillant pour nous. L’aube qui vient à pas de loup, Les nuages, les fleurs de serre, L’onde, la vague et le tonnerre, Le mauvais temps et le temps doux ! Un rouge coeur dans ma poitrine, Tel aux manuscrits la lettrine, Tel un madrigal déclamé ; Et cette planète si belle (Même en étant parfois cruelle) : Comment, lecteurs, ne point l’aimer ? Quatorze blasons ----- D’argent à un fouillis de végétaux de sable ; D’or à deux régiments de licornes d’azur ; De sinople à deux trolls assis au pied d’un mur ; D’hermine à un archange à peu près vénérable. D’azur à un pluvian au chant inimitable ; De sable à un manchot roulant pour Balladur ; De brique à deux savants dont l’un s’appelle Arthur ; De plomb à deux seigneurs jouant cartes sur table. De laine à un sonnet de facture incertaine ; De neige à cent corbeaux qui parcourent la plaine ; De cuivre à trois chercheurs qui traquent les bosons. D’ivoire à un tercet qui scrute l’héraldique ; De marbre à un seul vers dodécasyllabique ; De papier, à un fou qui apprend le blason. Sagesse de Jules César ----- César, qu’on représente avec un dé qui roule Et qu’il vient de lancer d’une fiévreuse main, Avait prémédité les destins des Romains Comme un sculpteur penché sur l’esquisse et le moule ; Levé dès l’aube, à l’heure où le ramier roucoule, Il faisait tout le jour un effort surhumain En vue de merveilleux et nobles lendemains, Mais cela n’était point approuvé par la foule. Le peuple n’aime pas qu’on progresse par bonds, Ni qu’on fasse des gars des soldats vagabonds Couverts par la Légion d’un lourd manteau de laine ; Et César, sur la fin, s’en trouva bien d’accord : Parmi les sénateurs, retenant son haleine, L’homme baigné de sang souriait à la mort. Himalaya ----- Si haut que l’on n’y voit le cèdre ni le pin, J’ai voulu déposer mes possessions ténues ; Aucune empreinte au sol, sauf si quelques lapins Sur la neige ont laissé quelques traces menues. Quatre livres, dont l’un est écrit en latin ; Quatre muses du ciel un instant descendues ; Le chaos de rocher traversé de lutins Qu’on entend fredonner des chansons biscornues. C’est ici qu’il fait bon s’asseoir au coin du feu, À l’heure où sur l’écrit le coeur somnole un peu, Formant, sans le savoir, des notions ineffables. Pourquoi m’être établi dans ces lieux élevés ? Les nuages toujours m’ont enseigné des fables : C’est leur proximité que je veux cultiver. Colloque des pluvians ------- Les pluvians sur la rive ont débattu entre eux. Ce sont de beaux discours, d’étranges envolées, Sonores arguments, vocalises mêlées, D’être orateurs les rend visiblement heureux. Du crocodile on voit le regard vaporeux Émettre vers la scène une lueur voilée ; Il ne dit pas un mot, de sa voix désolée, La plage à son corps lourd fait un lit dans un creux. La rivière à leurs pieds s’écoule, toute fraîche, Le débat se poursuit, jusque fort tard, le soir, Les arbres riverains sont des fantômes noirs. Un artiste, auprès d’eux, s’active et se dépêche, Scrupuleux chroniqueur, dessinateur fiévreux : Gotlib fait des oiseaux un portrait rigoureux. Voix humaine ----- La guirlande qu’avait le rhapsode tressée Sur quelques impressions du début de l’hiver Inspira la lectrice à la voix cadencée, Un jour où chacun lut quelques pages de vers. Ce jour, nous aurions pu aller tous au concert, Mais ce fut à l’auberge, une fête bercée Par de beaux madrigaux, joyaux de la pensée, Porteurs d’un sens profond, sans trop en avoir l’air. Sages observations et amusants délires, Le druide avec César se partageant l’Empire, Auteurs qui, ce jour-là, s’amusaient, simplement. Et je me souvenais d’une époque plus noire Où, la lectrice et moi, vivions quelques déboires, Sans que l’abandonnât son sourire charmant. Paul Valéry ----- Mon maître, tu n’es point naïf : Ton coeur fut instruit aux portiques Où marchaient les sages antiques, Dans l’ombre des pins et des ifs. Mon maître, ton esprit furtif Produit des sons aromatiques ; Même dans ton oeuvre érotique, On décèle un accent pensif. Tous les mystères qui te hantent Font que subtilement tu chantes Le fort, l’amer et le sucré ; Cher Paul, dans ton grand coeur farouche Ont mûri quelques mots sacrés Que nous transmet ta noble bouche ! Esquisse ---- J’écris ce poème au crayon Dans le matin qui s’illumine ; Avec soin, j’ai taillé la mine Même pour écrire au brouillon. J’écris aussi en vermillon (C’est pour les blagues, les comptines, Ou pour une version latine, Ou pour le Dit du Gidouillon). Mais je n’écris point de romance, Un tel souci n’est pas le mien, Ni ne cherche de récompense Pour fabriquer ces petits riens : Jamais je n’eus le sens pratique Ni ne voulus tenir boutique. Un livre d’images ----- Iconographe et barde, en un accord parfait, Produisent un recueil qui des tableaux arbore ; C’est comme un bel objet que l’artisan redore, De la Terre et du Ciel un étonnant reflet. Héphaïstos et Zeus en restent stupéfaits ; Ils lisent un fragment, ils en veulent encore, Que ce soit inspiré par Desbordes-Valmore Ou par un vieux bouquin trouvé dans un buffet. L’obscurité des nuits, la fraîcheur matinale Et bien d’autres moments vivent dans ces Annales, Jusqu’aux amusements des trolls et des lutins. À trois muses, merci : la douce Dionysienne, Puis, verseuse de vin, la folle Clunisienne, Et celle à qui je dois ces jolis tableautins. Oratoire ----- Dupanloup, délaissant les maisons mal famées, Se trouve un ermitage en un recoin perdu Et, cessant d’être auprès des dames assidu, Déclare pour toujours sa braguette fermée. Plus de nuits au bordel, plus de corps étendus, Plus de gémissements de femmes parfumées : Par son ange gardien sa conscience est armée, Il devint chaste, au point qu’il s’en trouve éperdu. Félix poursuit l’effort sous cette voûte sombre, Et sa vertu grandit et se durcit dans l’ombre, Que l’ange tous les jours encourage et bénit. Mais quelque temps plus tard, se produit un scandale : Le brave ange gardien endure, sur les dalles, L’assaut contre lequel il est fort démuni. Une galaxie ----- Petits textes coulant à flots, Lesquels à tout un peu se prêtent, Tels des débris que la tempête Ferait danser par-dessus l’eau ; Mots qui riment à tout propos, Sans jamais se prendre la tête, Travail d’un apprenti poète Qui versifie en son repos ; La muse, indulgente maîtresse, Est volage, mais pas traîtresse ; Elle connaît bien des émois. Toujours, un monde nouveau s’ouvre, Par ces poèmes, devant moi ; Un univers que je découvre. Plume admirable ----- Du Bellay nous émeut par son verbe précis, Qu’il dise un jour normal ou un matin de fête ; Il plante le décor sans se prendre la tête, Personnages debout, personnages assis, On trouve en le lisant que la vie est ainsi, On est dans le respect de ce rhapsode honnête, On rit lorsque l’auteur évoque une conquête, Une table servie, et du vin rouge, aussi. Du Bellay, ces écrits qui sortent de ta main Sont un précieux tableau des empires humains ; En quelques traits bien noirs, tu en dis l’apparence, Et, de ta plume ayant savouré la vertu, Je te tiens pour celui qui a le mieux vêtu De merveilleux habits nos muses de la France. Retour à la Terre ----- Un archange épuisé vers la Terre descend, Non point vers une ville aux terribles arènes, Mais vers l’obscurité d’un petit bois de frênes Où reposer son corps, plus guère incandescent. Lui qui fut un lutteur, un athlète puissant, Sur le sol forestier, misérable, il se traîne, Intriguant au passage une muse sereine Qui de la jeune lune admirait le croissant. Le voilà s’asseyant sur une pierre fraîche, Faible comme l’oiseau traversé d’une flèche, D’un étang minuscule il contemple les eaux. L’ondine tout à coup remarque sa présence. Elle décide alors d’être sa providence Et le change en grenouille, au milieu des roseaux. Songe égrillard ----- Paul Verlaine en dormant voit des chairs féminines ; Sans être un cauchemar, ça le tourmente un peu, Il aimerait mieux voir, peut-être, un dragon bleu, Ou, par la grande route, un errant qui chemine. Comme un renard aux bois n’ose aborder l’hermine, Verlaine s’en remet à la grâce de Dieu : Il ne se sent pas fort pour jouer à ce jeu Qui gentiment commence, et fort mal se termine. Combien mieux aime-t-il une beuverie folle, Une nuit de chansons, une orgie de paroles, Tout, sauf l’aveuglement d’un sulfureux plaisir ! Paul, ne t’affole pas, beau troubadour de France, D’autres sont, plus que toi, prisonniers du désir, Toi qu’on peut appeler maître en indifférence. Marche au hasard ----- Je traverse la ville, un rêve poursuivant, Assez indifférent à ce que fait la foule Et fort peu attentif aux pavés que je foule ; Je vais, ainsi que vont les feuilles dans le vent. Je ne réfléchis point, et je vais de l’avant, Je ne songe pas plus que la froide eau qui coule ; Un moineau qui sautille, un pigeon qui roucoule, J’imite en mes actions ces modestes vivants. Je suis celui qui va, sans clameur et sans fièvre, La paix dans mon regard et le sourire aux lèvres : Le beffroi me salue de sa voix de métal. Pour des compétitions, faut-il que l’on s’entraîne ? Je ne suis point de ceux qu’attire un piédestal, Non plus de ceux pour qui le monde est une arène. Armes de la muse -------------- La muse a pour blason la très simple peinture D’une femme qui tient la Lune (un croissant fin) Sous le regard d’un monstre (ou serait-ce un dauphin ?) Et qu’accompagne aussi un centaure immature. Nulle écharpe d’argent ne tient lieu de ceinture À sa robe flottant dans la brise, sans fin, Nul archange n’est là, nul troll, nul séraphin, Ils s’en sont tous allés vers d’autres aventures, Le troll veut acheter du camembert normand, L’archange doit sauver la Belle au bois dormant, Le séraphin flâner sur les bords de la Seine. Parle-nous maintenant de tes enchantements : Es-tu la fée des vers ou celle du roman ? — Moi ? Je suis, chers buveurs, la muse clunisienne. Chevalier inexistant ----- Son blason est d’azur à deux vaches placides. Il n’exista jamais, ce noble Chevalier, Aux lois de l’existence il n’a su se plier, Ni aux plages d’ennui, ni aux amours torrides. Il ne connut la soif aux campagnes arides, Ni les maris jaloux croisés dans l’escalier, Ni d’un doux serviteur les propos familiers ; L’on ouvre son armure et l’on voit qu’elle est vide. Calvino, cependant, à grands coups de pinceau Fait vivre devant nous l’étrange jouvenceau ; Fable pour notre temps, récit mélancolique. Il ne va nulle part, ce redresseur de torts, Mais en plus des bovins, son écu métallique Arbore, lumineux, deux candélabres d’or. Armoiries quenaldiennes ----- En haut du bouclier, on lit : Raymond, satrape. La pointe est de sinople, incomparable émail ; On n’y voit point la plume, outil de son travail, Mais un oiseau d’azur et, de sable, deux grappes. On aurait pu y mettre, au naturel, Priape ; Le sang de la sirène et son coeur de corail ; Le fils du charpentier dans l’éclat d’un vitrail Ou Félix Dupanloup dans sa papale cape ; Mais rien de tout cela dans l’écu que forgea L’armurier du Collège, en un temps où déjà Était passé de mode un trop foisonnant thème. Tu aurais pu, buvant le vin de ton tonneau, Tracer sur cet écu, ô mon seigneur Queneau, Dix puissance quatorze admirables poèmes. Terre de légendes ---- Tout au long des vieux quais chemine Piaf-Tonnerre. Les touristes nombreux vont par petits troupeaux, S’arrêtant à midi pour manger de l’agneau ; Les quais vont exhibant le luxe et la misère. L’oiseau ne vole point, il marche, solitaire, Il admire le ciel et son reflet dans l’eau ; Un vénérable banc, dans l’ombre d’un bouleau, Geneviève debout sur son long pont de pierre, Et le fleuve chargé de l’écume des jours. Piaf-Tonnerre, en passant, embrasse la bergère, (Du haut de sa colonne, on voit les alentours !), Puis il va, poursuivant son errance légère, À la Ville Lumière aimant faire la cour, Comme en usait jadis, aux mêmes lieux, son père. Village sans prétention ----- J’aime les vieux trottoirs, les rues mélancoliques, Les murs dont la grisaille accentue la pâleur, Le chemin de halage à présent sans haleurs, Le musée où s’entasse un monceau de reliques. J’aime, lorsque l’été m’accable de chaleur, Aller me rafraîchir dans notre basilique ; J’aime aussi découvrir des recoins bucoliques Où l’on entend grogner des retraités râleurs. Lecteur, c’est mon village ; à tous je le préfère Car il a conservé sa charmante atmosphère, Qui jamais ne fait voir rien de dur, ni d’amer. D’autres préféreront les hameaux qui s’étirent Au long d’une vallée ou d’une vaste mer ; Mais moi, c’est ce morceau de plaine qui m’attire. Célébration nostalgique ----- Buvons à la santé des passions endormies, Aux charmantes erreurs que commit Cupidon, Aux tendres amitiés qui sont à l’abandon ; Buvons à notre ardeur, de sagesse ennemie. D’Éros et de Bacchus la jumelle alchimie Peut nous faire oublier jusqu’à nos propres noms ; Ils veulent notre bien, ne leur disons pas non, Sans boire et sans aimer, le jour n’est qu’infamie. Venu le temps des fruits, ne reste-t-il des fleurs ? Auprès de la taverne, admirons leurs couleurs, Qu’aujourd’hui, sans raison, devienne un jour de fête. Où s’en ira notre âme au jour de son trépas, Vous et moi, chers buveurs, nous ne le savons pas, Au temps même où le corps à défaillir s’apprête. Sur le trône ----- Le père Dupanloup, vêtu en majesté Des habits que jadis porta l’apôtre Pierre, Prend garde de ne rien laisser traîner par terre Et que son suspensoir reste bien ajusté. Sur son trône, il savoure un repos mérité, Sachant qu’il s’est livré, sous la clarté lunaire, À des ébats, dit-on, plutôt spectaculaires, Au gré de son désir toujours ressuscité. Ô Félix, à bon droit la chronique te vante : Les nonnes du palais, qui sont plus de cinquante, Ne disent que du bien de tes pouvoirs divins. Mais tu rends à présent tes devoirs à l’Église ; Et, selon l’habitude en ta jeunesse prise, Tu vides le calice empli du meilleur vin. Courtisan rimeur ----- Le poète à la reine adresse des mots doux Que vient de lui dicter sa muse pateline ; Tel un pluvian chantant sur la verte colline, Ou tel, au fond des bois, un ténébreux hibou. La reine aime les chats, les rhapsodes, les fous ; Et ce jour-là, de plus, elle est d’humeur badine : Tournant vers le rimeur son visage d’ondine, Elle dit à mi-voix : Vous êtes charmant, vous. Au vieux roi ne restait qu’une modeste flamme ; Point de quoi réchauffer une exigeante dame, Un monarque parfois se trouve démuni. Ce barde courtisan montra bien du courage : Dans le royal plumard il produisit l’orage, Redonnant à la reine un morceau d’infini. Lisières ----- Un jour, mais ce n’est rien qu’une somme d’instants ; L’occasion de franchir plusieurs petits espaces Qui l’un de l’autre sont parfois fort peu distants : Aisément, dans ce cas, de l’un à l’autre on passe. Tel est mon passe-temps, jamais je ne m’en lasse, Pas plus que les pommiers ne sont las des printemps, Pas plus que l’Océan ne reste à marée basse : De la répétition, je ne suis mécontent. Si tu crains que tout ça ne soit incontrôlé, C’est vrai, mais n’y vois point de quoi t’en affoler :; Verse un autre godet, belle cabaretière, Adresse ton sourire aux buveurs rassemblés Qui de cet univers aux confins bariolés Ont découvert, surtout, la rive et la frontière. Drôle de zèbre ----- Le zèbre se prend-il pour un cheval barbare ? Ou croit-il que son oncle était un vieux bison ? Je pense qu’il est fier des innombrables barres Qui traversent sa robe, ainsi qu’un fier blason. Mais ne sont-elles point des cordes de guitare, Et dans un pareil cas, faut-il un diapason ? Le zèbre en s’accordant produit un son bizarre, De garder le silence il aurait bien raison. Le zèbre est-il un âne ? Un cheval des ténèbres ? Son arrière-grand-père est-il un tigre-loup ? A-t-il des dominos en guise de vertèbres ? Lecteurs, dessinez-moi un zèbre, voulez-vous ? Soit blanc rayé de noir (c’est conforme à l’usage), Soit noir rayé de blanc, du fait d’un déphasage. Paléographe ---- Au bas d’un parchemin, je lis ton nom : Marie, Les lettrines y sont rehaussées d’un or fin. Le scribe fut payé par le Seigneur Dauphin, Homme d’érudition et de chevalerie. L’écrit parle d’un ange, et non de diablerie : Et d’amour, qui peut plus que la soif et la faim, Mais qui aux coeurs jaloux peut prendre triste fin, Ou bien par inconstance, ou par friponnerie. Marie, j’aime ces vers où tu ne fais affront À nul homme sur terre, où ta plume fait front Au destin menaçant, au malheur et aux drames. Tu contemples le ciel, d’étoiles ruisselant : C’est un spectacle fait pour raffermir ton âme, Jusqu’au matin, chargé de nuages sanglants. Avec mes vieux livres ----- Le rimeur est heureux s’il parvient à songer Au brillant firmament, à l’éternelle cime Et à les faire voir en des vers qu’on estime ; Mais au vaste lexique, il lui faudra