Jacques Lacan et l'exception

 

Corinne Maier pour STP

 

Introduction : d'un drôle de sujet...

Lacan et l'exception : drôle de sujet. Je l'ai choisi en grande partie, je le reconnais, à cause de mon intérêt pour ce sujet, l'exception. Mais le « sujet » Lacan m'intéresse aussi, cela va de soi.

Un « sujet-thème », l'exception, et un « thème-personne », Lacan. Tout cela est bien mal emmanché ; Jean-Baptiste Berthelin, qui m'a invitée à parler aujourd'hui, aurait-il encore fait des siennes ?

Me voilà donc obligée de me justifier. L'exception est d'intérêt public. Car nous vivons dans un monde où les dernières diversités, les dernières singularités, les dernières divergences, les dernières dissidences, les derniers accidents, sont éradiqués. Vive ce nouvel Ordre mondial où tout est mis en harmonie, asservi à des critères de convergence (comme ceux auxquels doivent se soumettre les pays désireux d'entrer dans la zone euro) ! Tout se ramène, dans les plus petits détails de la vie quotidienne aussi bien que dans l'actualité, à ce processus d' « alignement des provinces » dont parlait Alexandre Kojève à la fin de sa vie. Bien sûr, il reste de l'imprévu, le 11 septembre par exemple, convulsion qui peut être lue, si l'on suit Kojève, comme un symptôme de l'intégration des peuples dans l'Ordre mondial.

Je suis hors sujet ? Attendez un peu. Parce que ce qui est en train d'être raboté, la singularité, la divergence, la dissidence, l'irrégulier, c'est précisément un des visages de l'exception. C'est elle qu'on assassine. Elle est une interruption dans un flot indifférencié, une désobéissance par rapport à la collectivité, par rapport au choeur, à ses processions, ses fêtes, ses vénérations.

D'où l'intérêt, j'allais dire l'urgence, d'aller y regarder de plus près : Lacan l'exception, l'exception avec Lacan.

1 - Lacan l'exception 

Jacques Lacan était exceptionnel. Il ne rentrait pas dans le rang, et fut à l'origine de multiples conflits dans la communauté analytique. Après avoir été l'enjeu de deux scissions (1953, 1963) au sein de celle-ci, il fonde en 1964 son propre mouvement, l'Ecole française de psychanalyse (qui deviendra l'Ecole freudienne de Paris), dissoute par ses soins en 1980 au moment où il crée l'Ecole de la cause freudienne. De ses rapports complexes avec les institutions, et de son enseignement original qui promeut le « retour à Freud », il appert que Jacques Lacan fut un hérétique, qu'il définissait comme celui qui choisit la voie par où prendre la vérité. Sa pensée même porte la marque de l'exception : elle met en avant le sujet comme discontinuité, conçoit la liberté comme synchronie, oppose la cause et l'effet, défend la fonction d'exception du père, privilégie la création sur l'évolution. Et puis Lacan le fauteur de trouble ne ressemblait à personne ; dandy, séducteur, il cultivait un style inimitable (mais beaucoup imité) et, comme il l'a dit, reprenant Buffon, « Le style, c'est l'homme même ».

Il est intéressant de constater que l'homme en France qui lui ressemble le plus, dans un tout autre domaine, c'est De Gaulle, le bon général de Gaulle. Les deux hommes sont tous deux des personnages controversés, à la fois rebelles et fondateurs. C'est en se fâchant avec tout le monde et en faisant les choses à leur façon que ces dissidents ont lancé des mouvements, des institutions. L'un, Lacan, a lancé la Résistance à l'IPA, et a donné à la psychanalyse une nouvelle lecture de Freud ; l'autre, De Gaulle, a fondé la Résistance, puis un parti politique, avant de donner une nouvelle République à la France. L'un a peut-être tenté de sauver la psychanalyse, l'autre notre pays. Tous deux sont hors norme, se réfèrent à deux corpus de texte hors norme : de Gaulle à la constitution de 1958, texte qu'il a désiré, voulu et qui porte sa marque ; Lacan aux écrits de Freud, qu'il a parcourus en tous sens, et auxquels il a voulu donner une logique et les transformer, disait-il, en « jardins à la française ». Les deux hommes ont l'un et l'autre assumé une position très particulière : ils ont été à la fois l'origine dans l'ordre temporel et la primauté dans l'ordre social. Pour le dire plus simplement, ils ont tous les deux institué un mouvement dont ils ont été les chefs, et ce n'est pas si fréquent. Bien sûr leur champ d'action a été très différent, les deux hommes ne se sont jamais rencontrés (le psychanalyste, qui a pourtant parlé de beaucoup de choses, a gardé un silence presque complet sur De Gaulle ; quant à De Gaulle, il ne s'intéressait pas à la psychanalyse).

