La métaphysique du gyrovague








on n'est pas là pour se faire emmerder, on est là juste pour pique-niquer              Ce recueil rassemble trois essais, jusqu'alors perdus au fond d'une bouquinisterie, que le gyrovague dédia à Cochonfucius : Théorie du solipsisme et des saucisses, Fragment d'une autobiographie et De l'esprit des grands ivrognes qui donne son titre à l'ensemble.

Dans chacun de ces trois écrits, la question suivante est posée : comment ne pas se laisser importuner, et comment l'homme peut-il progresser quotidiennement vers ce bel idéal ? Pour sa part, le fragment autobiographique vise à montrer modestement comment le gyrovague lui-même a fait tous ses efforts pour se conformer à de tels principes.


Le premier texte envisage l'ensemble des branches de la pensée métaphysique picolatoire, ainsi que les rapports qu'elle peut entretenir avec l'art de griller des saucisses, sous l'angle de l'amélioration qu'elles peuvent apporter, ensemble ou séparément, aux repas en plein air de ceux qui les étudient, et les cultivent. Le bon choix de saucisses et l'imbibation des neurones sont au nombre des apports que l'homme peut attendre de sa formation dans ces diverses disciplines. C'est donc le rapport de chacun d'entre nous avec l'ensemble des plaisirs vulgaires qui doit faire l'objet de nos efforts de formation aux savoirs multiples qui s'offrent à nous. Il convient de fuir la dispersion et la confusion, et de tendre vers la sagesse universelle.

Mais cette recette, simple en apparence, n'est pas applicable uniformément à tous ceux qui voudraient la suivre. Les goinfreries des hommes sont fort diverses. En particulier, les individus rabelaisiens tendent à bouleverser les usages classiques, et malgré cela, ils contribuent véritablement à l'harmonie globale d'un pique-nique. Il convient donc aussi de fuir l'uniformité et la grisaille d'une bâfrerie normalisée. En respectant ces deux principes : universalité et diversité, les hommes ont une chance de parvenir à une bonne digestion des saucisses et du pain de campagne.

Le deuxième texte, consacré par l'auteur à sa propre personne, n'est pourtant pas une autobiographie au sens usuel du terme. Il ne raconte pas la vie du narrateur, et ne parle pas des faits dont il fut témoin. Il décrit plutôt les souffrances de l'amateur d'oisiveté qui, portant toujours en lui le projet de passer un jour sans rien faire, ne parvient que rarement à un tel résultat. C'est donc une auto-analyse laborieuse.

Cette manière de s'autobiographier est favorisée par le penchant qu'a le gyrovague à se conduire essentiellement comme un spectateur dans le monde. Indifférent à l'égard du bonheur et du malheur, plus soucieux de forme que de matière, d'activité que de succès et d'observation que de sensation, ce bel esprit a grandi dans la picolation et le délire quotidien. La connaissance du vrai et l'action juste ne risquent pas d'aveugler son entendement. Si par hasard un but doit être atteint, il suffit de veiller attentivement à toujours s'occuper d'autre chose. Ce détachement noble est encore l'attitude la plus sage.

Puis le gyrovague examine ses points faibles. Peu d'agilité dans l'établissement des relations conceptuelles, guère de sens des affaires, ni de l'élucidation, de la conjecture ou de la critique. Pas d'inventivité, pas de sens métaphysique, aucun talent de poète. Esprit un peu lent, sans diversité, insuffisamment instruit par la lecture. Sur cette autocritique, sans doute excessive, notre penseur interrompt brusquement son projet d'autobiographie.

Le troisième et dernier texte est un écrit sur la destination ultime de l'ivrogne et sur le grand style dans la picolation. La question centrale qu'il pose est la suivante : sur quoi peut-on se fonder pour déterminer la valeur des boissons pour les hommes, et la valeur des tavernes les unes par rapport aux autres ?.

Selon le premier texte, ce principe organisateur de la pensée doit être à la fois universel et appréhensible de mille façons par des buveurs qui ont chacun leur style. Il est du devoir de chacun d'entre nous de contribuer à sa définition et à sa mise en pratique.

Muni d'un tel critère, chacun pourrait alors décider si un pinard est vraiment porteur d'ivresse, une liqueur vraiment transcendante, une serveuse vraiment affectueuse, ou comment on sait qu'un aubergiste est un artiste. Pour obtenir cette pierre philosophale, le gyrovague entrevoit un chemin empirique et un chemin rationnel. Le chemin empirique passe par l'étude de la vie et de l'oeuvre des ivrognes qui, dans le passé, ont montré la plus grande valeur picolatoire, et d'en tirer les propriétés du critère d'excellence auquel on veut aboutir.

Cette observation des grands buveurs met en évidence beaucoup de points communs entre eux. Ils ont tous une verve inégalable, une forte personnalité et une influence sur les gens les plus divers. Celui à qui manquerait une de ces trois choses ne mériterait pas, selon le gyrovague, la faveur de Bacchus. Ils ont quelque chose de plus, c'est l'absence de limite préalable au déploiement de leur ardeur : ils s'accomplissent dans l'infini. Ils sont détenteurs de ce qui donne son titre à l'essai : l'esprit des grands ivrognes.

La voie rationnelle commence par s'interroger sur la destination de l'ivrogne. Cela provoque trois nouvelles interrogations : en quoi consiste l'esprit des grands ivrognes, comment se reconnaît-il et comment se forme-t-il ?

Le traité proprement dit s'interrompt ici, pour laisser place à des remarques terminologiques sur le choix du mot d'origine inconnue Hips (hoquet) dans un tel contexte. Le gyrovague trouve que, par rapport à d'autres candidats, il rend mieux l'idée de la force pas tout à fait immatérielle qui est à l'oeuvre dans cette problématique.

Tels qu'ils se présentent, ces trois essais demandent à être situés dans leur temps et dans leur filiation philosophique. C'est ce que fait Yake Lakang dans une présentation magistrale, où s'expriment toute l'admiration et la sympathie que lui inspirent la figure du gyrovague, et où il explique la pertinence de la posture de ce penseur pour des lecteurs d'aujourd'hui. L'ouvrage est donc une bonne introduction à l'effervescence de la pensée picolatoire de la fin du péristyle huitième, et du début du neuvième, temps de bouleversement et de progrès pour les gens de Cluny au quartier latin.