plonger. Les mots ne sont point là pour se faire allonger, Assemblages entre eux sont avec ou sans rime ; Ils ne sont point du bois que retouche une lime Et pour les raccourcir, on ne peut les ronger Poètes du passé, que ce soit rime ou prose, Ce que les amateurs de ce siècle composent Ne prétend nullement vos lauriers mériter ; Une fois accompli l’exercice de style, Pour finir, tu diras, ô plume malhabile, Merci à Du Bellay, qui se laisse imiter. Ponce Pilate ---- Au fils du charpentier, puis-je tourner le dos ? Je voulais oublier cet homme un peu trop brave ; Il ne daigne pourtant me laisser en repos, Pauvres mains, c’est en vain que toujours je vous lave. Dans mes rêves, j’entends que résonnent ses mots Qui dévalent en moi comme une rouge lave. Seul dans l’ombre et le deuil, j’ai toujours le coeur gros ; La chambre se remplit de démons sans entraves. Je mettrai sac au dos, j’irai par les chemins, J’aurai pour me nourrir les rebuts des humains, Les déchets qu’ils voudront m’accorder en pâture. Dans l’Empire Romain, marchant à l’aventure, Je serai menacé de finir sur le bois ; Mais toute vie sur terre est un chemin de croix. Brèves de toile ---- Plusieurs de mes sonnets sont des histoires brèves, Des portraits esquissés, des propos de saison. Ma mémoire, envahie par ma vie et mes rêves, Chaque jour se sature, et déborde à foison. Personnages venant de tous les horizons, Dans ce théâtre obscur, vous surgissez sans trêve, Assis à la taverne, allongés sur la grève, Ou sagement marchant vers la vieille maison. Comme une fresque ornant les parois d’une tombe, Mes mots disent vos traits qui jamais ne succombent À l’oubli, certes non, telle est votre valeur ! Mais ce goût de narrer à certains jours s’apaise ; Je me mets en repos, sans que rien ne me pèse, Pas même le jardin où se fane une fleur. Liberté de rêver ----- Que nul ne soit contraint de combattre sans trêve, Maint travail se prépare au souffle du dormeur ; Et s’il ne perçoit pas ce qui, en lui, se lève, Au moment opportun le connaîtra son coeur. Laissez-le s’incliner dans son temps qui s’achève, Il pourra découvrir une autre profondeur. Puisqu’il n’a plus en lui que cette faible sève, Épargnez-lui l’effort, épargnez-lui la peur. Le poète est lui-même au temps de son repos ; C’est là qu’il sait tenir de plus nobles propos, Charmer de ses bons mots la lectrice qui l’aime ; Ou, si cette vie n’est qu’un songe intermittent, S’il n’est point de serpent, ni d’Ève, ni d’Adam, Qu’importent nos efforts, qu’importe ce poème ? Marionnettes oniriques ----- Je dors, je rêve : et ainsi je crois voir Quelques pantins jouant des tragédies, Quelques épées, quelques lances brandies, Quelques vieux rois luttant pour le pouvoir. Un noir criquet les rappelle au devoir ; Un gris pluvian modère leur folie. De leurs actions cette nuit est remplie, Quel jeu dément, quel étrange savoir ! Comme au Guignol où je riais aux larmes Quand le héros bâtonnait le gendarme, Je dors, je rêve et me divertis fort. Bien que riant, mon coeur est un peu sombre : Il reconnaît ici son propre sort, Lui, pauvre acteur d’un grand théâtre d’ombres. Sagesse de Louis Ménard ---- a plume, s’éveillant pour combattre l’ennui, Sur le patient papier s’exprime avec puissance ; D’éloquence, vraiment, t’arma la providence, Et ton vaillant discours nous entraîne avec lui. Un tel don, cher poète, à nul homme ne nuit, Car il donne du sens à la vaine existence, Il éclaire l’obscur, il brise le silence Et nous fait profiter de ce bel aujourd’hui. Tu ne craindras plus rien de tes soucis sans nombre : Tu sais ce que tu veux, tu maîtrises le temps, L’avenir, ce n’est rien, c’est ce que tu attends. Ainsi va, sur sa toile, une araignée, dans l’ombre, La tiédeur, la fraîcheur, pour elle, c’est pareil, Coeur prêt pour accueillir le retour du soleil. Quelques buveurs ---- Vois le pastis, vers le soir, jaunissant Qui bientôt doit en nos gosiers descendre ; Tu peux m’en croire, il n’a point goût de cendre, Quand nous trinquons, dans le jour finissant ; Tous ces buveurs au crâne blanchissant, Tu les verras d’oisiveté s’éprendre ; Soigne-les bien, serveuse au regard tendre, N’épargne point ton rire ravissant. Car ils sont là pour des instants sans peine, Tels des marcheurs auprès d’une fontaine ; Ce bar leur est un bienheureux séjour. Tu les entends parler, ce soir encore, Sans redouter l’approche de l’Aurore : Qu’est-ce, demain ? Ce n’est qu’un autre jour. Ermite-empereur ---- L’ermite s’habitue à sa vie solitaire. Son visage et ses mains se sont mis à brunir, Sa démarche devient aussi vive et légère Que celle des grands cerfs qu’il voit vivre et mourir. Dans le ciel étoilé, pour lui, plus de mystère ; Dans son coeur, peu de crainte et peu de souvenirs. Il écoute le vent des confins de la Terre Qui l’accompagne au temps de veiller et dormir. Il aime l’eau, la claire ou la trouble et profonde ; Il vibre dans l’écho de la rumeur du monde Comme vibre en un temple une âme d’homme pieux. Il lit de Lao-Tseu les phrases sibyllines Que répète après lui le pluvian des collines ; Il fait sa religion de ce livre sans dieux. Voie sur berge ---- En cette fin d’été, la nature est charmante Et d’y errer sans fin le rhapsode est tenté ; Si tu n’existais pas, il faudrait t’inventer, Grande friche déserte où mille insectes chantent. Parti tôt le matin de la ville dormante, Le vieux barde a suivi les sentiers enchantés, Chemins qu’il est souvent seul à vouloir hanter Vers le lever du jour, de sa démarche lente. L’hirondelle tardive y plane maintes fois, Et la salutation de sa petite voix Rappelle le penseur à la douceur du monde. Vous verriez tout cela, si marcher vous vouliez Du port de Saint-Denis jusqu’en Aubervilliers, Rêvant près du canal, dans les reflets de l’onde. Paresse matinale ---- Un troll se demandait s’il irait en maraude Au travers des vergers que baignait le soleil ; Le monde lui semblait alangui de sommeil, Comme l’était aussi son regard d’émeraude. Pourquoi se rendre aux champs, tant de lutins y rôdent ! Bouger, ne pas bouger, après tout, c’est pareil : Autant laisser couler le breuvage vermeil Qui procure au passage une sensation chaude. Du soleil à présent s’alourdit le rayon ; Un troll n’est point léger comme les papillons, Il vit de bonne soupe, et non de pure sève. Il réfléchit encore, et puis il perd le fil, N’ayant le moindre goût pour ce qui est subtil, Il ne réfléchit plus, il s’abandonne au rêve. Feuilles volantes ---- Cliquette, clavier, pour des pensées molles : Elles peuvent prendre un sens épineux. L’été, sur sa fin, devient lumineux ; La chauve-souris dans les grands bois vole. Point de bruit encore aux cours des écoles ; Silence insolite au coeur de ces lieux. Le jour raccourcit, le soir, sous nos yeux, L’été se finit, soyons moins frivoles. Muse, le temps file ; ah, vraiment, que n’ai-je L’art de ralentir des jours le cortège, À l’automne, ainsi, nous pourrions surseoir. Barde, trace-nous, de ta plume fine, Le chant qu’aujourd’hui ton cerveau rumine : Ou chante-le-nous, dans la paix du soir. Alchimie ----- Plus chaud que le fourneau d’où sort le noir émail, Le druide a fait fumer un gros engin de cuivre (Et l’art qu’il déploya n’est point tiré d’un livre ; Jamais cet atelier ne vit un tel travail). La braise ayant atteint la rougeur du corail, Une étrange magie a commencé à vivre. L’homme fixe la flamme, acharné à poursuivre L’oeuvre se reflétant dans ses yeux de vitrail. Alors il contempla la construction hardie Puis il la surchauffa, d’une torche brandie Produisant un brasier à nul autre pareil. Le mage entretenait ce petit incendie Juste pour le plaisir de tiédir ses orteils Lorsqu’il ne pouvait point les offrir au soleil. Quelques promenades ---- C’est un doux passe-temps, marcher dans la nature, Contempler les aspects de ce bel Univers, Apercevoir des lieux maintes fois découverts, En deviner parfois la fine architecture. Lieux dont je ne saurais produire la peinture, À peine si je sais les dire dans mes vers Où j’aime vous parler de cent sujets divers, Ou dire de mes jours la modeste aventure. J’écris de mes plaisirs, et non de mes regrets, De phrases sur les murs, et non de mes secrets ; De moi-même je suis l’imparfait secrétaire. J’écris sans réfléchir, et sans analyser : J’ai de plaisants sujets, pourquoi les déguiser ? Mais ce qui est plus beau, ce sont vos commentaires ! Vieux récit ----- Le dit du charpentier n’est point une romance Qu’on se réciterait en buvant du vin blanc ; C’est un sombre récit qu’on évoque en tremblant, Et qui ne finit point aussi bien qu’il commence. Un prophète perdu sur cette Terre immense, Exposé dès l’abord aux sarcasmes mordants : Il insista, disant bienheureux les perdants, Et que lève le blé quand se meurt la semence. Un peuple se nourrit de ses fables, toujours, Et des imprécations du dernier de ses jours, Quand un larron douta de ses dons prophétiques ; J’en appris autrefois, dans un livre, en latin, (D’autres vont préférer le grec de Constantin), Et je me les récite, au soir, sous les portiques. Oubli de l’Empire ----- Cet ermite n’a plus, d’un Empereur, les yeux ; Il a d’un bûcheron le paisible visage, Il a d’un braconnier l’indifférent courage, Il est sans nul pouvoir, à la face des Cieux. Il dit : Je finirai mon parcours en ces lieux Sans vouloir en tirer d’excessifs avantages ; Le langage du vent deviendra mon langage, Je ne scruterai plus les arcanes des dieux. Ainsi qu’est la saison, mon âme sera telle. Je vais où le chemin me conduit et m’appelle, Et je deviens celui que je peux devenir. Aux bois, de gouverner, l’Empereur se dispense, Ou bien d’administrer primes et récompenses : Sa paisible vieillesse il veut entretenir. Perspective ----- Lorsque j’étais marmot, j’admirais les vieux sages : Je les croyais munis de ce souverain bien, L’intime paix du coeur, plus précieuse, ô combien, Que de la société tous les vains apanages ! Me voici désormais, avec soixante ans d’âge, Tout aussi grisonnant que furent ces gardiens Auxquels je témoignais mes respects quotidiens ; Mais je n’ai point reçu leur noblesse en partage, Juste l’art de te rendre un peu moins monotone, Bienveillant univers dont ma candeur s’étonne, Juste l’art de chanter en dépit des tourments. Muse, merci à toi de n’être point morose Lorsqu’en ta compagnie j’avance lentement, Toujours respectueux du bel ordre des choses. Sourires de comptoir ----- On est plusieurs à rire auprès du vin vermeil, Ou du cuivre du cidre, ou des ors de la bière. C’est dimanche matin, faut surtout pas s’en faire, Nous qui ne sommes point des hommes d’appareil. Si le verre se vide, on reprend le pareil, C’est un jour où l’esprit ne voit rien de contraire ; La patronne est en forme, elle aime à nous complaire, Les trottoirs et les toits sont baignés de soleil. Le plaisir partagé nous donne un bon visage, La solidarité nous remplit de courage ; Bois un coup avec nous, vieux copain, juste un doigt ! Ici, nul ne s’ennuie et nul ne se dépite, Nul n’irait inventer de propos hypocrites ; On rigole à loisir, et l’on sait bien pourquoi. Dans les rues ----- Ce village est charmant quand il somnole encore, Que la nature aussi semble se reposer, Que les marchands, pourtant, commencent d’exposer Leurs légumes nouveaux que le frais soleil dore. Je parcours lentement cette rue que j’adore ; Des vendeurs ambulants y voudraient attiser Le désir du chaland, dont ils ne sont prisés, Ni les humbles objets dont l’étal se décore. Le marché matinal, de murmures bruissant, Affiche ses couleurs dans le jour commençant ; J’entends un carillon, ou bien, je le devine. Dans cette rue, mon coeur trouve à se contenter : Nul besoin de grand luxe, ou bien de rareté, Juste les pavés gris, avec cette pluie fine. Gwezeg --- Ici, une oasis de Bretagne profonde ; Un village indiqué par son ancien clocher, Des chemins creux passant au milieu des rochers, Un jardin de Bretagne où les plaisirs abondent. Puis encore, une paix à nulle autre seconde ; Des soucis de la Terre, on peut s’y décrocher, Sachant qu’ils n’oseront jamais en approcher ; Un endroit pour baigner dans la beauté du monde. Le dimanche matin, les vieux, à la taverne, S’assemblent pour parler de tout ce qui concerne Leurs modestes plaisirs, leurs labeurs quotidiens ; Village qu’à regret, tout jeunots, ils quittèrent ; Mais combien fut heureux leur retour à la terre, À Gwezeg, où, dès lors, leur vie se passe bien. Vieux phénix ----- Une dernière fois, tu rêves sur ta branche. Le jardin est paisible, où mûrissent les fruits, La ville est endormie au matin, c’est dimanche Et le jour est ici moins bruyant que la nuit. Une dernière fois, tu rêve sur ton arbre Vers lequel ne viendra nul renard, nul trompeur ; Le jardin est orné d’un Apollon de marbre Qui semble t’admirer de ses beaux yeux rêveurs. Ce temps est revenu : tu as lu tous les livres, Il n’est plus temps de rire, il n’est plus temps de vivre : Un phénix mûr se doit de savoir s’endormir. C’est, une fois de plus, le temps des belles flammes Qui dansent dans le vent comme danserait l’âme… (Si l’on pouvait danser au moment de mourir). Chercheurs à plein temps ----- Mes maîtres de jadis, qui furent bien savants, J’ai d’eux des souvenirs que j’aime et que je prise ; C’étaient des mandarins, pas des chefs d’entreprise, La voie de la culture ils s’en allaient pavant. Aussi, leurs résultats, ce n’était pas du vent. La créativité que chaque jour attise, Le goût du bon travail, sans nulle convoitise, Les pauses-discussions qu’on s’accordait souvent… L’âme par la recherche était parfois grisée Comme s’enfle une voile au gré d’une risée Et que la frêle nef accélère, sans bruit. Rêveurs que nous étions, rêveurs dans l’aube claire, Mais notre temps peut-il en songes se complaire, Ou ne dirait-on point qu’à ce jour, il les fuit ? Lointain ponant ----- Le justicier, chevauchant bravement, Ramène l’ordre ; il n’a pas froid aux yeux, A pour cheval ce qui se fait de mieux : Gargantua peut garder sa jument. Pour les bandits, c’est malheur et tourment ; Ne sont en paix nulle part sous les cieux, Mais bien toujours craintifs et soucieux, Tel fut Caïn scrutant le firmament. Un chien vaillant, bien que parfois étrange, Par son talent mérite la louange ; Pour la justice il déploie son ardeur. Le justicier du devoir se contente ; Le jour s’achève, et le voilà qui chante Pour son cheval, quand le soleil se meurt. Fraîcheur estivale ---- L’air, qui était trop chaud, est redevenu doux. Les livres du bureau recueillent la poussière, De temps en temps j’absorbe une gorgée de bière ; En haut du marronnier danse un écureuil roux. Les fourmis, dans le jour, s’aventurent partout, Transportant leur fardeau, noires dans la lumière, Sans aucun clignement de leur oeil sans paupière, Heureuses d’accomplir leur corvée jusqu’au bout. Je suis reconnaissant au plafond de nuages Et à son compagnon, le vent frais et joyeux Qui les fait progresser au ciel, devant mes yeux ; Quoi de plus verdoyant que cette herbe sauvage, Quoi de plus gazouillant que les oiseaux des cieux ? La brise fait danser, dans les airs, le feuillage. Lune festive ----- La lune bleue au ciel est on ne peut plus sage ; Pendant qu’un sablier une veille comptait, Je la vis ce matin, qui lentement montait Surpassant, pour finir, les tours de quinze étages. De la festivité c’est l’antique présage ; Le barde-chamelier, qui au désert chantait, À son peuple fidèle un livre présentait Dans lequel fut inscrit ce savant témoignage. Buvons donc un godet à cette lune sainte ! Et buvons à la loi, sur le fond du ciel peinte En taches de lumière, en astres voyageurs, En corps majestueux, qui dans leur longue marche Font avancer parfois une planète, une arche Où vivent sûrement quelques autres buveurs. Fin juillet ----- Le doux juillet se termine en beauté, Portant au ciel une clarté nouvelle, Et l’on y voit danser une hirondelle Revendiquant des airs la primauté. Petit oiseau volant de tous côtés, Que la saison ne te soit point cruelle ! Dans ce jardin, que la vie te soit belle, Que le plaisir ne te soit point ôté. Ai-je des mots pour nommer les couleurs De ce feuillage et de ces mille fleurs Dont la nature a couvert cette plaine ? Dire ne puis ce décor chatoyant, Cette fraîcheur, ce refuge attrayant Où tout le jour murmure une fontaine. Plumes diverses ---- Ceux qui lisent Gotlib, les pluvians chanteront ; Ceux qui sont vaniteux promèneront leur gloire ; Ceux qui sont triomphants clameront leur victoire ; Les Babyloniens leurs hauts murs vanteront ; Les poètes obscurs des mystères diront ; Les savants débattront de croire ou ne pas croire ; Les Rabelaisiens commanderont à boire ; Les imaginatifs sur les murs écriront ; Les parleurs hésitants ne sauront point quoi dire, Désabusés qu’ils sont des