2 L'exception avec Lacan (mais pas seulement)

Abordons à présent les choses par la clé d'entrée du thème. Qu'est-ce que l'exception ? Le théoricien de l'exception, c'est Carl Schmitt (1888-1985) ; il est fâcheux qu'il soit incontournable, vu sa compromission avec le nazisme. Ce philosophe met en avant ce « quelque chose d'incommensurable » qui serait la clé de l'ordre. Le souverain est « celui qui décide de l'état d'exception », lit-on dans son ouvrage, Théologie politique. Cette définition a été maintes fois commentée, mais une véritable théorie de l'exception manque dans le droit public. L'exception est un fait qui se situe dans une frange ambiguë et qui constitue, écrit encore Schmitt, un « point de déséquilibre entre le droit public et le fait politique ». Une phrase que l'on peut interpréter ainsi : l'exception est à l'interface entre l'ordre juridique et la vie telle qu'elle est, entre la théorie et la pratique, entre l'intérieur et l'extérieur.

Qu'est-ce que cet insituable lieu de l'exception ? Tel est l'enjeu du débat qui opposa de 1928 à 1940 Carl Schmitt et Walter Benjamin. Quitte à simplifier de façon outrancière cet échange fructueux entre deux penseurs difficiles à classer, on peut dire ceci : le lieu de l'exception, qui est celui de ce qui excède le droit, apparaît dans le phénomène de la violence. Or, cette dernière est pour Schmitt dans le droit, alors que Benjamin pose l'existence d'une « violence pure » qui se situe à l'extérieur ou au-delà du droit. Quoi qu'il en soit, c'est la nature double du système politique occidental qui est dévoilée par cette réflexion sur l'exception. Cette dualité se traduit dans l'aspect biface de la loi, la légalité se distinguant de la légitimité. La légalité est un mode de fonctionnement de la bureaucratie de l'État, et s'inscrit dans les limites d'une procédure ; au contraire, la légitimité ne se réfère à aucun cadre. Elle promeut l'exception, et c'est bien pour cela que l'Antigone de Sophocle se réfère à la loi « des dieux ». Pour Jacques Lacan, qui consacra un long commentaire à Antigone, cette loi des dieux est « ce qui est en effet de l'ordre de la loi, mais qui n'est développé dans aucune chaîne signifiante, dans rien », dit-il. Bref, on en arrive à l'idée que l'exception ait un lien avec Dieu - on y revient un peu plus loin.

Quelle est la place de l'exception en politique et en psychanalyse ? L'envers du politique, c'est précisément ce point de référence hors norme sans lequel la vie publique française serait tout autre ; elle s'exprime au vingtième siècle d'une part par la figure de l'homme providentiel qui apparaît en 1940 alors que tout semble perdu, et d'autre part par la constitution de la cinquième République, qui institutionnalise l'exception par l'article 16 (on rappelle que celui-ci prévoit que le président de la République peut mettre entre parenthèses la légalité en cas de situation de crise). L'envers de la psychanalyse, pour reprendre le titre d'un séminaire de Jacques Lacan, c'est également un point de référence hors norme, ici entendu comme le père, Freud père de la discipline qu'il a la fois inventée et découverte, Freud Dieu le père par sa personne et ses travaux. Jacques Lacan ne met-il pas en avant Freud comme « le père, notre père à tous, le père de la psychanalyse » ? La prégnance de l'exception est alors la transposition du religieux en politique et en psychanalyse, et la sécularisation de nos sociétés n'a fait que transférer, déguiser Dieu le père.

Mais revenons sur cette place de Freud. Il est incontestable que la psychanalyse entretient un rapport singulier avec lui ; il n'existe aucune autre discipline dont le fondateur soit, en même temps, le penseur le plus remarquable qu'elle ait produit. « ... Freud serait le premier, et serait resté le seul, dans cette science supposée, à avoir introduit des concepts fondamentaux ? Sans ce tronc, ce mât, ce pilotis, où amarrer notre pratique ? », s'interroge Lacan. Celui-ci n'a cessé de souligner la nécessité pour la psychanalyse de se constituer en science puisque, quand l'arbre du père fondateur cache la forêt, il n'y a pas de science. Empêtrée dans cette question de la transmission, la psychanalyse est obligée de s'interroger sur elle-même et de poser des bornes à son action, déployant les jalons d'une véritable éthique.

