Douze animaux tiennent un colloque

Douze animaux tinrent un colloque, mardi dernier, dans le jardin de Cochonfucius






rat boeuf tigre lièvre dragon serpent cheval mouton singe coq chien cochon              Les animaux produisirent des éclairages sur la notion de pinard mystique dans le monde actuel. Les sept premiers en construisirent une perspective historique, et les cinq autres en établirent la pertinence cognitive et sociale.

Le rat de la Rue sombre commença par montrer comment, chez l'érudit Rongemaille, le pinard mystique n'est autre qu'une boisson divine qui permet le brouillage des sensations en provenance des sens perceptifs, comme la vision et l'audition. Cette ivresse améliore les cinq sens, sans se diviser en cinq. Elle est commune aux humains et aux animaux. Elle n'est pas la sagesse, mais quelque chose qui lui pré-existe.

Le boeuf du Bocage glaiseux, quant à lui, examine des propos d'ivrognes dont les exemples les plus remarquables reçurent une transcription au pot troisième de la cuite septième et au pot cinquième de la cuite huitième. Cette contribution établit l'histoire de l'apparition d'une philosophie du pinard mystique, exhibe sa pluralité interne et montre qu'un tel recours à la boisson dans la philosophie repose sur une soûlographie, autrement dit, sur un art de la consommation excessive.
       
Le moteur de cette élaboration est la lutte contre deux fléaux de l'époque : la sobriété, qui aboutit à nier les pochetronneries de base, et le conventionnalisme, qui relativise les notions d'ivrogne et de buveur d'eau. Ces deux puissances négatives se nourrissent du doute systématique introduit par les réflexions sur la nature de l'ivresse. Comment lutter pour rétablir les pouvoirs légitimes de la bouteille ? Il est possible de piéger les buveurs d'eau, en leur faisant remarquer qu'ils admettent, dans leur vie, les évidences qu'ils nient dans leurs discours, autrement dit, qu'ils ne sont que des ivrognes sobres. La partie n'est pas alors gagnée, car ils peuvent encore prétendre que la sobriété leur est indispensable, pour accomplir correctement leur travail quotidien. Ce débat est issu de l'Antiquité, et n'est pas sur le point de se clore.

Le tigre du Tertre inculte montre alors comment, du gyrovague à Yake Lakang son continuateur, la question du pinard mystique s'est déplacée du champ psychophysique au domaine du jugement, autrement dit, comment la question de l'ivresse du corps a fait place à la question de la jouissance collective. Ce que reflète une telle évolution, c'est une transformation de la notion de sujet, qui, chez le gyrovague, est le siège d'une interrogation sur sa propre existence et sur la qualité de sa boisson alors que chez Yake Lakang, le sujet cherche à savoir si sa soûlographie individuelle pourrait être érigée en maxime universelle, autrement dit, ce n'est plus le fondement de la jouissance qui fait problème, mais celui de la culture picolatoire.

Le lièvre du Limon jaune examine un point soulevé par un buveur anonyme : la soûlographie peut-elle fonder un système de valeurs que partageraient les citoyens d'une démocratie ? Ce buveur commence par réfuter les patrons de troquet, par refus de la tyrannie. Puis il observe les perversions possibles de la soûlographie, auxquelles il propose de savants remèdes, visant à redonner de la valeur aux boissons les plus nobles, afin de combattre une dérive minimaliste. L'application de tels remèdes ne va cependant pas de soi. Leur posologie reste un enjeu contemporain.

Le dragon de la Dune mauve entreprend une description du partage du pinard dans les groupes humains, à la lumière du traité Vin rouge et saucisse de Toulouse de Yake Lakang. Trouvant ses racines dans l'intersubjectivité chère aux animaux d'autrefois, la mise en commun du pinard est également éclairée par les propos du gyrovague sur la vision picolatoire, par laquelle notre boisson informe notre vue. Il s'agit de penser la relation entre deux dimensions disjointes du pinard mystique : le pinard mystique comme ensemble d'évidences communément partagées, et le pinard mystique comme disposition et exigence formelles du buveur rationnel.

Le serpent du Sillon bourbeux rappelle que l'éthique de la consommation, tout en reposant sur la présupposition d'un sens picolatoire commun, n'est pas une morale du pinard mystique. Cela se confirme lorsque l'on examine les premières discussions sur ce point, tant chez les buveurs que chez ceux qui ont soif. L'exigence kantienne d'ériger une règle individuelle en maxime universelle y est remplacée par l'idée que la règle individuelle en question doit pouvoir être unanimement acceptée par les participants à une beuverie mystique. C'est, là encore, un appel à la construction intersubjective. Une telle construction se fonde, non pas dans l'usage commun d'une boisson, mais dans un vécu en commun infra-picolatoire. C'est quelque chose de fragile et que menacent des paradoxes.