larmes et du rire ; Les purs indiqueront où se trouve le bien. Les amoureux feront l’immortelle louange De l’amour, du bonheur, des saisons, de leur ange ; Moi, qui suis paresseux, je ne vous chante rien. Inscription temporaire ---- Comme traçant des traits sur la vitre embuée, Le barde assemble ici des vers, devant tes yeux ; Et tout dans la maison se fait silencieux Comme peut l’être, au ciel, une blanche nuée. La signification vite distribuée Entre deux mots banals et quatre mots joyeux, La construction du thème avance pour le mieux, Qui de son sens profond n’est point infatuée. Sonnet de rien du tout, caprice d’un matin, Qu’aurait pu composer une ondine, un lutin Ou bien un petit troll trouvé dans une fable. Texte qui ne dit rien, donc jamais il ne ment ; Juste de quoi meubler le silence, un moment, En lui substituant un babil ineffable. Bardes folâtres ----- Toute terre est pour nous Pays de Poésie : Les clairières s’ouvrant au coeur de la forêt, Le sombre cimetière en la nuit obscurcie, Le parc où Du Bellay cultivait ses Regrets. Pays de Fantaisie, et non de Frénésie ! Sans haine, sans lourdeur, sans le moindre secret, Nourris de petits plats, non de vaine ambroisie ; Heureux de raconter le monde vu de près Ou de redécouvrir le lieu natal d’Homère ; Ainsi se forme un livre à la mince épaisseur Où l’ondine répond à l’antique chimère, Livre commémorant des instants de douceur Dans cette herbe où jadis (t’en souvient-il, ma soeur ?) Un tigre minuscule avait perdu sa mère. Dans l’atmosphère ----- Le père Dupanloup, voyageant en ballon, Promenait noblement sa gloire majuscule Que venait rehausser l’éclat du crépuscule Qui de rouge marquait la crête et le vallon. Son vagabond parcours n’avait point de jalons ; Car, dans les airs, chacun sans obstacles circule, C’est le souffle des vents qui la route calcule, Bâtissant un chemin qui peut être fort long. Or, une précaution s’avère salutaire : C’est de ne jamais rien laisser traîner à terre, Sinon, l’aéronef s’en trouve ralenti. Je sais qu’une chanson (faite par des andouilles) Prétend que Dupanloup de la sorte s’embrouille : Mais, selon les experts, ce couplet a menti. Fin d’une dynastie ------ Les voisins de l’Empire, étant ses ennemis, Se sont ligués entre eux pour sa grande infortune : Ils en avaient assez de se trouver soumis À la loi du tribut, cette charge importune. Occupant la campagne, asservissant les villes, Quand les meilleurs soldats sont tombés sous leurs coups, Ils ont apprivoisé les peuplades civiles En offrant leur butin, sans faire de jaloux. L’empereur s’est caché, ses ministres aussi. Des nobles d’autrefois, plus un ne revendique Même un petit lambeau de pouvoir politique. Pour le Dieu des combats, ce n’est pas un souci, Il trône dans son temple avec un fier sourire ; Le chaos lui plaît mieux qu’un immuable Empire. Navigation approximative ----- Rêvant qu’à naviguer je consacre ma vie, J’imagine un vaisseau rapide, étroit et long, Au coeur des eaux, bien loin des forêts, des vallons Et des pistes des bois dans d’autres temps suivies. Sur ce pauvre rafiot (et nul ne me l’envie) Je poursuis des lutins, des feux, des rêves blonds Et le pluvian des mers qui toujours dit : Allons ! L’aventure océane aujourd’hui te convie. Mâts de bois patiné, voiles de tissu noir, La nef presque invisible aux approches du soir S’en va, jour après jour, d’une paisible allure. Plus que l’entrée au port, j’apprécie le départ : Négligeant de brosser ma grise chevelure, Je manoeuvre un bateau partant pour nulle part. Orgie souterraine ----- Explorant l’inframonde, à mille pieds sous terre, J’y vois des animaux s’amusant diablement ; De plusieurs jeux nouveaux posant les fondements, Ils semblent se livrer une amusante guerre. D’aucuns, qui sait comment, font un bruit de tonnerre ; D’autres changent leur corps en bizarre élément Capable de produire un bel ébranlement Dans ces étroits couloirs plusieurs fois millénaires. J’hésite à m’introduire en la troupe mêlée, Craignant que ma raison ne s’en trouve ébranlée ; Je m’éloigne plutôt du gouffre inframondain Pour retrouver le ciel, le vent, la forêt verte Et surtout le ruisseau et sa plage déserte Où le barde, parfois, se prend pour un ondin. Recueil de vers ----- Si je t’ouvre au hasard, livre à la tranche d’or, Tu offres à mes yeux des récits millénaires, Avec des ducs, des rois, des monstres sanguinaires Et des aventuriers en quête d’un trésor. Puis ma plume, à son tour, veut prendre son essor : Faire parler en vers le chêne centenaire ; Et chanter le ruisseau dont l’eau nous désaltère ; Et rêver l’océan qui, plus que l’homme, est fort. Vers l’heure de midi, la bienfaisante brise A rafraîchi la plage, et la sirène éprise Voit sur la rive un troll qui danse comme un fou. Quand je vais évoquant le troll et la sirène, Poètes du passé, j’écris aussi pour vous, Bardes qui nous contez la condition humaine. Plume d’antan ----- De Louise est la plume forte et douce, Et chaque fois, bien ajusté, le trait. Belle on la voit sur ses divers portraits, Nymphe des bois qui danse sur la mousse. Or notre siècle un peu moins de chants pousse, Métier auquel maint auteur se soustrait , Et des anciens cultivant les extraits, Vers le passé ce long chemin rebrousse. Tes doux écrits, nous aimons les revoir ; Nous en tirons un aimable savoir Et de tes jours le charmant témoignage ; Mais une fois prise cette leçon, Je veux t’offrir ma petite chanson, De sympathie et d’estime le gage. Sombre jardin ----- Approchez, mes enfants, le barde va vous dire Un conte qui provient de son étrange humeur. C’est le dit du jardin. Il est sombre, endormeur, Comme un gouffre où le vent se lamente et soupire. La chauve-souris vient quand le jour se retire ; À l’heure où les vergers baignent dans la douceur, Les buissons de ce parc se tordent de douleur, Tout comme au souvenir d’un atroce martyre. J’y vois pourtant des fleurs, et cela n’est pas rien ! Découvrir en ce lieu quelque chose de bien, Voilà de quoi bercer et consoler mon âme. Il est vrai que ces fleurs ont pour suc un poison Qui emballe le coeur et détruit la raison ; Le soir, en cet enclos, plus d’un oiseau se pâme. Dupanloup voit une ondine ------ Le père Dupanloup, non loin d’une rivière, Faisait une excursion, profitant de l’été. Une femme apparut : ça le fit sursauter. Or, c’était une ondine, et pour lui, la première. Elle se tenait là, ni modeste ni fière, Ne dissimulant point son étrange beauté. L’évêque se sentit de désir transporté : On lisait dans ses yeux sa muette prière. Belle, venez vers moi, vous pourriez trouver pire, Si vous me recevez, si vous daignez m’élire, Jamais n’aurez tenu un si charmant oiseau. Monseigneur, ce n’est point que me manque l’envie, Ou que du haut clergé je me montre ennemie ; Mais j’aime un petit troll, qui est vraiment plus beau. Méditation estivale ----- La rosée du matin commande d’être heureux ; Le soleil qui n’a point repris toute sa force Anime la terrasse en caressant l’écorce Des marronniers au tronc antique et vigoureux. Aucun souci au coeur, aucun nuage aux cieux : Il est tôt, ce n’est point le temps où l’on s’efforce, Tout juste on parlera du travail qui s’amorce Et qui, bien entendu, sera fait pour le mieux. Puis la journée défile et le jardin se dore ; Le vin coule, bien frais, d’une petite amphore Et tout va, doucement : rien ne sert de courir. Au soir, le barde entend les cris des hirondelles Qui semblent affirmer que la journée fut belle, Quand, au ponant du ciel, le soleil va mourir. Intrusion ----- Par les chemins étroits je voyage sans trêve, Je ne ralentis point quand l’orage s’abat. J’arpente les régions du Grand Pays du Rêve, Le silence est si grand ! J’entends mon coeur qui bat. Le faune en ces grands bois ne prend point ses ébats, Le troll n’y chante point sa cantilène brève ; L’ondine et le lutin n’y tiennent nul débat, L’ondin ne trace point de rimes sur la grève. Mais par-delà ces lieux sombres et solitaires Se trouve le Jardin qui premier fut sur Terre : Plein de curiosité, j’en approche, sans bruit. L’effroi glace mon coeur ; la crainte m’accompagne. J’entre en ce bel enclos, derrière la montagne, Et j’y vois un serpent méditant sur un fruit. Lune trouble ----- Dupanloup, tu montrais du respect pour les rites, (Un culte, aurait-on dit, venant du plus lointain Qu’il ne nous en souvînt), cherchant dès le matin Ta compagne du jour, femme grande ou petite. Toutes, tu leur disais des choses souvent dites : Soit le noble jargon de tes livres latins, Soit de petits extraits d’un texte libertin ; Mais toujours célébrant la gloire d’Aphrodite. Dupanloup, nous n’avons pas autant d’amoureuses, Notre sévère époque est bien plus rigoureuse Et bien plus sobre aussi est notre faible chair. Dupanloup, de plaisir ayant gorgé ton âme, Tu voudrais retourner au temple qui t’est cher, Mais ton corps n’en peut plus, et voici qu’il se pâme ! Beuverie au désert ----- ous les soldats du roi, en puissant équipage, Vieil ermite, ont franchi ton ruisseau familier ; Ils grillent de la viande et font un fort tapage, Fantassins et sapeurs, éclaireurs, cavaliers. Ils n’iront aujourd’hui sur les lieux de carnages, En désordre par terre ont laissé leurs souliers, Ils boivent goulûment, ces joyeux personnages, Et le bord du cours d’eau leur tient lieu de cellier. Bientôt s’éteint en eux la moindre ardeur guerrière, Le moindre goût d’entrer en actions meurtrières : Ni même de frapper les antiques tambours. Par sa sobriété, l’ermite les désarme, Et de leur meilleur vin, ils lui offrent toujours. Vers la fin, il leur dit : Je veux bien. Une larme. Errance obscure ----- Un barde vagabond va sur la terre pâle. Noyé dans son silence, il compose sans bruit Un chant pour la licorne aimable qui le suit Et qui, frileusement, se protège d’un châle. Le ciel est de velours et la lune est d’opale. Devant le regard vert de Saturne qui luit, Le barde et la licorne ont traversé la nuit ; Sur les bords du chemin, quelques fleurs sépulcrales. On entend murmurer les crapauds dans les prés : Ils disent des sonnets, et leurs mots éthérés Semblent, dans l’air obscur, des mots de tourterelles. La licorne en dansant et le barde en marchant Éprouvent une faim quasi surnaturelle ; Mais ils ne peuvent point manger les fleurs des champs. L’ondine s’aventure ----- L’ondine solitaire est partie à l’aurore ; Nul ne sait avec quel mystérieux dessein Elle quitte rivière et cascade et bassin Pour gagner le sentier à l’étonnante flore. Le monde des éclats du matin se colore ; La mousse des sous-bois forme de verts coussins, L’écorce du platane a d’étranges dessins, Une racine au sol semble une mandragore. De sinople et d’argent, tels sont les deux émaux Dont les arbres, ce jour, ont orné leurs rameaux ; Mais que leur veut, enfin, la naïade qui rôde ? À midi, quand du ciel tombe un rayon de feu Sorti d’on ne sait où, comme issu du ciel bleu, Survient un jeune troll au regard d’émeraude. Antique taverne ------ Saveur des brèves de comptoir, Clarté du trottoir où l’on fume : Il y fait bon vivre le soir, Quand la joie commune s’allume. La tavernière est rayonnante, Le cuisinier, un brin moqueur, Raconte des choses charmantes Que, d’ailleurs, nous savons par coeur. La terrasse est auréolée, Non pas de lys ou de jasmin, Mais d’un nuage de fumée. La muse rit et prend du vin (Pas beaucoup, deux ou trois gorgées) ; Les soucis ? On verra, demain… Vers le ponant ----- Lao-Tseu, s’éloignant des bourgs et des cités Avec un buffle gris pour unique fortune Vers l’Occident suivit les ornières communes ; L’animal l’emmenait, nullement agité. Il n’allait point quérir une divinité, Il n’était point pressé de dettes importunes ; Il savait qu’au lointain brille la même lune ; Il partait sans angoisse et sans curiosité. Un garde frontalier, le trouvant peu loquace, Demanda qu’il laissât au papier une trace De l’étrange savoir qu’il avait longtemps tu. Dans le poste de garde, il s’en donna la peine Jour après jour dictant (sa voix était sereine) Un livre intitulé « La Voie et la Vertu ». Théophile à Roncevaux ----- La vallée retentit d’une clameur si forte Que Charlemagne au loin l’entendit clairement : Vers l’Espagne il revint, chargé de son tourment, Puisqu’au fond de son coeur l’espérance était morte. Jamais un empereur n’a souffert de la sorte. Ce qu’il voit devant lui, c’est son neveu Roland ; Ce qu’il voit dans les cieux, c’est Saint Michel volant Qui dans ses blanches mains l’âme du mort transporte. L’empereur est courbé, il sent qu’il est bien vieux, Le gazon est mouillé des larmes de ses yeux Et la raison lui est plus qu’à demi ravie. Il s’en remet à Dieu, quant à son propre sort. Il n’a plus le vouloir de poursuivre sa vie, Mais ce serait péché de désirer la mort. Excursions ---- Vivre où se trouve l’air plaisant à respirer, Au plus fort de l’été se tenir dans l’ombrage, Suivre d’un vaste lac le merveilleux rivage, À ces quelques plaisirs nous pouvons aspirer. En ces lieux bienfaisants, quelques vers murmurer, S’imprégner de l’esprit de ces chemins sauvages, Puis vers le haut des monts (il y faut du courage) Avancer, recherchant le bonheur d’explorer La forêt abritant tout un peuple d’oiseaux, Traversée de sentiers dont l’étonnant réseau Propose maints détours au visiteur fidèle : Voilà de quoi, sans doute, occuper plus d’un jour (De ces jours qui s’en vont, l’été, à tire-d’aile), Dans la joie des départs et la joie des retours. Chanson de toile ---- J’écris ces vers, disant un peu de moi, De mes amours, de mon art, de ma vie ; Rien n’y verrez qui puisse faire envie, Tout le premier, mon coeur s’en aperçoit. Je ne comprends pas tous les jours pourquoi La muse auprès du clavier me convie ; Mon écriture, aux rimes asservie, Avec plaisir chante, à ce que je vois. Soit pour le rire ou pour les tièdes larmes, Pour le bonheur ou l’ennui qui désarme, De ce pinceau viennent des ornements ; Beauté du diable ou drame de l’archange, Plaisanterie ou vibrante louange : De cette plume en surgit le roman. Bergère en armes ----- Quand Jeanne d’Arc reçut la forte lame Et l’étendard, un jour qu’il faisait beau, Tous ont prié dans la cour du château, Tous partageant la grande et sainte flamme. Quand saint Michel a parlé à son âme, Quand la bergère a laissé son troupeau Pour relever de France le drapeau, Un fier courage emplit son coeur de femme. Et, chevauchant dans le froid des matins, Sous un ciel clair ou sous de lourds nuages, Portant un feu qui jamais ne s’éteint, De l’ennemi, ne crains le dur visage ! Jeanne, sois forte, affronte le destin : Tu n’iras plus dans ton petit village. Abdication ----- L’Empereur se retire en la verte colline, Il ne veut plus régner, même sur un oiseau. Aux abords du torrent le Fils du Ciel s’incline Pour puiser la vertu et la paix dans ses eaux. Un pluvian le contemple au travers des roseaux, Plus haut sur le sentier se faufile une hermine ; Le renard au terrier songe, et ronge des os, Le feuillage au soleil de midi s’illumine. Combien sont oubliés les fastes de la cour ! L’Empereur à présent flâne, jour après jour, Afin d’entretenir sa paisible vieillesse. Il n’a point mis de piège où le gibier se blesse ; Il a pour lit l’herbage, et pour toit le ciel bleu ; Il a plus que jadis l’apparence d’un dieu. Sagesse du pelgrane ----- Un érudit bien ivre aperçut un pelgrane Qui lui dit de flouter ses manifestations. L’érudit lui fit part de son approbation : Le floutage est requis par la licorne et l’âne. Le pelgrane évoqua du verbe les arcanes, Puis les lettres d’amour et leur conservation ; Enfin, les grands bienfaits de la divagation Ou d’un bel aphorisme émis par un iguane. Le pelgrane n’est point dans l’erreur populaire, Il ne propage nul fuligineux mystère Phénoménologique écrit en allemand. Il traverse le ciel avec grande assurance ; S’il trouve un érudit que sa vue met en transe, Il lui parle sans crainte et sans emballement. Rhapsode exalté ----- En évoquant l’amour et la mort, tu t’éclates, Banville, noble barde, et tu te fais un jeu De nous montrer la reine allumant, comme un feu, Le ravageur désir dans un coeur écarlate. Sous ta plume, qui l’orne, et doctement le flatte, Cupidon s’applaudit d’être le meilleur dieu Qui oncques n’ait plané sur un fond de ciel bleu, Ainsi que ton écrit justement le relate. Le soldat, cependant, voit décliner le jour ; Il commence à douter du pouvoir de l’amour Et même, osons le dire, à soupçonner un piège. Ils salivent déjà en gémissant, les chiens, Tandis qu’au sanctuaire où l’immolateur siège, Moloch se réjouit de l’offrande qui vient. Splendeur des blasons ----- Chandelle de sinople, incomparable émail, Ornant de tes reflets le robinet de cuivre, Au pays des blasons ma plume te veut suivre ! Tu seras le sujet d’un prodigieux