Sur les Ambassades à Byzance (Anacharsis, 101 pages, janvier 2005, ISBN 2-914777-17-5, 14 euros)
de Liutprand de Crémone, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


et pourtant, ce ne fut pas Byzance         A vingt ans d'intervalle (949 et 969), l'ambassadeur Liutprand porta à Byzance les demandes des seigneurs de Rome. Autant la première mission se déroula dans les plaisirs et la bonne entente, autant la seconde fut un calvaire. Ces deux aventures sont narrées dans des documents latins respectivement connus sous les titres d'Antapodosis et de Legatio. Ils sont élégamment traduits par Joël Schnapp et présentés de façon attrayante par Sandrine Lerou.

Lors de son voyage initial, le jeune Liutprand se trouve face à l'empereur Constantin VII, pour faire titulariser un certain Bérenger comme roi d'Italie. Les choses se passent bien, car les enjeux d'une telle démarche apparaissent comme mineurs aux yeux du souverain byzantin. De plus, notre héros, à cette époque, est encore jeune, et apte à s'émerveiller de la prodigieuse mise en scène des splendeurs de la capitale : automates dorés en forme d'animaux, festins, cadeaux somptueux, et jusqu'à un trône impérial muni d'un ingénieux mécanisme ascensionnel. Sous l'action de ce dernier, l'empereur semble gagner les sphères surhumaines, et il devient impossible aux simples mortels de ne pas ressentir son immense charisme. Cela se lit dans la description minutieuse et admirative que rédige notre ambassadeur.
       

Cette première mission heureusement accomplie, Liutprand regagne l'Occident, et, en raison de sa grande finesse diplomatique et de son érudition, finit par devenir un important évêque et surtout le conseiller du seigneur Otton, premier du nom, qui se proclame Empereur des Romains. Comme jadis Bérenger pour son titre de roi, Otton souhaite obtenir une approbation de Byzance. Comme Bérenger, il choisit pour porte-parole l'astucieux Liutprand. Mais la partie est bien plus difficile ! Le nouvel empereur, Nicéphore Phocas, est plus chatouilleux que Constantin VII sur de telles questions. Et puis, dans le cas précédent, il ne s'agissait que d'un titre de roi, somme toute mineur. Otton, quant à lui, veut revêtir la pourpre impériale, prétention que les Byzantins ne peuvent que juger excessive.

Ces circonstances défavorables sont justement ce qui fait du deuxième récit de Liutprand une véritable épopée burlesque. En effet, l'empereur Nicéphore, décidé à contrarier son hôte de passage, ne recule devant aucune des mesquineries qui lui viennent à l'esprit.

Il lui attribue un logement inconfortable et éloigné du palais. Il lui interdit d'aller à cheval. Il lui fournit, pour vin, une ignoble piquette. Tout le personnel de l'Ambassade est formé d'êtres stupides et malveillants. Les discussions entre Liutprand et Nicéphore ne sont que des dialogues de sourds.

Sous l'effet de ces brimades, notre héros acquiert, de la splendeur byzantine, une perception nettement moins admirative. Les habits sont en soie, mais elle est sale. La foule acclame le monarque, mais elle est formée d'infâmes commerçants dont les pieds nus trahissent l'indigence. Nicéphore lui-même, premier souverain de la Terre, n'est qu'une sorte de crapaud.

La lecture de ces phrases caricaturales fait ressentir le tempérament fortement émotif de Liutprand. Puisque sa mission est vouée à l'échec, il est dégoûté de son partenaire de négociation, et voit donc en lui quelque chose d'ignoble. Non seulement en lui, mais en tous ceux qui lui sont associés, que ce soient les princes bulgares, que favorise le protocole alors que ce sont des brutes mal dégrossies, ou encore le presque centenaire guerrier Bardas Phocas, père de l'Empereur, cadavre ambulant, que notre évêque verrait plus volontiers dans un hospice qu'à la table où il siège à la droite de son rejeton.


L'accumulation de petites misères se poursuit impitoyablement. La vie quotidienne, les discussions sur l'avenir des terres italiennes, la visite d'un élevage de bêtes curieuses, tout concourt à l'humiliation de l'ambassadeur. Le pire survient quand débarquent des nonces apostoliques, porteurs d'un message dans lequel le Pape régnant innove dans la titulature et affuble Nicéphore du titre d'Empereur des Grecs. Les malencontreux envoyés du Vatican finissent en prison, et Liutprand passe une fois de plus un mauvais quart d'heure. Mais, les pires choses ayant une fin, il finit par regagner, indemne et soulagé, la cour du seigneur Otton, qui devra attendre la chute de Nicéphore pour établir de meilleures relations avec Byzance.

Il règne dans ces deux récits une ambiance vivante et prenante. Les détails matériels, finement observés, sont mis au service des sentiments du narrateur, admiration dans le premier cas, dégoût profond dans le second. Un tel ouvrage nous apprend que pour le diplomate professionnel, la langue n'est pas simplement un outil de communication, c'est surtout un prodigieux instrument de manipulation des différents destinataires du message. Cette habileté verbale est magnifiquement rendue par la limpidité de la traduction et la richesse des notes explicatives. Au total, il s'agit d'un précieux document sur la rupture entre Rome et Byzance, vue par un de ses témoins qui en fut aussi un modeste acteur.