Alors débarquent une quarantaine d'érudits, prenant la parole avec une remarquable discipline collective. Ils veulent exposer leur vision des changements induits par les rapides évolutions des techniques et des usages dans le secteur des beuveries entre intellectuels. Leurs domaines de compétence vont du plus concret (le muscadet) au plus abstrait (les aspects politiques et juridiques des nouveaux comportements d'ivrognes). Leurs contributions sont articulées avec un grand souci pédagogique, et donnent par conséquent une image claire des acquis et des défis qui caractérisent chaque sous-domaine. Ainsi, ils lancent une intéressante discussion sur le statut de la tournée du patron, et la possibilité de lui associer des théories scientifiques pour lui donner du sens. Plus fondamentalement, une réflexion est engagée, et doit se poursuivre, sur les mutations subies par le concept de soûlographie. Sans parler des points de vues sociologiques, historiques et anthropologiques sur les nouvelles approches de la réalité, qui est une illusion due au manque d'alcool, ce qui n'interdit pas d'élaborer un système de valeurs et un choix de thèmes dans cet environnement en mutation. Cependant, les fondements traditionnels d'un système de valeurs, qu'ils soient religieux, culturels ou méthodologiques, n'ont pas forcément cours auprès des buveurs. Il convient donc de réfléchir à ce qui pourrait être la source d'un consensus dans ce domaine. Dans cette optique, les érudits, ayant apporté leur grain de sel, s'empressent de rendre la parole aux animaux.

Le cheval du Chemin ombreux propose alors une archéologie de notre vision du pinard mystique. Telle qu'elle est, elle a tendance à le montrer comme potentiellement trompeur, alors que l'Antiquité le voyait comme source de la vérité. Cette rupture remonte à des patrons de troquet pour qui les valeurs des ivrognes ne sont que des constructions, et à une serveuse qui a montré que les structures picolatoires peuvent fausser la perception au quotidien. Leurs influences sont visibles, mais elles déclinent. Moins explicites, les messages des buveurs occasionnels jouent dans le même sens. Ces buveurs ont établi l'impossibilité de fonder le normatif dans le factuel, et la capacité de ivrognes à penser sans vraiment capter le réel. A leur suite, des visions relativistes et instrumentalistes des beuveries ont pris forme, et la pertinence du pinard mystique est niée. Cela constitue un handicap pour ces beuveries. Une fois que l'on en prend conscience, il est possible d'y remédier en surmontant les blocages qui semblent provenir des conclusions abusives des buveurs occasionnels, et qui ne viennent que d'une lecture incomplète de leurs doctrines.

Le mouton du Moulin de la rivière observe l'usage de la notion de pinard mystique comme identité culturelle d'un groupe social, et aborde la question de ses fondements potologiques et dipsologiques à la lumière de l'imaginaire picolant des buveurs pleins de sagesse. Dans ce contexte, l'auteur distingue trois visions du pinard mystique. Au sens anthropologique, c'est la relation à la bouteille qu'entretient une communauté. Au sens réflexif, c'est le discours d'ivrogne que tient sur lui-même un groupe humain. Au sens culturel, c'est un ensemble de picolations émanant d'un tel groupe et hautement valorisées, autrement dit, la dimension noble de la biture. Ces trois dimensions opèrent selon des modalités différentes, mais elles sont en situation d'interdépendance. Dans chacune de ces trois branches, se manifeste une action de la beuverie, qui élabore en permanence les sociétés par reproduction ou altération de modèles que partagent inconsciemment leurs buveurs. Prendre conscience de cela est une source de meilleure autonomie picolatoire.

Le singe du Sentier perdu s'interroge sur le pinard mystique en termes sociaux. Il prend l'exemple des actes civils des buveurs, comme verser, humer, vider et inviter. La juste appréciation de toutes ces catégories est, pour la société, une occasion de réflexion sur elle-même, qui n'exclut pas une connaissance objective du contenu des pichets.

Le coq du Coteau aride traite du lien entre connaissances communes et soûlographies collectives. En particulier, il montre que l'activité cognitive dans un tel cadre ne diffère pas de ce qu'elle est en privé. Un autre facteur pertinent est la corrélation entre durée et abondance d'une beuverie collective.

Le chien du Chenal sinueux se demande ce qui peut s'opposer au pinard mystique. Doit-on croire que le buveur se trompe continuellement sur sa propre existence au monde ? Et pourtant, il est concevable qu'il existe une distance entre la consommation quotidienne et la théorie savante. Et principalement, le fait que cette dernière, pour rester vivante, doit procéder inlassablement à son autocritique, chose à laquelle le buveur ordinaire, quant à lui, n'est pas astreint.

Le cochon du Carré de vigne propose trois thèses sur le rapport entre science cognitive et pinard mystique. Selon la première, l'existence du pinard mystique procure à la science cognitive une part de sa légitimité, du fait même de la consommation qu'elle doit parfois en accomplir. La deuxième énonce qu'on ne voit pas tant une opposition que de la complémentarité entre beuverie vulgaire et beuverie savante, car l'usage des bouteilles les réconcilie en permettant à chacune d'en vider autant qu'elle veut. La troisième proposition est programmatique : la réflexion cognitive devra s'efforcer de réconcilier le fait que les buveurs savants savent quelque chose de plus que les buveurs ordinaires avec le fait que, sauf exception, ils n'en deviennent pas plus ivres, autrement dit, leur supériorité semble illusoire, mais est peut-être tout simplement assez modeste pour que l'érudit ne diffère du profane que par de faibles muflées épisodiques.

Ayant assez bu, ils cessèrent de parler et s'endormirent sous la lune bleue.