vitrail Où se promènera le magique bétail : De sable un crocolion, de platine une vouivre, D’argent un gidouillon, d’orange un rhapsode ivre, Plus une basilique avec son grand portail. Le soleil, traversant cette verrière étrange, Fera sur mon bureau danser quelques archanges, Comme s’ils désiraient se disputer le ciel, Comme rivalisant auprès de leurs disciples, Comme voulant piquer son trône à Saint Michel, Ou pour (car c’est dimanche) amuser le dieu triple. Récitations ----- Quand nous étions à l’école, Ronsard allions apprenant ; Récitons-le maintenant, Ce qu’il dit n’est point frivole. Car, malgré le temps qui vole, Ses mots restent pertinents : Il décrit, c’est étonnant, Nos amours sages et folles. De sagesse il se nourrit, Dont il fait un pot-pourri ; Aussi d’air et de fumée. Sombre peut être la nuit, Mais son souvenir y luit : C’est une lampe allumée. Prince hédoniste ----- Un prince est-il heureux dans les plaisirs barbares ? La vestale l’incite à savourer le bien Au nom de l’exotisme ; avis épicurien Qui vante la vertu, au motif qu’elle est rare. « Mais, quand le soleil brille, est-il besoin d’un phare ? J’ai mon code moral, et l’Empire a le sien : Et nous aurons recours à nos anges gardiens Si le soleil, demain, mourait sans crier gare. » Du midi, du ponant et du désert liquide Sont venus à la Cour ceux que le plaisir guide : Ainsi que vient l’abeille en un champ de pollen. Aux avertissements de la sage vestale, Le prince a répondu : « Cette fête orientale N’aura point de déclin, nous promet Segalen. » Refuge ---- Dans le foyer rougit la braise, Les jours se passent, sans douleur. L’aube au jardin verse ses pleurs, Le ciel n’est point une fournaise. Les escargots rampent à l’aise, Les bourdons vont de fleur en fleur ; Les roses sont de rouges coeurs Bienheureux quand le vent s’apaise. Le jour s’étire et traîne un peu, Un plat mijote sur le feu ; Au jardin, les ombres s’allongent. Le crépuscule est embrasé, Le ciel est un décor de songe ; Ce jour, pas besoin d’arroser. Jardin lointain ----- Errant un soir au jardin plutonien, Je fus charmé de son heureux ombrage : Si foisonnants en furent les feuillages Que l’on eût dit d’un bois amazonien, Ou des vergers dont les Babyloniens En leurs écrits ont donné témoignage ; Ou de l’Eden, d’où notre humain lignage Fut exilé par décret draconien. Après souper, des joueurs de cithare Firent sonner, pour un vieux roi barbare, Un air guerrier sous ces nobles rameaux ; Ô longue nuit de musique baignée Et d’une voix de muse accompagnée, Consacre Eros, et Bacchus, son jumeau ! Nerval à Roncevaux ----- Mille morts enterrés, rien de cérémoniel ; Mille moines priant sous des toiles de tente, Après le grand combat, la bataille éclatante, Vient sur ce noir vallon le temps pénitentiel. Âmes des chevaliers, vous fûtes trop ardentes, Vous êtes à présent des éclairs dans le ciel ; L’Empereur ne craint point l’orage torrentiel Qui lave obstinément cette vallée sanglante. Empereur, tu n’as plus ce courage de lion, Lequel faisait naguère avancer, par millions, Les soldats qui, pour toi, suivaient les longues routes ; La fierté de César, l’ambition d’Attila, Tu n’as plus rien de ça, car ton neveu gît là : C’est un deuil sans appel pour ton coeur en déroute. Ce jour-là ---- Hérode, à voir la danse, eut le coeur enflammé ; Il lui semblait capter la divine lumière Que, par un jour d’été, l’on croit sentir derrière Les reflets par un astre éclatant allumés. D’incestueux amour ce monarque animé A requis du bourreau la lame meurtrière, L’ermite a murmuré son ultime prière, Son visage a terni, tel du bois consumé. On entend retentir la fête qui ne cesse ; Salomé fait effort pour cacher sa tristesse, Contempler son cadeau est pour elle un tourment. Le regard du prophète a-t-il perdu sa flamme, Ou bien, en y plongeant son amour et son âme, Y trouve-t-elle encore une vigueur d’amant ? Dragons voyageurs ----- Le dragon vert, un jour, les hauts monts franchira ; Le dragon rouge au lac attendra qu’il revienne. Le dragon jaune ira boire un café dans Vienne, Et c’est le dragon bleu qui le lui servira. Le dragon rose au loin des trésors trouvera, Le dragon gris verra l’arche antédiluvienne ; Le dragon noir, afin que chacun s’en souvienne, Tous ces événements aux tables gravera. Ces monstres bienveillants sont gardiens de nos gloires ; Les jours de notre histoire abreuvent leur mémoire, Ceux qu’on doit déplorer ou ceux qu’on doit vanter. Moi, me désaltérant d’un peu de bière blonde, J’écris ces quelques mots qui sont là pour chanter Les sept dragons chinois, les sept gardiens du monde. Gravures fabuleuses ------- Monde étonnant de Gustave Doré : Un noir démon vers le sol appareille, Un animal au langage s’éveille, Un grand buisson se met à murmurer. Gargantua s’apprête à dévorer Une ventrée de viandes nonpareilles ; Alice marche au Pays des Merveilles Où les rosiers sont richement parés, Où Tourne-Disque et Tournedos se battent, Craignant pourtant qu’un corbeau ne s’abatte Ou que le ciel ne se prenne à tonner. Par de tels traits, les récits, les nouvelles Et les romans superbement ornés Furent pour nous des lectures plus belles ! Robert l’homme-grenouille ------- Robert devient atlante aussitôt qu’il s’endort : Il franchit la surface où le ciel se reflète, Puis un passage étroit, tunnel ou corridor, Qui sous l’Océan mène à sa base secrète. Il n’a point rangé là d’armes ou de trésor ; Il n’y médite point sur des formes abstraites, C’est juste un endroit sombre où se posent son corps Et son âme pour jouir d’une calme retraite. Qui vient l’y retrouver ? La sirène ? La fée ? Madeleine portant le Vin qui resplendit ? Le groupe turbulent des enfants de Morphée ? Peut-être cette aimable et nostalgique rose, Qui, bravant du cosmos les sombres interdits, Sur un astéroïde autrefois fut éclose. Monde vu du bord du toit ------- Tu tiens ton appareil dans ta petite main Et tu prends la photo de ces architectures Où l’on distingue un peu de ta frêle stature ; Hauteur du gratte-ciel, vertige de l’humain. C’est oeuvre réaliste, et non caricature. Tu montres tes orteils, qui ont fait tel chemin, Les immeubles surgis du jour au lendemain Et les étroits rebords où ton pied s’aventure. Images que l’on voit au détour d’un journal, Ou d’un forum, d’un blog, ou tout autre canal, Munies de descriptions et autres commentaires : Les uns se demandant si c’est intéressant, Et d’autres si les toits ne sont pas trop glissants ; Or, moi, je t’applaudis, photographe-acrotère ! Cochon lunaire ----- Le cinquième porc fit un château sur la lune ; Au centre d’une plaine, hardiment établi, Près de la nécropole où sont ensevelis Des milliers d’ours vêtus de leur fourrure brune. Les lunaires journées s’y passent une à une ; Auprès de l’horizon, qui jamais ne pâlit, De mille astres l’éclat nullement ne faiblit ! La demeure du loup est en forme de dune. La lune n’a jamais d’instant crépusculaire ; Les critiques diront : « Ça manque d’atmosphère. », Ils ont un peu raison, d’ailleurs, dans l’absolu. Le loup et le cochon sont nourris par les fées Aux accords quotidiens de la lyre d’Orphée, Et de leur différend ne se souviennent plus. Fou bleu, fou blanc, fou rouge ----- Du fou bleu la doctrine est bien vite exprimée : Il daigne tout au plus dans l’azur se mouvoir ; Il n’est pas concerné par les autres devoirs, Et son âme n’est point aux combats enflammée. Le fou blanc apprécie la nature embaumée ; Le culte du plaisir, voilà tout son avoir, Il n’est pas attaché au culte du pouvoir, Et d’aucune ambition sa vie n’est animée. Le fou rouge est vaillant, il peut trancher les noeuds Gordiens, affronter l’eau, la poussière et le feu, Il n’a peur de personne, il n’a ni dieu ni maître. Ces trois sur l’échiquier n’ont jamais de souci : Bleu survole et Blanc rit ; Rouge frappe, précis, Le joueur, quelquefois, peine à s’y reconnaître. Sagesse de Scarron ----- Scarron, tu contemplais le labeur des humains Qui au monde voulaient donner une structure : Tu vis que tout finit par glisser dans leurs mains, Et retourner, sans faute, à l’état de nature. Horace l’avait dit, le rhapsode romain Qui prisait sa chanson plus que l’architecture. Quand s’usent les souliers se creusent les chemins ; Sans chemin, sans souliers se finit l’aventure. D’Horace le propos, sans qu’il soit aboli, Aux pages des bouquins a fortement pâli ; Classique devenu, on l’oublie, on le boude. Scarron, ton beau pourpoint fut troué sans espoir Que l’on pût le recoudre avec un long fil noir ; Mais tu ris de la chose, et tu lèves le coude. Lumière du soir ----- La chandelle, avant de s’éteindre, Paraît chercher un sens caché Aux vieux papiers un peu tachés, Sans le découvrir, peut-on craindre. Un désordre impossible à peindre Encombre meubles et plancher, Les étagères fait pencher Et semble vraisemblance enfreindre. Chaque verre a son fond de lie, Chaque table un monceau qui traîne ; Plus d’une sous la charge plie. Pareille accumulation vaine, Pareil bizarroïde ensemble : C’est à mon coeur que ça ressemble. Livre magique ----- Un livre qui parle de tout : Ça, c’est une chose épatante ; Voir le réel par tous les bouts, Saisir les choses importantes, C’est beau ! C’est excellent ! C’est fou. De plus, les pages sont vivantes, Elles grandissent d’un seul coup, Au gré des retouches fréquentes. Des érudits se lèvent tôt Pour y enregistrer leur science ; Comme les salles d’un château, Les feuillets de ce livre immense Les uns sur les autres ouverts : Quel beau reflet de l’Univers ! Écrire et penser ----- Je sais penser dans le silence, Sans y employer mon esprit : N’accuse point mon indolence… (Ça, je crois que tu l’as compris). Mais en écrit j’ai résidence (Dont tu ne dois avoir mépris) : Tu comprends cette ambivalence, J’aime des familiers surpris. Ces quatre ans ne sont qu’une étape (Et donc, pas besoin qu’on se frappe) ; Écrire n’a rien d’addictif. Souvenons-nous de ça sans cesse : Poésie est notre princesse, Dont nul ne peut être captif. Émerveillement ----- Quoi de plus beau qu’un Ronsard qui soupire Quand, de tendresse, il a son coeur transi ? Ses sonnets sont romans en raccourci Pour nous narrer le meilleur et le pire. Il nous conduit aux portes de porphyre Par où l’on passe aux mondes sans souci : Y croît la rose, et les amours aussi, Et les plaisirs, plus que je ne sais dire. Lecteur distrait qui ne fais que passer, Vois ces trésors par Ronsard entassés : Ils sont ici pour que tu les explores. Ton coeur pourra partager son émoi, Puisque ces mots furent écrits pour toi Qui ce sonnet de ta lecture honores. Théophile en galère --------------- Théophile, on t’a mis dans un étrange lieu, Sans même, emprès ta porte, une accorte voisine ! Sa Majesté t’avait accoutumé à mieux, Lorsqu’on te nourrissait des plats de sa cuisine. La faveur est hybride, ainsi que Mélusine, Changeante comme sont, dans le printemps, les cieux : L’autre jour, tu avais la reine pour cousine, À présent, tu t’ennuies parmi de pauvres vieux. Tu es barde, et ne dois craindre ta destinée : Qu’elle soit malheureuse, ou belle et fortunée, Rhapsode que tu es, tu n’y crois qu’à moitié. En exil avec toi, ta muse familière Te prodigue toujours sa joie et sa lumière : De la reine ou du roi, c’est toi qui as pitié. Dindon ----- Nous avions commandé l’image d’un dindon À Hokusaï, le peintre ; or, il se fit attendre Tant que nous, pour finir, lui fîmes bien comprendre Qu’un excessif retard serait sans nul pardon. Hop ! Il prend une feuille, il dessine un chardon, Un vieux mur, le dindon ; voilà, rien à reprendre. Ce rapide travail ne laisse de surprendre, D’autant qu’il est plus net que le dur corindon. « Pourquoi n’avons-nous pas été livré plus vite ? Lorsqu’on est si véloce, un retard on évite, À moins d’être guidé par d’étranges motifs. » Silence. Mais le peintre a sorti des centaines De dindons : dans des cours, dans des bois, dans des plaines ; Tous marqués du génie de son coeur inventif. Vaillant Petit Tailleur ----- La marchande s’approche avec son lourd panier ; Sur les murs, j’aperçois des mouches en pagaille. D’un coup de ton torchon, habilement manié, Tailleur, tu en tues sept, qui volaient ta mangeaille. Quittant alors le bourg qui te fut familier, Tu en vois s’éloigner les antiques murailles Et tu vas retrouver les arbres printaniers Ainsi que les géants cachés dans les broussailles. De la blanche licorne est vaine la fureur ; Face au noir sanglier, tu te montres sans peur ; Ils sont tous deux vaincus, aucun d’eux ne te blesse. Le vieux roi t’a donné de l’or par tombereaux, Une épouse charmante, un titre de noblesse ; Mieux, Éric Chevillard fit de toi son héros ! Plante déconcertante ------ Piaf-Tonnerre évolue dans un univers froid ; Il erre à l’aventure, éloigné de sa blonde, Ayant franchi des lieues sur la terre et sur l’onde Et gravi les grands monts, et traversé les bois. Le voici parvenu dans un étrange endroit Où pousse un végétal issu d’un autre monde : De quiconque le voit, la stupeur est profonde, Comme l’ont affirmé des errants d’autrefois. On dirait que la plante a, d’un regard oblique, Jeté sur Piaf-Tonnerre un coup d’oeil prophétique, Tout en lui dévoilant son étrange beauté. « Je prends la plante avant que sa fleur ne se fane », Dit l’oiseau, et, du plant qu’ont mûri les étés, Il put se préparer un grand bol de tisane. Jeune muse ----- Une vestale vient, vive, pleine de grâce, Qui semble de souci n’avoir, ce jour, aucun ; Dans le vieux jardin clos, souriant à chacun, Elle a l’air d’une enfant qui son bonheur pourchasse. Chaque moine croit voir de la Vierge la face ; L’abbé lui-même oublie le labeur importun. Il prend, comme ferait un homme du commun, Sur un vétuste banc la plus modeste place. Il n’est plus, à présent, imbu de dignité ; Contemplant, tout rêveur, sa soeur en chasteté, Il sent son âme emplie d’une indulgence heureuse. Il sait que de cela ne se tisse aucun lien. Il est serein. Pourquoi ? Il ne le sait pas bien, Absorbé comme il est dans sa joie nébuleuse. Cosinus et Fenouillard ----- Agénor Fenouillard a traversé le monde Dans des bateaux, des trains et des vaisseaux divers ; Lui, ses filles, sa femme, en ce vaste univers, Les voilà parcourant une voie vagabonde. Cosinus, vrai matheux aux intuitions profondes, Pour sortir de Paris n’a point eu le feu vert ; Il n’a gravi nul mont, exploré nulle mer Et ne connaîtra point les Îles de la Sonde. Fenouillard, mon ami, tu étais pourtant né Pour demeurer, paisible, au sein de ta famille, Non pour excursionner ainsi qu’un forcené ; Cosinus, mon héros, comme inventeur tu brilles ; Mais ta vie ne fut point celle d’un voyageur. L’auteur de vos destins est un sacré farceur ! L’infini dans un grain de sable ------ Pourquoi voulons-nous étendre Ce qui ne se borne pas ? Savourons chaque repas, N’allons point trop entreprendre. Cultivons notre vaillance, Adonnons-nous aux ébats ; Ne songeons point au trépas Ni au mal qui nous relance. Dans la lueur qui s’achève, Promenons-nous sur la grève : Plaisir d’une déviation. Car tous, nous vivons d’espoir. Chaque jour je le fais voir Dans ma versification. Hommage admiratif ----- Fréchette, tu remplis un énorme volume ; Certes, nous t’y suivons, mais nos pas sont tremblants, Nos yeux sont éblouis par cent mille astres blancs Et nos sens égarés par de grands bancs de brume. Voici le guerrier rouge : il ne couvre ses flancs Que d’un peu de peinture ou d’un soupçon d’écume. Voici, sous le wigwam, le calumet qui fume ; Et voici le chamane et son discours ronflant. Tu poursuis ton propos, ample sans être vague, Nous poussant vers l”avant comme fait une vague ; Le sens de tes sonnets converge en tournoyant. Bien des fois nous voudrons regagner ton rivage Afin d’y retrouver tes poèmes sauvages, Sortis superbement de ton coeur chatoyant. Transsubstantiation ----- Le fils du charpentier se tient dans son calice, Ressemblant à ce vin qu’il fit avec de l’eau. Églises par millions, quel gigantesque flot De présence liquide, objet de nos délices ! Satan, depuis longtemps, ne monte plus en lice ; Le dimanche, il sommeille en un vieux jardin clos, Tout content, ce jour-là, d’échapper au boulot, Et les heures sur lui, comme du bon vin, glissent. Le démon et le dieu importés d’Orient, Chacun sur son terrain, pensent en souriant Aux temps où la magie était si fort prisée. Tous les deux, rassemblant leurs souvenirs épars En concluent, de façon quelque peu malaisée, Que le sens du sacré s’est perdu, quelque part. Plume inlassable ----- Je me tiens à ma table ainsi qu’un chroniqueur ; Je bichonne à loisir mes textes qui s’allongent, Créant un monde heureux dans lequel je me plonge, Où tout se manifeste et vit selon mon coeur. J’entends le rossignol et le merle moqueur Qui demandent pourquoi, sur