L'exception pèse lourd. Quid de l'héritage de ces deux hommes, De Gaulle et Lacan ? Difficile, forcément difficile. En effet, qu'est-ce que le gaullisme ? Et qu'est-ce que le « lacanisme », mot qui, précisons-le, n'existe pas en français, ce qui n'est peut-être pas un hasard ? Une philosophie ? Un idéal ? Une méthode ? Une manière de faire de la politique, de la psychanalyse ? Ou seulement la fidélité à un homme ? Il n'est pas simple d'apporter une réponse à cette question. Si le gaullisme s'est aujourd'hui dilué (au point que son parti, le RPR, s'est auto-dissous dans le mouvement qui soutient Jacques Chirac, l'UMP), c'est surtout parce que les gaullistes se sont trouvés après la mort de leur fondateur confrontés à un choix. Soit la rébellion (qui inspirait la Résistance), soit l'obéissance (principe auquel De Gaulle devenu Président de la République était fort attaché). Les successeurs du Général ont, semble-t-il, parié sur l'obéissance ; peut-être aurait-il été plus audacieux, mais aussi plus risqué, de miser sur la révolte. Mêmes difficultés pour les successeurs de Lacan. Là aussi, l'héritage est lourd. Et l'hésitation est la même entre d'un côté la révolte contre les institutions analytiques traditionnelles (la toute-puissante IPA), et de l'autre la soumission à des principes institutionnels et à des contraintes d'appareils qui sont dans certains cercles présentés comme autant de dogmes. Cette hésitation recoupe, on le sent bien, toute la problématique inhérente à la place de l'exception, avec la dialectique dedans-dehors, avec-contre. On le voit, en politique comme au royaume de la psychanalyse lacanienne se pose ce que Lacan appelait un vel : quoi qu'on choisisse, ce qui nous reste entre les mains est écorné, incomplet.

Qu'on nous permette une considération personnelle sous la forme d'un souhait : peut-être l'idéal serait-il de ne pas choisir, en organisant, en politique comme en psychanalyse, des institutions pérennes, des mouvements stables, qui laissent leur place à la nouveauté, à l'imprévu, à l'impertinence, à la remise en question. D'après ce que j'ai pu constater, c'est un rêve...

Conclusion : La psychanalyse et l'exception

S'intéresser à la psychanalyse, c'est donc réfléchir à l'exception, dont elle est issue. Mais il y a deux autres raisons de s'en préoccuper :

-Pour la psychanalyse, chaque sujet est singulier ; on peut dire qu'à sa manière, elle lutte contre « la mort du sujet » prophétisée par Michel Foucault. Car le but d'une cure analytique est précisément de devenir le plus singulier possible, condition absolue pour, comme on dit, « être soi-même ». Est-on pour autant exceptionnel ? Oui et non. Oui par rapport à celui et à celle qui est empêtré dans le discours et le désir des autres, qui ne sait pas ce qu'il veut et erre dans la vie. Non par rapport à cet horizon incompréhensible qu'est le génie (au sens de Kant), qui véhicule une dimension de « hors norme », de non reproductible, qui n'imite pas, ne suit pas de règles. Le génie, pure création, devient exemplaire et fait coupure. La singularité obtenue par l'effet d'une cure analytique ne peut aller jusque-là : mais il ne faut pas lui en demander trop non plus ! La cure analytique n'a pas pour conséquence de fabriquer des génies en série, c'est évidemment impossible.

-La psychanalyse elle-même est exceptionnelle dans le champ du savoir : elle peut être considérée comme le seul discours susceptible de jeter un pont entre les langues et les savoirs, dans la mesure où l'inconscient se faufile partout.

Je termine ici sur cette question qui me semble essentielle : la psychanalyse, par son histoire, par son projet, par sa place à la fois en marge et transverse au savoir, est-elle la gardienne de la place de l'exception ? Peut-être bien que oui. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de lui consacrer l'essentiel de mes forces.

 

 Bibliographie

Agamben Giorgio, Homo sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, collection « L'Ordre philosophique », Paris, 1997 ; « L'état d'exception », Le Monde, 12 décembre 2002.

Kant Emmanuel, Critique de la faculté de juger, trad. française J-R. Ladmiral, M. B. de Launay, et J.-M. Vaysse, in Oeuvres philosophiques, tome II, Gallimard, collection « La Pléiade », Paris, 1985, p. 1089.

Lacan Jacques, Le séminaire VII, L'Ethique de la psychanalyse, Seuil, collection « Champ freudien », Paris, 1986, p. 324.

Lacan Jacques, Le séminaire VII, L'Ethique de la psychanalyse, op. cit., p. 214.

Lacan Jacques, Le séminaire XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, collection « Champ freudien », Paris, 1973, p. 15.

Schmitt Carl, Théologie politique, Gallimard, collection « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 1988.