des mots, je me ronge ; Mais vous, gentils oiseaux, ne dites-vous vos songes Au peuple des guérets, à cet aimable choeur ? Votre voix, au bocage, habilement balance De sonores éclats et des temps de silence ; Comme vous, je m’exprime (en faisant moins de bruit). Comme vous, j’aime avoir une simple tribune Où je me tiens le jour ; et, dès que vient la nuit, Je déclame un beau vers pour amuser la lune. Dans l’ombre ----- Rimailleur qui noircit des pages (Y compris celle d’aujourd’hui) Rarement son coeur introduit Dans ses chants ; ce serait peu sage. Comme à sa fenêtre un voilage, Les métaphores, jour et nuit, Protègent le sens, qui s’enfuit, Empruntant un autre passage. Par ce silence qui perdure Sont soignées d’anciennes blessures ; Le barde ne les perçoit plus. À des sentiments trop lisibles, Préférons la marque invisible D’un mot que personne n’a lu. Édifice ----- Du Bellay, tant d’idées te viennent ! Ton coeur n’est jamais paresseux, Car il est héritier de ceux Qui, magiciens et magiciennes, (Y compris les cartomanciennes) Ont fait des pronostics nombreux, Que les rhapsodes valeureux Mirent en odes saturniennes. Nous savons qu’il fut bien agile En son latin, le fier Virgile ; Mais ton français est façonné Comme un miroir où l’oeil s’allume, Comme un temple, au fil de la plume, Que la rime vient maçonner. Jours insaisissables ----- Que l’humain soit actif ou bien qu’il se repose, Il subit la durée qu’il ne maîtrise pas. Il laisse tout glisser, mais sans baisser les bras : Il calcule sans fin corrélations et causes. Il réfléchit beaucoup, gardant ses lèvres closes. Quand l’imagination veut prendre ses ébats, Il la force à penser au sinistre trépas Pour qu’à trop de gaîté la gravité s’oppose. Homme, quoi que l’on fasse, on est pris en défaut ! À la complexité ne donne plus l’assaut ; Va donc comme le temps et le rêve te portent. Et si des cauchemars te tracassent toujours, Reçois-les, un par un, nuit par nuit, jour par jour ; Laisse-en la plupart se morfondre à ta porte. Ronsard polychrome ----- Ah, ces mots ronsardiens, de toutes les couleurs ! J’aimerais en orner ma fenêtre et ma porte ; J’aimerais absorber la douceur qu’ils apportent Et qui peut mettre fin à toutes les douleurs. Ronsard, tu nous montras comment parler aux fleurs ; Comment apprivoiser les parfums qui en sortent Et comment les offrir à des muses, de sorte Que sourie leur visage et que sèchent leurs pleurs. Si la vie n’est qu’un rêve, il ne faut qu’on se ronge À trop en supporter la charge à bout de bras, À trop analyser vérités et mensonges ; Aimons plutôt les fleurs. Elles ne durent pas ? Mais vois comme elles vont calmement au trépas, Sans y faire attention, sans trembler, comme en songe. Cauchemar d’Émile ----- Nelligan t’observa, monstre apocalyptique, Au milieu d’une nuit envahie de tourments. Il cherchait à te fuir par un escarpement ; Tu dirigeais vers lui ta course fantastique. Tu étais plus griffu que les ours de l’Arctique, Tu avais dévasté de nombreux campements ; Tel un démon lâché au jour du jugement, Tu venais lui porter un décret fatidique. Émile, cependant, suivait les chemins sombres, Et son ange gardien le protégeait, dans l’ombre, Surveillant de son mieux le démon affamé. Mais le monstre sursaute et se métamorphose : En charmant promeneur, le voilà transformé, Venu pour admirer l’Aurore aux doigts de rose ! Exaltation fugitive ----- Saisi d’inspiration, le rimailleur s’élance En son jardin de vers, et, de sa blanche main, Une nouvelle feuille il emplit, tout soudain, Sans faire à son esprit la moindre violence. Il écrit, sans lourdeur et sans outrecuidance, Ce que font les oiseaux dans son petit jardin, Ce que voit l’escargot traçant son lent chemin Et comment l’araignée prend ses proies sans défense. Sur un cheval épique, il n’est jamais monté ; Si ça s’était produit, il l’aurait arrêté, Déclarant poliment « Pardon ! Je dois descendre. » Mais les petits accords qu’il s’en va poursuivant Sont pour lui, chaque jour, une occasion d’apprendre ; Sous le regard du chat, sous la dictée du vent. Ravitailleurs ----- Perdre, exprès, son chemin dans la vaste forêt : Un plaisir de poète. Au hasard des empreintes, Du gazon aplati (est-ce par une étreinte ?) Des sous-bois où parfois le sentier disparaît. J’entends autour de moi les chanteurs des guérets, Les passereaux du jour, dont la joie n’est pas feinte ; Nul chat errant ne vient leur inspirer des craintes, Nul chasseur du dimanche avec son chien d’arrêt. J’écris dans ton ombrage, ô forêt bien-aimée, Où je vois défiler la pacifique armée Des insectes glaneurs, de ces petits héros ! Car il leur faut chercher, de l’aube au crépuscule, Des grains qu’ils porteront, ainsi que des Hercules, À leurs enfants disant « Encore ! On a les crocs. » Éveil ----- L’arbuste dit trois mots au zéphyr caressant ; Invisible, la brise a souri à la rose. Les nuages au ciel parlent d’apothéose, Le soleil leur dédie des traits éblouissants. Tout se parle au jardin, dans le matin naissant ; L’escargot sur le tronc, l’insecte qui se pose, La fleur de l’églantier, timidement éclose, Et la sombre araignée qui d’un arbre descend. Aux feuilles perle encore une rosée nocturne ; La tulipe retient la fraîcheur dans son urne Et semble déclarer qu’elle a toujours sommeil. Mais un flot de lumière a fait, désormais, entre Les vieux murs du verger, briller des fruits vermeils, Beaux comme des regards et ronds comme des ventres. Oiseau songeur ----- Le corbeau, méditant la perte du fromage, Dans l’immobilité passe tout un matin ; Il choisit pour cela mon modeste jardin Qu’il trouve verdoyant, tout autant qu’un bocage. Corbeau, m’apportes-tu d’Osiris un message ? Viendrais-tu m’annoncer de ce monde la fin ? Viens-tu me révéler quel sera mon destin ? Es-tu, ce jour, porteur d’un fabuleux présage ? Sur un fond de noirceur, à peine on perçoit l’oeil De l’oiseau qu’on croirait en costume de deuil, Et qui se sent chez lui au profond des ténèbres. Corbeau, prends la parole, ou croasse, à ton gré ! Dis une histoire drôle, ou bien des mots sacrés ! Or, le noir sire observe un silence funèbre. Lampe mystérieuse ----- Piaf-Tonnerre au grenier a trouvé une lampe. Il prend un vieux chiffon, la frotte prudemment ; Il en sort un génie en costume ottoman, Qui aux pieds de l’oiseau fort servilement rampe. « Veux-tu que d’or précieux l’on couronne tes tempes ? Ou veux-tu devenir le plus doux des amants ? Voudras-tu explorer le fond du firmament, Te changer en phénix, en aigle, en hippocampe ? » Piaf-Tonnerre, en cherchant ce qu’il pourrait vouloir, A juste demandé la paresse d’un loir. « Ah, tu as bien choisi. C’est une bonne idée, Ceux qui font peu de chose ont le plus heureux sort : Car, de l’oisiveté par le génie aidée, Naîtront de jolis vers, qui prendront leur essor. » Le trône et le poète ----- Rhapsode et roi, sont-ce des âmes soeurs ? Nous les savons l’une et l’autre mortelles ; Mais le pouvoir échoit à l’une d’elles, Et l’autre n’a que tendresse et douceur. Je laisse à dire aux savants professeurs Si de son coeur on tire chanson belle En célébrant les gloires éternelles Des rois, censés être nos défenseurs. Plume qui s’est de la sorte étendue Souvent donna figures attendues ; Qui aime un roi s’en montrera content. Ma pauvre lyre, autant que j’ai mémoire, Ne sait chanter ni les rois, ni leur gloire : Bien mieux me plaît célébrer le printemps. Bergère et soldat ----- La belle au capitaine a donné l’anneau d’or ; Qu’il est fier, l’officier, d’une telle victoire ! Le soldat lui en veut ; or (la chose est notoire), C’est au sabre qu’on tranche un pareil désaccord. Le soldat, contemplant son capitaine mort, Comprend que son action n’a rien de méritoire : Qu’on fasse une chanson de cette brève histoire, Cela n’adoucit point la rigueur de son sort. La bergère à ces deux désirs était en proie ; Désirs d’hommes dont l’âme et le sabre guerroie, Le métier de soldat, certains jours, est impur. Pour le fier capitaine, à l’église, un grand cierge ; Pour l’amant fusillé, le dos contre le mur, Un pleur au coin de l’oeil de l’innocente vierge. Corbeau de légende ----- Un corbeau magicien dévore le soleil, Puis il le restitue, pour des raisons secrètes ; Cet animal, loin d’être un pur anachorète, Aime la rouge viande, aime le sang vermeil, Et souvent s’évertue à tromper ses pareils. Il sait sonner la charge ainsi que la retraite, Mais il montre un humour au ras des pâquerettes. Le sorcier du pays, dans son état d’éveil, Lui offre la liqueur que les érables saignent, Mêlée d’un peu de rhum (que point il ne dédaigne, Du moment que la coupe est du plus pur cristal) ; Qu’importe du Grand Nord la saison rigoureuse ! Le chamane et l’oiseau, libérant leur mental, Échangent longuement des blagues savoureuses. Disciple ----- Avec Louise apprendre, Je l’aurais désiré : Tous les deux, retirés, Disant des choses tendres Ou faites pour surprendre ; Apprendre à soupirer, Apprendre à délirer, Apprendre à bien s’entendre. Eût-elle été heureuse Dans cette intimité Avec un tel élève ? Question vraiment oiseuse : Je ne puis la traiter Qu’au profond de mon rêve. Cosmologie approximative ----- Il est, cet univers, chaotique et mouvant ; Pas sûr que nous puissions y partager un rêve, Ni aux mortes amours trouver une relève, Ni sur l’eau naviguer, poussés d’un même vent. Des amants ont marché, jadis, le long des grèves. Les vagues ont dansé leur ballet captivant, Puis un oiseau magique, inconnu des savants, A charmé leurs deux coeurs par une chanson brève. Pour cet étrange instant, ce jour est advenu ! Aucun de ces deux-là ne s’en est souvenu, Même en songeant le soir, auprès d’une fenêtre. D’une extase n’est plus leur quotidien hanté ; Leur monde est sans surprise et sans étrangeté, Ils en suivent la loi, c’est fort simple, à la lettre. Chansons d’hier ----- Reviennent les chansons entendues à l’école, Dont, derechef, mon âme éprouve des transports. Le grand Hymne à la joie vers l’horizon s’envole Et, près de l’Océan, la Bretagne s’endort. Compère Guilleri se fait arboricole, Le Père Lustucru vole un chat, sans remords ; La bergère rencontre un gars qui la console, Malbrouck a des soldats pour annoncer sa mort. Chansons, vous qui avez charmé les multitudes, Vous qui avez vaincu de lourdes lassitudes, J’aime vos constructions bâties sur trois fois rien. Les ombres du passé, que vos vers commémorent, Le soir en mon jardin viennent danser encore ; Toujours les mêmes mots ; et c’est clair, et c’est bien. Tombe de Rosemonde ----- À Passy, sur ta tombe, un médaillon de pierre Par Auguste Maillard, un vrai maître sculpteur. Les oiseaux que l’on voit dans ce beau cimetière Sont de gais compagnons, et d’aimables chanteurs. Rosemonde, tes mots sont chargés de lumière ; Tu nous apprends des fleurs la subtile senteur Et la magie qui danse en un grain de poussière, Ou dans l’ombre du soir qui vient avec lenteur. Tes images, toujours, sont de l’aimable sorte Que tout au long du jour avec soi l’on emporte ; Et cela rend plus beaux les abords des chemins. Je ne t’apporte point de branches ni de feuilles, Ni de tous ces trésors qu’en forêt l’on recueille, Mais ce sonnet que trace une rêveuse main. Sagesse improvisée ----- Ah ! le plus sage est d’être fou. Le sérieux ne vaut pas un clou, Il ne peut que gâcher nos fêtes ; Faut pas penser avec la tête. Pour commencer, buvons un coup ; Cela ne coûte que trois sous Quand la tavernière est honnête, Voilà qui vaut qu’on s’y arrête. À présent, nous batifolons En ce cher Pays des Merveilles Où nous conduisent les bouteilles ; Qu’importe si les jours sont longs ! À grands traits de liqueur vermeille, Voici que nous nous envolons. Multiples chimères ----- Élever plusieurs chimères, C’est mon travail de rimeur ; Leurs âmes parfois amères Ont des mouvements charmeurs. Chaque chimère éphémère Chante ses propos trompeurs, Chante ses propos sommaires Puis se noie dans la torpeur. Parfois, l’une d’elles reste (Est-ce une chose funeste ?) Au jardin, parmi les fleurs. Elle goûte la chaleur, Les parfums qui se mélangent Et ce sonnet bien étrange. Oiseau de mai ----- Comme un enfant disant sa leçon mal apprise, Un oiseau chante au soir, intrépide veilleur ; Ne dites point que c’est un oiseau de malheur, Il ne chante les maux, les peurs ni les hantises. Sa voix est maladroite, et pourtant, je la prise, Puisque, de jour en jour, il deviendra meilleur, Donnant aux mélodies plus vaillante couleur Au temps où le désir son petit coeur attise. C’est le sort du chanteur, de chaque jour braver Son public n’ayant point le goût de l’approuver ; C’est son lot de mener une vie éprouvante. Avec application, sans peur, sans vanité, Le passereau produit une chanson vivante, Un poème du coeur, un chant de vérité. Cendre féconde ----- Le Phénix, traversant les cieux du monde antique, Jusqu’à son très grand âge a bourlingué, sans frein ; Maintenant qu’il est vieux, il construit brin par brin Et fagot par fagot son bûcher fatidique. Avec du bois précieux, avec du bois rustique, Du bois ayant flotté sur les courants marins ; L’oiseau est au travail, et de mourir ne craint ; Il accomplit ainsi son labeur méthodique, Tel un bon ouvrier quand il élève un mur. Puis il prend une plume à sa superbe queue ; Il en fait, par magie, naître une flamme bleue Et le bûcher s’enflamme, illuminant l’azur ; Un oeuf se formera dans la cendre qui fume, Sous l’indulgent regard des nuages d’écume. Cérémonie presque barbare ----- Le spectre fait sonner la trompe qu’il embouche. Il parle, revêtu de ses sombres habits, Et dans la catacombe où son timbre vrombit, Tremble une stalactite à la lueur farouche. Il lance sa parole obscure, à pleines louches, Sans jamais ralentir son abondant débit ; Le public prend courage, et, patient, la subit, Et ce spectre bavard en remet une couche. On ne sait si, dehors, c’est l’aurore ou le soir ; Seuls des privilégiés ont eu de quoi s’asseoir. Qui inspire le spectre ? Est-ce bien Baudelaire ? Ah ! Plus d’un auditeur se dit, dans un frisson, Qu’on est vraiment maudit si les mots tutélaires D’un éloge funèbre ont un goût de glaçons. Tailler une plume ----- Au passage du chat, tu perdis une plume, Mais tu es parvenu à reprendre ton vol Vers le ciel traversé de nuages d’écume. Je ne laisserai point ta plume sur le sol, Que les autres oiseaux n’en aient point d’amertume. Le chat, bien innocent, boit le fond de son bol Et s’en va contempler l’aurore qui s’allume Ou peut-être jouer avec les campagnols. Si je taille la plume, elle dira mes rêves, La douceur de mes jours, la noirceur de mes nuits, La suite des travaux qui jamais ne s’achève ; Les chansons que dehors chante une voix de femme, Qui font que l’on oublie la fatigue et l’ennui, Petite plume, habile interprète des âmes. Rimes d’autrefois ----- Aux poètes d’antan sont hommages à rendre Qui nous ont réchauffés aux saisons de froideur ; Et bien nous convient-il imiter cette ardeur Par laquelle un coeur peut de l’univers s’éprendre. A leurs charmants écrits avons leçons à prendre, À leur style alternant rectitude et rondeur, À leur effort pour voir de l’homme la grandeur Et la douceur des mots que le tourment engendre. Pour payer un tribut à ces bardes chantants, Ne suffit-il d’un peu de loisir et de temps, Peut-être, à ces instants où le sommeil nous quitte. Ainsi nous chanterons nos bonheurs, nos malheurs, Sachant que nos anciens resteront les meilleurs ; Que de nos récents vers, ils auront le mérite. Ange fripon ----- Il apprécie parfois, l’ange, Un gentil baiser mouillé ; Lui interdis-tu la fange, Tu l’en trouveras souillé. Fréchette, à l’amour qui change, Si ton coeur fut dépouillé, Ne dis pas que c’est étrange, Dis juste : « J’ai cafouillé. » Ton sonnet, qui te ressemble, Se veut un mot qui rassemble Contre Amour, pour Amitié ; Mais l’amour, violent ou calme, Sur l’amitié veut la palme ; Et non point « moitié-moitié. » Trois jeunes tambours ----- C’est la fille du roi qui est à la fenêtre ; Sur la route on entend les trois jeunes tambours S’en revenant de guerre et beaux comme l’Amour ; La guerre ? Ils sont contents d’avoir cessé d’y être ! — Donne-moi, beau garçon, si je peux me permettre, La rose que tu tiens, douce comme velours. — Fille du roi, je veux que vous me donniez pour La rose, votre coeur, et que j’en sois le maître. — Allons, petit tambour, mais qu’oses-tu penser ? Le roi ne voudra point d’un miséreux pour gendre. — Mais j’ai plus de trésors qu’on n’en peut dépenser : Trois vaisseaux sur la mer, et de l’or à revendre. — Joli tambour, viens donc, et nous irons danser. — Non, car chez moi m’attend une fille plus tendre. Illusion matinale ---------- Le square est traversé par des éléphants roses ; Chacun peut admirer leur étrange beauté Pareille à la splendeur de l’aurore en été, Ou de cent mille fleurs en une serre écloses. Les uns sont empressés, les autres se reposent ; J’en vois un qui savoure une tasse de thé, Un autre, sur un banc, lit du Gaston Couté. Soudain, les voici tous qui se métamorphosent En blé que les pigeons se mettent à manger. (Je ne sais si la chose est vraiment sans danger : L’éléphant reprenant sa taille, par mégarde, Pourrait incommoder le malheureux pigeon). Moi, dans l’espoir d’en faire un jour une chanson, Je reste bien discret, j’écoute et je regarde. Bardes ----- Homère en sa cécité Célèbre éclair et tonnerre ; Un Merlin tricentenaire Compose, loin des cités. Bardes, brillants luminaires Dont l’éclat est redouté, À vous les lieux écartés, À vous les bois millénaires. Vous lisez le firmament, Transcrivant rapidement Ce qu’en montre la figure ; Vous parlez avec Adam Qui parfois plaisante, dans Une langue très obscure. Interprète ----- L’univers produit, sans trêve, Des chefs-d’oeuvre fabuleux, Des spectacles nébuleux, Des accès de splendeur brève ; Un artiste les relève De son trait miraculeux Et parfois méticuleux, Guidé par d’étranges rêves. S’il n’en faisait le portrait, Que saurions-nous des attraits Ou de la belle harmonie Du Cosmos et de sa loi ? Artiste, nul ne le nie, Nous en jouissons grâce à toi. Verte saison ----- Chaque année, le printemps revient en ma demeure : Il réconforte ainsi le vieillard que je suis. Ces mots le chanteront, autant que je le puis, Célébrant la saison avant qu’elle ne meure. Mais je ne dirai point quelle fleur est meilleure En ce petit jardin, ni quel parmi les fruits Mérite qu’on l’appelle un excellent produit : Je dirai simplement le doux éclat des heures Qui descendent ici, sonnées par le beffroi, Chacune étant un pas des claires destinées ; Puis comment, en ces jours où l’on oublie le froid, Flottent un peu partout des parfums de jasmin ; Enfin, cette lenteur que prennent les journées Sur cette herbe qu’on peut traverser sans chemins. Floraison tardive ----- Que la branche fleurie sur ce vieil arbre est belle ! À joliment produire il se montre constant, Non point pour les humains (il ne les prise tant) Mais pour les passereaux qui lui furent fidèles. Nocturne rossignol ou fugace hirondelle, Auprès de lui volant, sur ses rameaux chantant, Il sait que de ses fleurs ils se vont délectant Puisque le monde est beau, quand on est auprès d’elles. D’arbre et d’oiseau toujours est gai le voisinage ; L’un fort, l’autre léger, leur quotidien partage Les garde tous les deux dans une humeur sereine . Musique et floraison sont le point de départ D’un amour dont chacun goûte sa juste part, Doux comme fut jadis le coeur de Madeleine. Au jardin ----- Où pourrions-nous être mieux Que dans ce jardin, pour boire ? Le barde oublie qu’il est vieux, Laissant là les idées noires. Dans la lumière des cieux Naissent de belles histoires Qu’illustrent l’astre radieux Et les nuages d’ivoire. Passer quelques jours ainsi, (Composer des vers, aussi, Sur de prestigieux modèles) ; Puis, le soir, à la chandelle, De ces mots tourbillonnants Faire un texte rayonnant. Lune sombre ----- Pierrot, morte est la chandelle ; Et la vie s’en va filant De ton corps, bien peu vaillant. Mais, Pierrot, la nuit est belle : Sombre de lune nouvelle, Noire d’esprits sommeillants Et d’oiseaux se réveillant Sous Polaris, l’éternelle. Danse donc, l’ami Pierrot, Il n’est l’heure du repos. La voisine inassouvie Te regarde sans dédain, Aime-la jusqu’à demain : Cueillez, ensemble, la vie. Décennie ---- Dix ans dans l’éloignement Puis un retour dans la joie ; Deux trajets, la même voie, Dix ans, pages d’un roman. Ce monde n’est autrement : Qu’on en rie, qu’on en larmoie, Que dans du vin ça se noie, Ce monde est fait d’errements. Beaucoup de ports, peu d’escales, Incisions ombilicales Qui souvent se produiront. Sur deux rives, des copains Jamais poseurs de lapins ; Comme en foire, bons larrons. Douceur inattendue ----- Parfois, l’air semble doux dans le coeur d’un orage ; Et cela se produit, inexplicablement, Au plus fort du tonnerre et de son tremblement. Ce souffle d’air léger au passant rend courage. Parfois, le passager qui a peur d’un naufrage Éprouve, en voyant l’eau, comme un enchantement Et, son humeur changeant assez soudainement, Il cesse de vouloir regagner le rivage. L’orage et le bateau ont pour maître le vent. La pensée suit le flot de l’esprit, s’élevant ; Quelquefois, c’est très lent, mais d’autres fois, c’est leste. L’homme est parfois craintif, et s’enfuit comme un daim ; Timide certains jours, ainsi que les ondins, Mais certains autres jours, comme un aigle céleste. Décontraction ----- Le corps enveloppé dans une ivresse molle, Chassignet, bien paisible, écoute l’eau pleuvoir, Décrivant dans ses vers les bulles qu’il peut voir ; C’est le simple bonheur d’un auteur qui bricole. Il pourrait raconter des mensonges frivoles, Des fables, des récits faits pour nous décevoir ; Il préfère augmenter des hommes le savoir Et songe sagement, cependant qu’il picole. Il ne nous charme point en nous amadouant, Mais en nous alarmant, mais en nous secouant, Nous tirant du sommeil, nous donnant la lumière. Chassignet, de ta vie au service du bien, Je suis sûr qu’à la fin tu ne regrettas rien, Et qu’on te vit sourire, à ton heure dernière. Quelques nuisibles ----- Tiennot, pour une fois, ta plume se hérisse ! Car tu fus offensé par quelque malotru ; Sitôt que ses défauts te furent apparus, Tu élevas le ton contre ce vil jocrisse. Ta phrase est élégante, autant qu’accusatrice ; Tu ornes ton propos d’images de ton cru Par quoi nous découvrons ce compagnon bourru Que tu dis animé de fureur destructrice. Tiennot, déplore-le si tu en as envie, Mais ce genre de monstre abonde en cette vie ; Et quand on devient vieux, on finit par s’y faire. Oublions le nuisible, et chantons désormais Ce qui, dans l’univers, ne nous déçoit jamais : La douceur du printemps, la musique des sphères. Ambivalence ----- Amour est tantôt misère Et tantôt jeu flamboyant ; Soit ferme, ou soit ondoyant, Toujours à faire et défaire. Sa démarche est arbitraire, Son regard est chatoyant ; Il progresse en louvoyant D’une chose à son contraire. Il aime que je sois nu ; Il me préfère vêtu Et même, accoutré de bottes. Il goûte le bleu du ciel, Mais il fait bien mieux son miel Des jours où tombe la flotte. Odyssée ----- Au port j’ai débarqué, sans nul fardeau pesant ; J’ai quitté cette ville aux vénérables digues Pour marcher sur la route, ainsi qu’un paysan, Allant vers la montagne envahie de garrigues. Le vent m’accompagnait d’un murmure apaisant ; Les chants d’oiseaux faisaient oublier la fatigue. Parfois, dans la broussaille, on voyait un faisan Prendre un repas de fruits dont la ronce est prodigue. De la montagne vient un souffle bienfaisant ; Du soleil l’éclat baisse, et va s’amenuisant, Sur l’horizon, déjà, des étoiles naviguent. Le paysage va se métamorphosant. Vers minuit, je rejoins ce jardin reposant : La vigne de mon oncle, où je mangeais des figues. Aérien palefroi ----- Pégase prend son vol avec un air joyeux, Il suit le droit chemin, sans qu’on ne l’admoneste, Fier palefroi qui va par les routes célestes. Je ne sais plus si c’est un cheval, ou un dieu. L’éclat de l’Univers, reflété dans ses yeux, En toute majesté se montre et manifeste ; Rencontrant Jupiter, il incline, modeste, Sa crinière aux reflets éclatants et soyeux. Les chemins du cosmos n’ont point de crépuscule ; La foule des vivants jamais ne s’y bouscule, Car ils sont réservés aux êtres immortels. Loin, sur une planète aux lunes de topaze, Des chevaux à Pégase ont dressé un autel Où l’attend son avoine, en un immense vase. Murs du temple ----- Pour composer cette oeuvrette nocturne, Je m’introduis au temple fastueux Où sont venus des esprits monstrueux, Adorateurs des glyphes de Saturne : C’est cette nuit que le dieu taciturne Écrit au mur, d’un doigt majestueux, Un aphorisme aux effets fructueux ; Pour voir cela, j’ai délaissé ma turne Avec ma plume et mon petit carnet. Il est minuit. Une agitation naît : Le dieu survient, que nul garde n’escorte, Trempe l’index dans un grand encrier, Trace deux mots, sans se faire prier… Mots très obscurs, en une langue morte. Hommage au grand Jules ----- Jules Verne, crois-le, tu es un séducteur ; Aussi, rupture, adieux, déconvenue fortuite, Ces petits incidents, tu les classes sans suite : Demain viendra t’offrir un rayon de bonheur. Cupidon est ainsi, parfois il prend la fuite : C’est son autre façon d’engendrer la douleur. Mais, qu’il se montre absent, qu’il dorme, qu’il s’agite, D’autres anges pour toi seront consolateurs. Qu’une Vénus un jour te refuse ses charmes, Donne-lui quelques vers plutôt qu’un flot de larmes; Donne-lui un sonnet plutôt que des soupirs. Et retourne au travail sur tes nobles ouvrages, Raconte les envols, raconte les naufrages, Le désir d’aventure est le plus beau désir ! Logique et magie ---- L’inspiration, du feu qui voudrait tout brûler : Les décors familiers, les scénarios torrides, Le personnage auquel l’auteur lâche la bride, La métaphore au loin, qu’on voit étinceler. La raison, devant ça, se met à panteler, Elle préfère l’ordre, aussi son front se ride. Elle a pour instrument une logique aride Dont seul un discours clair parvient à s’exhaler. Ces deux autorités chaque jour se bousculent ; Les concilier serait un vrai travail d’Hercule, Ou des géants qu’on trouve aux grimoires sanscrits. À de pareils exploits je ne saurais prétendre : Ces deux monstres je laisse, ou se battre, ou s’entendre, Je vois ce qu’il en sort, et je vous le transcris. Après la mort du fils du charpentier ---- — Maître, un caveau n’est point fait pour que l’on en sorte ; L’intérieur n’en est pas éclairé de flambeaux. Celui qui dort dedans n’ouvre jamais la porte, Ni ne court au jardin se changer en corbeau. — Apôtre, tu n’as vu que l’absence au tombeau. Ton imagination vers un mythe t’emporte ; Auprès des Égyptiens tu en prends des lambeaux, Rêvant que la magie ranime la chair morte. Mais que dire de plus ? C’est humain, d’espérer ; D’afficher cet espoir où sont les enterrés, D’en colorer le deuil, d’en adoucir nos larmes ; De faire taire ainsi les plus noirs des remords, De garder pour toujours notre coeur en alarme ; Charpentier, ne dis rien sur cela : tu es mort. Sonnet pascal ----- Jadis Pâques m’étaient une résurrection ; Je le sais maintenant, les animaux, les plantes Bien temporairement restent choses vivantes, Bien provisoirement baignent en affection. Admirons donc, des fleurs, la simple perfection, L’heureuse mélodie qu’un petit oiseau chante, D’un ancien marronnier la ramure géante Et, de tous ces vivants, les interconnexions. Le glissement du temps est sans le moindre son ; Rarement du pluvian s’élève la chanson (Car il est plus discret que le grand crocodile) ; Sachant que par ce monde il n’est rien de nouveau, Ma plume, près d’un parc où gambadent les veaux, Trace, une fois de plus, un poème inutile. Joyeux drille ---- Souvent l’esprit de Tiennot s’envola Comme celui d’un aimable farceur (Disons plutôt : d’un bienheureux charmeur) ; Ah, le joyeux rhapsode que voilà ! Et d’autres jours, de tendresse il brûla, Y consumant ses talents de rimeur ; Car il aimait éprouver la douceur Que fait régner la saison du lilas. Mais il est mort, à la fleur de son âge ; Ayant pourtant produit un grand ouvrage (Dont plusieurs fois s’est inspiré le mien). Il fut nourri du latin de Virgile ; Il fut vaillant, plus que ne fut Achille : Un joyeux drille, et un homme de bien. Exercice de style ---- Pour que ma plume ne se rouille, Je l’entrepose avec amour Dans un sac de chez Carrefour ; Ainsi je l’emmène en vadrouille. Au jour de la Grande Citrouille, Je vais sur la plus haute tour ; Et là, j’attends, le souffle court, Tremblant de toute ma dépouille. Car, vieux, je reste un écolier : Des lettres je suis prisonnier Ainsi que des voix des dryades. Littérature est ma maison, Qui permet peu de promenades ; Mais ce n’est point une prison. Assemblées d’autrefois ---- Je me souviens de nos discussions enfumées. Parfois, l’un d’entre nous riait soudainement ; Un autre discourait sans nul essoufflement, Plus d’une controverse ainsi fut allumée Puis oubliée avant que d’être consumée ; Notre assemblée ne fut jamais un parlement. Nul souci de sérieux dans nos choix d’arguments, Jamais plus consistants que la fine fumée Qui semblait changer l’air en grisâtre coton. Aucun de ces parleurs ne se montrait glouton, Tous paraissaient nourris par cette folle brume. Ce souvenir est vain, ou plutôt, ce n’est qu’un Accès de nostalgie que le grand âge allume : Oui, c’était le bon temps, se dit tout un chacun. Des mots sur du sable ----- Une oeuvre poétique est souvent éphémère, Et bientôt clairsemée la foule qui la suit. Comme vers les lointains, l’hirondelle s’enfuit ; Comme, vers nulle part, s’éloigne la chimère. Mots tracés sur du sable : il y vient l’onde amère Sous laquelle leurs traits disparaissent, sans bruit, Et la plage déserte admire, dans la nuit, L’étoile que déjà chantait le vieil Homère. Mais qu’importe des flots le calme ou la rumeur : Ce n’est point pour durer que chante le rimeur, C’est juste pour sentir que le monde est magique. Que de fois, choisissant un poème au hasard, Je me suis accordé ce plaisir nostalgique De répondre à Banville, à Laforgue, à Ronsard ! Voyageurs d’antan ---- Ceux qui voguaient jadis au hasard des sept mers Pouvaient y observer des chimères cornues Ainsi qu’une foison de bêtes inconnues Ayant le corps de poils ou d’écailles couvert. Les paroles jetées par ces monstres divers Remplissaient de terreur la liquide étendue ; L’on ne pouvait que fuir, les ayant entendues, Puisqu’elles détruisaient la paix de l’univers. À la navigation ne pouvant se soustraire, Et puisque ces bestiaux lui furent si contraires, Un chacun après l’autre, on les a tous brûlés. On pourrait dire alors : voici la mer calmée ; Sauf que, de loin en loin, une phrase est clamée : Car, d’un monstre, le cri peut se décongeler. Eros et Bacchus ----- Cupidon, freluquet, un litre te suffit Pour te tromper de cible en décochant ta flèche ; Et vraiment, chaque fois qu’un tavernier t’allèche, Tes tirs à la raison sont autant de défis. Cupidon, qui d’orgueil est quelque peu bouffi, Ne reconnaît jamais qu’il est battu en brèche ; Les coeurs mal assortis sous ses yeux se dessèchent, Et le dieu leur sourit, de vanité confit. Moraliser sur ça, je n’en ai point envie ; Je dirai seulement : c’est ainsi ; c’est la vie, On n’y comprend parfois plus rien, conclut Arvers. Ça fait pourtant partie de l’honneur des poètes De dire à Cupidon : n’offre point de conquêtes Quant ton arc est tenu à tort et à travers. Verlaine au comptoir ---- Devant Verlaine était un pichet large. Tout en buvant, le poète rêvait Aux vers charmants qu’il avait jadis faits ; De ce trésor, nos mémoires se chargent. Mille sonnets, des dessins dans les marges, Dans un accord le plus souvent parfait (Ce sont des mots que la muse buvait Sans soif pourtant, soit dit à sa décharge). Verlaine dort en un coin de Paris ; Sa tombe est verte et grise, sans histoire. De ses couplets, si le fleuve est tari, L’esprit survit dans la belle encre noire, Ces mots subtils, ce coup d’oeil, cet entrain ; Un monument plus ferme que l’airain. Arvers (le feuilleton) ---- Fréchette est marchand de mystère, Ses modèles sont bien conçus : Et (je ne vais point vous le taire) Je pense l’avoir toujours su. Loin de passer inaperçu, Il brille comme un solitaire ; Rares les citoyens sur terre Qui mieux que lui seraient reçus ! S’il veut qu’avec lui l’on soit tendre, Il lui suffit de faire entendre La lyre accompagnant ses pas. En devenant sa mie fidèle, La muse veut qu’il ait tout d’elle, Même ce qu’elle ne sait pas. Université Paris Saclay --- Que les jours sont bucoliques Sur ce campus essonnien ! Quelques mathématiciens Font du calcul symbolique Et du travail théorique, Pendant qu’un digne doyen Administre, l’air de rien, Les finances pléthoriques. Mille doctorants, charmés De bâtir des théorèmes, Oublient de boire et d’aimer ; Ce n’est pas un vrai problème : En post-doc ils partiront, Et là, se rattraperont. Paysage familier ----- La plaine est comme un océan, Comme un beau jardin sont les cieux ; Leur vide n’est point le néant, Il est peuplé de petits dieux. L’air est plus doux qu’une liqueur, Un oiseau crie comme un devin ; Un poème chante en mon coeur Et ma coupe est emplie de vin. L’atmosphère inaccoutumée, Sans brume ainsi que sans fumée, Semble d’un rivage de mer. Vers l’horizon, la lune est ronde Et son rire n’est pas amer : Son ivresse n’est point profonde. Pérégrination rustique ----- Le barde vagabonde au travers des campagnes. En tel coin de terrasse il a bu quelquefois ; Il retourne goûter l’ombre de ces grands bois, Et, de tout reconnaître, une émotion le gagne. Tout jeune, il avait là son pays de Cocagne : Abondance de jeux, monde aux charmantes lois, Herbes qui tant plaisaient à nos druides gaulois, Nuages partant vers la Grande Garabagne. Il connaît à présent des villes la rumeur, Leurs temps de frénésie et leurs temps de torpeur, Leurs chemins encombrés, leurs étranges repères. Alors, dans la montagne, il marche un peu plus haut : Il rejoint la paroi d’où surgit la rivière, Formant une cascade, en un magique saut. Installation rustique ---- Une étable je vis, en fragments de rocher, Où des vaches sans nombre, à la lourde mamelle, Étaient surveillées par des vestales jumelles Dont le charme conjoint ne put que m’allécher. Pour elles quelques fleurs je m’en fus donc chercher, Et me mis à parler sur diverses nouvelles ; Aucune des deux soeurs ne se montrant cruelle, Je fus par elles pris comme apprenti vacher. Jamais plus fier trio ne virent ces montagnes, Ni le joyeux ruisseau parcourant la campagne, Ni la colline offrant la tiédeur de son flanc. Vestales ? Plus vraiment, mais muses étendues Sur l’herbe pour offrir un verbe caressant Et goûter des douceurs si longtemps attendues. Vieillard casanier ----- Il est de la douceur à vivre Sans recevoir par trop souvent, Car de la sorte, on se délivre Des importuns brasseurs de vent. Mais parmi eux sont des savants Et de fins connaisseurs de livres Que même on peut voir écrivant (C’est quand ils ne sont point trop ivres) ; Vos livres iront sur ma table, Et, s’ils s’avèrent délectables, Vous en aurez un grand merci ; S’ils ne le sont, c’est peu d’affaire, À rire me seront matière Et la chose me plaît aussi. Véronique ---- Le fils du charpentier savait parler aux femmes, Leur montrant le Royaume en termes pas trop durs (Même si, par endroits, c’était un peu obscur) ; Ce qu’il disait trouvait un écho dans leur âme. Il guérissait la crainte ainsi que l’anémie. Parfois, rien qu’en touchant son habit velouté, Une malade a pu retrouver la santé, Ou du moins, de son mal, ressentir l’accalmie. Au méchant tribunal sa cause a succombé ; Il a porté le bois trop lourd, il est tombé : C’est une femme, alors, qui vient et le soulage. Elle se tient au bord du long chemin de croix ; Sur un morceau de toile elle applique ses doigts Pour un peu rafraîchir ce douloureux visage. Borges peint Spinoza ---- Un brouillard d’or du Ponant illumine Une fenêtre, éclaire un manuscrit Où l’infini se trouve circonscrit. Un homme assemble Dieu dans sa chaumine. Un homme engendre Dieu, ayant la mine D’un Juif aux tristes yeux et au teint gris ; Le temps l’étreint comme un fleuve ayant pris La feuille qui aux faibles eaux chemine. Qu’importe ! Le chamane insiste, et configure Dieu, avec sa subtile architecture, Homme malade et ne pesant pas lourd, Il construit Dieu par sa propre parole. Le plus prodigue amour est son pactole : Il est l’amant qui ne veut point d’amour. Septentrion ---- J’aime la lumière du Nord Qui baigne l’horizon, sans trêve, Où d’immenses nuages rêvent, Qui flottent comme du bois mort ; Et j’aime aussi le vent qui mord En chantant une note brève, Et l’averse qui soudain crève Le firmament plein à ras bord. J’aime l’inspiration limpide Qui, dans son passage rapide, Vient me dicter ces quelques vers ; J’aime, en parcourant un vieux livre, Entendre les feuillages verts Recevoir l’eau qui les fait vivre. Lecture familière --- Un livre souvent lu en univers se change, Dans lequel je m’ébats en de nombreux instants. Monde tout aussi beau, mais bien moins inconstant Que le monde réel, ce surprenant mélange De doux et de rugueux, de banal et d’étrange. Les mondes de papier sont vraiment épatants ; Après y avoir fait un séjour palpitant, Sur leur planche de bois, sans problème, on les range. On y trouve l’utile ou bien le merveilleux, Le beau langage lisse ou l’argot rocailleux, Le verbe et sa fonction, le mot et son usage. En contemplant leur foule, il m’a toujours semblé Que tous ces vieux bouquins, au hasard assemblés, Forment, dans leurs rayons, un grand Conseil des Sages. Bonne humeur de Paul Verlaine ---- Verlaine un jour plaisanta Le plus gentiment du monde, Pour qu’en détresse profonde Son pauvre coeur n’éclatât. D’un sonnet il s’acquitta Qui fut transmis à la ronde ; Un bateau s’en vint par l’onde, La belle dame y monta. Verlaine a soigné son coeur Avec un peu de liqueur Qui nous rend la vie moins grise ; La dame, avec un subtil Compagnon aux moeurs exquises, Bien consolant, semble-t-il. Drôle d’oiseau --- Drôle d’oiseau, ce Piaf-Tonnerre ! Il se laisse vivre en été, Car c’est un temps de volupté ; Son âme n’est point sanguinaire. À bord d’un château légendaire, Dans les airs on le voit flotter ; Pourtant, ce manoir enchanté Ne tarde point à toucher terre. Jamais il n’a souci de gloire, Il marche le long de la Loire Et trouve ça plutôt pas mal. Plus de château, mais une hutte En un pâturage banal : Une vie simple, sans disputes. Cathédrale ---- Dans Reims quand vint la Pucelle, Ce lui fut temps de douceur ; Le triomphe dans son coeur Que nul tourment plus ne cèle. Du roi la gloire immortelle Fait oublier la rigueur Du combat, point sa vigueur, Joie de fille sans cautèle. « Jeanne, attends-tu des ennuis, La prison aux sombres nuits Et le trépas dans les flammes ? » « Je les offre volontiers À ce fils du charpentier Qui a souffert pour nos âmes. » Le sphinx et le charpentier ---- Le fils du charpentier se retire au désert. En quelques jours de marche, il en atteint le centre Sans s’accorder de pause et sans charger son ventre. Un vautour trace haut son cercle dans les airs. Au bas d’une falaise, un passage entrouvert : De vieux textes ont dit qu’il débouche sur l’antre Du sphinx, en précisant : « Surtout, que nul n’y entre Car l’occupant des lieux est franchement pervers. » Le fils du charpentier, à cet être farouche, S’est permis d’apporter des provisions de bouche : Il a rompu le pain face au monstre écumant. « Crois-tu qu’un tel présent t’épargne le supplice ? As-tu, pour te défendre, un quelconque instrument ? » « Ne t’en fais pas pour moi, cousin, j’ai mon calice. » Sonnet du roi Renaud --- Quand notre roi Renaud s’en revient de la guerre, On le voit transporter ses tripes dans ses mains En faisant attention aux pierres du chemin. Sur le plus haut créneau se tient la reine-mère. « Renaud, réjouis-toi, tu es devenu père. » « Comment me réjouir, je serai mort demain. Mettez-moi dans un lit et versez-moi du vin, Minuit sera le temps de mon heure dernière ; N’en parlez à ma femme, à présent ni plus tard. » Ils l’ont mis à minuit dans un drap de brocart, Et vite ils ont creusé la terre dans l’église. Au terme de huit jours, la veuve s’y rendit. Elle a vu sous ses pieds le terreau rafraîchi ; Elle a rejoint le roi dans les profondeurs grises. Cévennes 2013-2014 ----- Un an vécu dans la verte nature (Mais des amis nombreux vinrent te voir) ; Pendant ce temps, tu as su concevoir Un jardinet de charmante facture. Car ton esprit aime l’architecture, En jardinage aussi bien qu’en savoir ; Témoin ton art d’habilement pourvoir Ton ermitage en belles fournitures. Puis on te vit des grands monts dévaler, Pour, de nouveau, vivement t’en aller Vers un recoin de la planète ronde. De tes écrits rallumant les flambeaux, Tu nous transmets les récits les plus beaux, Et tu nous fais, Guillaume, aimer ce monde. Un autre catalogue ----- Prévert pour sa candeur et son sens de l’humour, Orléans pour sa soif auprès de la fontaine, Bruant pour ses marlous et ses filles qui traînent, Baudelaire pour l’art de rendre amer l’amour. Rostand, car son esprit jamais ne fut trop lourd, Césaire au nom des droits de l’homme noir en peine, Apollinaire ayant lyre la plus humaine, Et Saint-Amant qui au cri du devoir est sourd. Rimbaud, car il voulut vraiment changer la vie, Germain Nouveau chantant au gré de ses envies, Eluard, bel amant de Dame Liberté. Aragon, triomphal porteur de résistance, Villon le vagabond, chantre des inconstances, Et Ronsard le plus pur, des muses la fierté. Au fil de la plume --- Nous aimons tracer des lignes Pour amuser nos lecteurs : Tant mieux si ça leur fait signe, Tant pis s’ils ne sont preneurs. Nous tirons de nos mémoires (Le soir, quand il est bien tard) De quoi faire des grimoires Ou de jolis racontars. Le plaisir de partager Peut nos peines alléger ; Ou d’oser des mots sauvages. Le plaisir de s’envoler Vaut bien celui de jongler Avec la langue et l’usage. Dur métier --- Rhapsode qui à rimer s’aventure (C’est, me dit-on, un métier fort ancien) Y investit cet esprit qui est sien Et que souvent l’inspiration torture. Ainsi qu’un moine au costume de bure, De discipline il s’impose les liens ; Quand tout somnole, au soleil méridien, Il est astreint aux travaux d’écriture. Il doit veiller fort avant dans la nuit, Et sur sa table, où la chandelle luit, Bien du papier s’accumule et demeure. Mais ce labeur l’amuse, en vérité, Joyeusement sur lui glissent les heures Avant l’instant du repos mérité. Phénomènes atmosphériques --- Non contents de changer leur forme, les nuages À leur gré dans le ciel sont présents ou absents ; Ou se teignent de rouge au soleil qui descend, Ou conforment leur teinte aux tons d’un paysage. Sous les souffles du vent, les voilà qui voltigent ; Puis on les voit, soudain, transpercés de rayons. Le regard qui suivait le vol d’un papillon Rencontre ce spectacle et se prend de vertige. Dans sa contemplation, le poète allumé S’identifie lui-même à ce spectre embrumé ; Il se croit cumulus aux lourds reflets de pierre. Lecteurs, de sa folie ne soyez point surpris : Pour se sentir à l’aise en un monde si gris, Mieux vaut, quand on le peut, fabriquer sa lumière. Enfants de Khayyam ----- Que ce soit amertume, ou saveur douce et bonne, Un goût inopiné que l’on découvre à deux Fait partie des plaisirs brûlants et hasardeux Qui séduisaient déjà les rois de Babylone. Si nos deux destins sont d’une feuille en automne, Servons-nous un mélange étrange et capiteux ; Recourir à l’oubli, ce n’est rien de honteux, Ou si ça l’est un peu, le lecteur nous pardonne. Cependant que le corps s’en trouve rafraîchi, L’esprit ne compte plus les obstacles franchis Sur la voie de sagesse et la Carte du Tendre. Que disent les oiseaux dans leurs patois divins ? Ils nous vont conseillant de prendre un peu de vin, C’est ce que, de leurs mots, j’ai toujours cru entendre. Un homme universel --- Ronsard dit le deuil des roses Et la fraîcheur des ruisseaux , Le plumage des oiseaux Qui en forêt se reposent, L’aubépine en mai déclose Et les voiles des vaisseaux, Les verts habitants de l’eau, Sujets aux métamorphoses, Les grands buissons hérissés, Le sol d’herbe tapissé, Les courtisans qui s’empressent, L’ermite errant à son gré ; Il dit même, en ces verts prés L’ennui des vaches qui paissent. Douceur des saisons ----- Une rose d’automne a-t-elle des regrets ? N’est-ce qu’appréhension de la chute hivernale, Laquelle est naturelle, et non point infernale. Une fleur de printemps croit-elle en un progrès ? La plante, de ce temps où sa graine migrait À la douce faveur d’une brise vernale, A-t-elle souvenance (un peu subliminale) Ou de sa dormition dans un grand pot de grès ? A-t-elle d’autres fleurs auxquelles s’adresser Pour ensemble évoquer l’enfance fabuleuse Que rien, dans son esprit, n’est venu effacer ? La rose est si jolie quand elle est nébuleuse ! Quand l’air froid du matin la fait paraître en pleurs, Nos yeux s’emplissent d’eau pour cette âme de fleur. Dupanloup au Vatican --- Dupanloup fut fait cardinal, Gratification qu’il prisa. Il fit un discours non banal Aux cardinaux, qu’il divisa : D’aucuns ont dit « Ah oui, pas mal » ; Un clan, nonobstant, s’opposa Au Dupanloup paradoxal ; Conflit qui, pourtant, s’apaisa. Alors on lui mit un habit Blanc, pontifical, fort joli ! Dupanloup dit « J’y crois pas trop », Puis s’attabla, puis du vin but Coulant du plus magistral fût ; Gloria pontifici nostro ! Dupanloup à Rome --- Dupanloup n’était point le plus célibataire. Un cardinal, chez lui ne trouvant qu’un seul lit, Interroge une dame, et celle-ci lui dit : « C’est (que Dieu nous bénisse) un lit communautaire. » Le nonce au pape Pie va conter ce mystère ; Dupanloup au courrier reçoit un bel édit Où, par l’autorité dont il est investi, Pie le convoque à Rome, à fins disciplinaires. Dupanloup s’inquiéta : « Dois-je plaider coupable ? » Par chance il rencontre un cardinal secourable Qui dit : « Une moniale est avec Pie au pieu. » Félix va dans la chambre et dit à Pie : « Ma femme Envoie tous ses respects à votre noble dame. » La nonne crie « Pour qui se prend-elle, mon Dieu ! » Livres sur les étagères --- Bouquins gisant ici comme en leur sépulture ; Mais un simple regard peut vous ressusciter, Sans qu’il vous soit besoin de le solliciter. Bouquins de toute sorte et de toute nature, Certains sont pleins de science, et d’autres n’en ont cure ; Tous d’une voix d’auteur nous faisant profiter Amusent sans flatter, grondent sans irriter, Racontent à plaisir de folles aventures. Les uns, par le lecteur, soigneusement couverts ; Les autres fatigués, reliure de travers, Tous aux emplacements qu’un ordre strict arrête. Ce que vont rappelant ces livres devant nous, C’est qu’il nous faut aimer les sages et les fous, Et ceux, sages et fous, que l’on nomme poètes. Premières paroles de Lao-Tseu --- Tracer la voie n’est la rendre éternelle ; Si le Néant au Début sert de nom, L’Être au vivant servira de surnom. Ne cherche point d’essence universelle : La goutte d’eau, la modeste étincelle Que pour si peu de chose nous tenons, Sont l’une et l’autre un robuste chaînon De la subtile harmonie naturelle. Celui qui sait, qu’il se garde d’écrire Ou que ce soit pour nous donner à rire : Celui qui rit n’a point perdu son jour. Parole utile, elle est rarement claire ; Parole sage, elle est parfois vulgaire, Mais le silence est le meilleur discours. Barde pensif --- Virbluneau songe à des yeux : Est-ce pensée fructueuse ? Elle n’est pas odieuse Et ne déplaît point à Dieu. Barde, ton front soucieux, Ta rêverie langoureuse, Ta langueur un brin rêveuse : On dirait le gris des cieux. C’est la souffrance choisie De quiconque a douce amie, S’il la voit trop rarement. C’est le mal que rien n’apaise, Mais c’est, ne vous en déplaise, Des gens heureux le tourment. Près du canal ----- Longeant le canal d’une marche lente, J’entends les pigeons se parler d’amour ; Ils portent, d’ailleurs, leurs plus beaux atours, On sent palpiter leur âme brûlante. Le printemps précoce ici les évente, Semblant leur promettre un plaisant séjour Et de doux plaisirs, la nuit et le jour ; Brise du matin qu’on dirait vivante. Pigeons, du plaisir rarement lassés, On vous trouvera toujours empressés ; Tel un bon berger, Cupidon vous mène. Au bord du canal, du temps passera, Chacun son bonheur y pourchassera, D’amours de pigeons ou d’amours humaines. Multitudes --- Je compte les joyaux de la voûte éternelle ; Aussi des vers luisants les verdoyants flambeaux, Et les rennes lapons, gigantesques troupeaux, Et tous les papillons aux chatoyantes ailes, Puis, les nombreux miroirs consultés par les belles, Les garçons repentants pour qui l’on tue le veau, Les fourmis s’acharnant toujours à leurs travaux, Tous les menus poissons que fretin l’on appelle, Les mille faits divers à Paris survenus, Les mille plats du jour figurant aux menus, Les millions de reflets marins sur les rivages, Comptant ce que j’ignore et ce que je connais, Je tiens de toute chose un singulier comptage ; Mais je ne compte pas combien j’ai de sonnets. Soir de printemps --- Marchant près du canal, quand le soleil se couche Et qu’il ne daigne plus aux cieux se soutenir, Je pense aux faits du jour que je veux retenir Selon qu’ils ont du sens, et selon qu’ils me touchent. Si cette promenade en taverne débouche, C’est que j’ai dans ces lieux d’excellents souvenirs Qui naturellement me font là revenir ; Et puis, on y entend parfois du jazz manouche. En ce soir de printemps, buveurs jeunes et vieux Croient être dans un monde où tout va pour le mieux, Comme s’ils retrouvaient leur âme estudiantine. Après boire, ils prendront un vrai temps de repos, Pour être, demain soir, des buveurs bien dispos ; Il est un âge où l’on ne craint plus la routine. Charme du monde --- Certains jours, l’on ressent du cosmos la musique ; On voudrait ne rien faire, au moins une heure ou deux, Pour simplement goûter ces accords hasardeux Que ne saurait prévoir l’approche théorique. L’univers fait danser, alors, l’arithmétique Et ce que l’on perçoit devient si savoureux Que l’on ne songe plus au labeur rigoureux, Ni, d’ailleurs, aux tourments de la métaphysique. D’autres jours, chaque geste appelle trop d’efforts ; Chaque jour se remplit de bien trop de temps morts, Chaque chose s’obstine à nous chercher querelle. Mais qu’un jour soit plaisant, ou qu’il soit laborieux, Ou qu’il soit quelque part, dans le juste milieu, Sachons en ressentir l’harmonie naturelle ! Breuvage --- La vestale, au milieu des amphores sacrées, Respire le parfum d’un petit vin léger ; Les druides auprès d’elle aiment boire et songer, Les yeux dans les reflets de leur coupe nacrée. Ils évoquent le Nil entouré de roseaux Barrant du Sud au Nord l’Egypte lumineuse, Venu, probablement, d’une pente neigeuse Si l’on en juge par la froideur de ses eaux. Ils parlent de la Lionne, éternelle affamée, Du Babouin dont la science est partout acclamée, De l’Ibis à l’esprit clair comme du cristal, Du Scarabée par qui le jour meurt et commence À nouveau, franchissant l’inframonde fatal ; La vestale est ravie de leur savoir immense. Almanach de Piaf-Tonnerre --- Piaf-Tonnerre, en janvier, accueille les Rois Mages ; En février, ses pieds au sol ne glissent pas. En mars, levant les yeux vers le ciel sans nuages, Il attend que d’avril fleurissent les lilas. Il colle, au mois de mai, sur ses murs, des images ; En juin, veille le soir sans jamais être las, En juillet, il entend le fracas des orages En en août il voyage un peu, de-ci de-là. En septembre il revient (ce qu’il regrette un peu) ; En octobre il discute avec un oiseau bleu Qui, au fond du jardin, mange des doryphores. En novembre, il commence à trouver le temps froid ; En décembre, il languit des fleurs des autres mois ; Il boit toute l’année le bon vin des amphores. Encore la faune de Norge --- — Et toi, qui chantes-tu, animal sulfureux ? — J’adule un freluquet qui aime une gourmande Qu’adore un aspirant qui drague une limande. — Et toi, qui chantes-tu, dinosaure scabreux ? Je blasonne un râleur qui vante un orgueilleux Qui louange un oisif qui flatte Mélisande. — Et toi, qui chantes-tu, écolier sur la lande ? Je fais la promotion d’un imbécile heureux Qui admire un héros qui meurt pour une reine. — Et toi, qui chantes-tu, ma petite sirène ? J’exalte un grand roi dont j’espère le baiser. — Et toi, qui chantes-tu, barde hallucinatoire ? J’admire les écrits d’un mandarin notoire (Mais leur déchiffrement est plutôt malaisé). Aux muses ----- Muses qui nous aidez à quitter l’illusion, Je vous dis grand merci. Mon oeuvre composée De bribes plus ou moins savamment disposées Doit beaucoup de sa forme à vos dons d’intrusion. Un sonnet, bien souvent, cherche sa conclusion À l’heure où des jardins se tarit la rosée (Ou dans une taverne, et la muse arrosée Livre plus librement la piquante allusion). Merci pour ces regards qui notre verve attisent, Merci pour vos accès d’étonnante franchise, Comme un coup de tonnerre ébahissant l’azur ; Car la muse au poète offre la liberté (Sous couvert d’un précepte habilement dicté), L’instruisant patiemment des langues du futur. Nuit des Montagnes de l’Est --- L’âme des mandarins devenus vers luisants Ne souffre point, la nuit, de la bise acérée ; Ils disent simplement « La sylve est aérée, Nous n’y rencontrerons guère de paysans», Heureux d’avoir quitté leurs costumes pesants, Ils progressent parmi les friches éthérées, Heureux d’abandonner leurs lectures sacrées, N’étant plus accablés de la charge des ans. Car, chez les vers luisants, nul n’est pauvre, ni riche ; Sur ses contributions, aucun d’entre eux ne triche, Ni de malversations n’éprouve le remords. Marchant avec lenteur, ils éclairent la glèbe, Ne craignant qu’une chose : et si, après leur mort, Ils allaient s’incarner en humains de la plèbe ? Un coin tranquille ----- Deux ou trois vieux bouquins au bord d’une rivière ; L’amphore rafraîchie au fond de l’eau qui court, Les voix de la forêt qui chantent tour à tour. Ni drame familial, ni souci de carrière. L’ermite, retrouvant l’innocence première De notre père Adam, laisse passer les jours Qui, dans ces conditions, ne lui sont point trop lourds, Lisant, goûtant son vin, sans faire de manières. Son coeur n’est point chargé du soin des lendemains ; Il planifie un peu, cependant (c’est humain) ; Même, il fait son métier, il produit, il consomme ; Mais ces obligations ne l’emprisonnent pas : D’une saine lecture et d’un frugal repas, L’ermite est plus heureux que le pape dans Rome. Barde chimérique --- Barde écrivant dans un coin sombre ; Tant de lectures en amont ! Tant d’écrits de penseurs profonds, Tant d’amours que dévore l’ombre. Son crâne où des images vont De-çà, de-là, formes sans nombre, Vrais monstres au coeur des décombres, Poissons des abysses sans fond ! Soudain, dans cette folle tête, Prend fin la terrible tempête Qui désolait cet univers ; Ainsi qu’après une avalanche Se montre en paix la neige blanche, Ainsi se montre un joli vers. Immanence --- Comme si s’éveillait au miroir un silence, Comme si d’une lampe un rayon abaissé Sur la table posait un hasardeux tracé, Le mystère régnait sur la poussière dense. L’atmosphère du lieu se chargea d’immanence Quand s’y mit à souffler un courant d’air glacé, Que le long d’un mur jaune un rat vint à passer Et qu’au-dehors, le ciel prit d’étranges nuances. Le jardin, de longtemps, ne promet de récolte ; Au coeur du solitaire a terni la révolte Ainsi que d’un portrait s’estompent les contours. Le vieillard, en ces lieux, d’un je ne sais quoi souffre, Comme un passant qui doit marcher le long d’un gouffre, Car il n’ose tenter l’aventureux détour. Voir des anges ---- Au bout de neuf hivers, tu fais face au supplice, Parvenant à trouver la douceur dans ce vent Et la stabilité sur ce trottoir qui glisse. Bon, d’accord, c’est toujours quelque peu énervant De patiner ainsi à la grâce de Dieu. Mais c’est par son vouloir que les airs se congèlent (Peut-être pour donner aux anges gracieux La douce sensation de fraîcheur dans leurs ailes)… Je vois au ciel gravée leur trace disparue Et leur large sourire illuminant la rue Où les trois quarts des gens ont trop cher de loyer. Eux trouvent que ce temps est de bénédiction, Anges ne tombent point sous nos juridictions ; Tiens, par exemple, ils n’ont jamais rien à payer. Au point du jour --- La terrasse de l’Est, avec ses marronniers, Baigne dans les lueurs de l’aurore hivernale ; Les herbages de l’Ouest, aux ombres sépulcrales, De rosée du matin, bientôt, vont communier. On entend galoper les rongeurs au grenier ; Au lointain retentit la cloche monacale Ouvrant cette journée aux autres bien égale, Un jour comme les jours, sans rien de buissonnier. Millions de voyageurs partant vers les bureaux Dans des wagons chargés comme des tombereaux Qui roulent posément sous les façades grises. Des rêves par millions volent au gré du vent, Invisible troupeau lentement dérivant ; Ce vent n’est pas bien fort, c’est à peine une brise. Chronologie barbare --- À la sixième mue du cinquième lézard, L’Empire a commencé, dit la chronologie. Le Souverain, porteur de la Sainte Énergie, L’a proclamé du haut des antiques remparts. À la troisième roue du premier corbillard, Un Barbare emporta la Divine Effigie Qui en sa garde avait le Palais des Orgies ; Les Vestales n’ont pu rattraper ce fuyard. Au deuxième piquant de la neuvième ronce, Les crieurs ont transmis dans les bourgs une annonce : Récompense au génie qui, dans l’ombre, a forgé De la Divinité une effigie nouvelle, Une statue de fer sur les pieds de laquelle Dégouline le sang d’un incube égorgé. Cérémonie propitiatoire ----- Le barde chante un air auprès de la falaise ; Le vent rythme ses mots par des coups de bélier Que, turbulent ce jour, il veut multiplier. Le soleil déclinant semble une rouge braise. Le barde, bien vêtu, dans ce souffle est à l’aise, Comme un petit poisson au fleuve hospitalier ; Il chante pour le peuple un récit familier Sur un air qui évoque une ballade anglaise. Il chante les conflits des nobles Immortels, La lourde chair des boeufs posés sur les autels Sans que soit leur querelle, à la fin, résolue ; Le vin que boit le prêtre, attablé dans un pré, D’une amphore au clergé saintement dévolue, Lui faisant, quelque peu, le visage empourpré. Vierge de métal --- Jeanne d’Arc est ici, de beau métal vêtue, N’ayant, ce jour, mangé qu’un déjeuner frugal. D’une cloche parvient le timbre musical, L’Anglais, à se défendre, âprement s’évertue. Femme du charpentier, ce matin, ta statue A parlé à la vierge, au grand jardin ducal ; Tu lui as commandé, sur un ton amical, De ne point craindre l’homme, avec son bras qui tue. Donc, ce grand guerrier noble, à l’assaut engouffré, Malgré son effrayant visage balafré, Ne triomphera point de la fille rustique. Tout au plus, il aura d’elle un sourire humain, Une pointe d’humour, peut-être un peu gothique, Quand elle le fera prisonnier, de sa main. Les clowns rient --- J’ai rêvé que j’étais un clown au verbe agile, Un étonnant rhapsode, un hardi plaisantin, Affrontant le public dès le petit matin Sur un large trottoir, dans une grande ville. Disant n’importe quoi, mais gardant l’air tranquille De l’artiste accompli, de ses effets certain, Je faisais des bons mots, j’expliquais du latin, Je modelais mon verbe ainsi que de l’argile. Un tel métier, vraiment, n’était point fatigant ; Costume ridicule, et, quand même, élégant, Surtout le pantalon flottant autour des jambes. Ce monde me plaisait. Il n’avait rien de laid ; Comme un royal jardin, comme un âtre qui flambe, Ce cosmos foisonnait de magiques reflets. Unheimlichkeit --- Ainsi, tu la ressens, l’angoisse du retour ? Qui sait ! Il se fera dans l’ambiance amicale Sans avoir à traiter de question radicale Ni à perdre du temps dans une mise à jour. Ton destin, généreux et prudent tour à tour, T’a maintenant appris les internationales Coutumes, que ce soit dans les choses verbales Ou sur le plan technique (alors, là, c’est plus lourd). Il n’est point attesté que tout s’en aille en vrille Si tu passes ton temps avec de joyeux drilles Revenant du passé, en toute bonne humeur. Utile, à tous les coups, cette morale hybride, Mais sans faire de toi un sujet apatride : D’ici, tu as gardé l’empreinte dans ton coeur. Mélancolie d’Émile --- Larmes de Nelligan comme une eau de fontaine, De tristesse inconnue ton âme est souvent pleine. Que soit couvert le ciel ou luise le soleil, Tu n’en parleras point, car pour toi, c’est pareil. Ta muse cependant chante en ces jours de peine, Comme chante en ses pleurs la petite sirène ; Quand le grand vent d’automne a fait l’arbre vermeil, Murmure le feuillage avant son grand sommeil. Cher rhapsode, ton coeur est un nuage blanc ; L’onde la plus sereine est portée dans ses flancs, Que l’on goûte plus tard, en poèmes traduite. Hélas, qu’en advint-il ? ton âme se troubla ; Sur l’humide papier, l’écriture trembla, Reflétant la douleur de tes vingt ans en fuite. Un modeste --- Le fils du charpentier, de quoi fut-il épris ? D’un petit vin servi à l’ombre des tonnelles, De faire aller un peu l’affaire paternelle, De dire des récits qu’on lui avait appris. Jamais il ne parlait pour faire de l’esprit, Ni pour développer des phrases solennelles. Sa parole était juste, et simple, et fraternelle ; D’un propos de sagesse, il connaissait le prix. Satan, l’ayant tenté, retourna dans son antre ; Le Romain dit au peuple « Épargnons-le, que diantre ! » Et lui ne voulait point d’un destin glorieux. Ce fils de charpentier n’est certes pas un ange ; Mais il a su porter des coups victorieux À la Tartufferie, que bien sûr, ça dérange. Errance d’un druide ----- Le druide a su franchir l’Alchimique Montagne Malgré les grondements d’un orage soudain Qui gonfle les torrents sous les vieux ponts romains. Le voici parvenu en Grande Garabagne. Attention, ce n’est point un pays de Cocagne : C’est un lieu traversé de délires humains, Où plus d’un voyageur a perdu son latin Et s’est cru prisonnier d’un sort de la Bretagne. Le druide suit sa voie, jamais ne s’égarant. Il cueille quelques fleurs, il les va comparant Aux dessins d’un recueil qui les décrit et nomme ; Il s’astreint au labeur, à quatre-vingts balais, Pour rendre sa potion plus aimable au palais Des lourds guerriers gaulois, devenus gastronomes. Homme de soixante ans --- On n’est pas sérieux quand on a soixante ans : Surtout quand on n’est pas, hélas, devenu sage ; Que l’on reste immature à l’orée du grand âge, Que l’on ne sait à quoi fut gaspillé son temps. L’homme de soixante ans n’est plus un débutant, Il a compris qu’il est un oiseau de passage ; Qu’il ne lui reste plus de longs jours en partage, Et qu’il lui faut cesser de se croire important. Si l’on vient me parler de vivre et rajeunir Je sais qu’il ne faut point engager l’avenir Qui n’est chargé que d’une et fatale promesse. L’homme de soixante ans, qu’ornent des cheveux gris, Assez souvent, quand même, on le voit qui sourit, Retrouvant des amis du temps de sa jeunesse. Cosmologie touristique --- Baignant dans les rayons de la rouge planète, Cros et sa dulcinée varient les positions ; Sur Mars, ont-ils pensé, la civilisation Se prête également à ces intimes fêtes. Sur la Lune, on y drague une amusante bête Dont Cyrano, jadis, a fait l’évocation ; Le récit qu’il donna de son exploration À plus d’un astronaute a fait tourner la tête. Planètes du Cosmos, reposantes escales ! Plaisir d’y découvrir les coutumes locales Que ne délaissent point les petits hommes verts ! Postier, prends avec toi ce modeste poème : Tu dois l’acheminer, en volante trirème, À l’autre extrémité de ce vaste Univers. Printemps d’hiver --- Le faux printemps surprend les oiseaux dans leurs nids ; Le froid de mars viendra battre l’espoir en brèche, Quand les frimas mordront l’herbe qui se dessèche Et qui, languissamment, se consume et jaunit. On dit qu’il faut aimer tout ce que l’on subit, Et même, en vieillissant, garder une âme fraîche Comme d’un enfant qui vers son jeu se dépêche. Mais il survient un jour où le jeu se finit. L’homme de soixante ans ne court plus les corsages, Il parcourt, nostalgique, un ancien paysage Dont il connaît la faune, et surtout les chemins. Il a collectionné des livres qu’il adore ; Au lieu de les ouvrir, il y pose sa main, Ne sachant s’il voudra les parcourir encore. L’amour et la souffrance --- Celui qui aime une inconnue De son absence aura chagrin, Surtout dans ses draps, le matin, À l’heure où rien ne se remue ; Tous ces sentiments que l’on tue, Tous ces frêles émois défunts ! L’âme se sent dans un pétrin, De tristesse jamais repue. Larmes que tu laisses couler Ne font le monde s’écrouler ; Juste sourire un peu le Diable. Cet amour, que tu crois si fort, N’est qu’une ruse de la mort, Un reflet de pluie sur du sable. Piaf-Tonnerre au labyrinthe --- Piaf-Tonnerre a franchi le grand portail d’airain, Déroulant le long fil que lui donna la reine. Tout au long des couloirs une quête l’entraîne, Curieux qu’il est de voir le grand monstre taurin. Le Minotaure a vu ce curieux pèlerin Lentement s’approcher de la sanglante arène, Ne portant ni l’épée ni la lance de frêne ; Il lui a demandé « Que me veux-tu, serin ? » Piaf-Tonnerre, observant le monstre qui se cambre, Se dit qu’il aurait dû, plutôt, garder la chambre ; Il ne peut que frémir à ce mugissement. Il cherche une réponse, il la veut bien choisie, Et dit, se reprenant de son saisissement : « Monseigneur, ma visite était de courtoisie. » Au désert -- L’ermite Jean mangeait beaucoup de sauterelles. Dans le miel, il trempait ces insectes ailés, Les consacrant au Ciel, avant que d’avaler Par petites portions leur masse corporelle. Cette pitance était frugale et naturelle : Quand les gens de la plaine ont récolté leur blé, Ne sont-ils aussitôt de labeur accablés ? À moudre et à pétrir, leurs âme devient frêle. Jean ne recherchait point l’opulence latine, Le fromage et le pain si lourdement posés Devant les travailleurs auxquels on les destine ; Son repas, toutefois, pouvait être arrosé (Comme le permettrait la loi bénédictine) D’une cruche de blanc, de rouge ou de rosé. Propos du maître des novices ------ N’établis nul jardin aux pentes d’un ravin ; Tu n’y cultiverais que de l’herbe indocile. Prends de la bonne terre, à remuer facile, Accomplis des efforts, mais sans qu’il ne soient vains. S’il vient un visiteur qui t’apporte du vin, Qu’il ait le meilleur siège au sein de ton asile : Car le vin partagé, dit le grand Saint Basile, Est commémoratif d’un miracle divin. Le bonheur te traverse et parfois se retire. Basile nous a dit, le jour de son martyre : «Satan peut rire un peu, quand nous nous effrayons, Mais quand la grâce met un sourire à ma lèvre En posant sur ma chair ses lumineux rayons, Que me semble le diable ? Une petite chèvre.» ----------------- --------------