Sur la Réponse en forme de dissertation à un théologien sur les sentiments des sceptiques
(Encre marine, 145 pages, juin 2004, ISBN 2-909422-81-X, 20 euros)
    d'Abraham Gaultier, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres

le sentiment que cause un objet est toute la connaissance que nous en avons      

    Ce savant traité, publié en 1714, aborde une question essentielle des fondements de la science, à savoir, la possibilité d'une vision purement matérialiste de la vie et de la mort. Son auteur prend la précaution de l'adresser à un théologien fictif, auquel, dans le dernier chapitre, il confie ironiquement le soin de réfuter ce qui, dans le corps de l'ouvrage, serait incompatible avec la religion catholique.


       En procédant de la sorte, Gaultier se donne la liberté de poser toutes les questions qui lui viennent à l'esprit, sur la substance qui constitue les êtres vivants, sur les manifestations de la Vie dans la nature, sur l'omniprésence de la Mort, et sur les explications qu'en donnent Descartes, Malebranche, Spinoza et quelques autres, parmi lesquels Nicolas Hartsoeker et Bernard Lamy.

       Il reproche à tous ces auteurs de systèmes explicatifs leur ambition excessive. Selon lui, il y a de l'inconnaissable partout dans le monde. Celui qui entend au loin sonner une horloge n'obtient pas, de ce fait, la connaissance de ses rouages. Dans la nature, les combinaisons et assemblages de substances s'opèrent avec lenteur et subtilité, de sorte que leur mécanisme peut échapper à l'observateur le plus méticuleux.

       Cette même ambition de tout comprendre fait adopter aux philosophes des principes illusoires, comme, par exemple, l'idée cartésienne de fonder les théories sur des évidences. En effet, le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. Chercher à décrire les plantes et les animaux, c'est, premièrement, accepter tout ce que nous en observons, vraisemblable ou non. Et deuxièmement, ne pas recourir à des constructions mentales purement imaginaires pour rendre raison de l'observable.

       Ainsi, lorsque Descartes nous dit qu'il y a dans le monde une intelligence omniprésente et parfaite, il ne la tire que de sa propre intelligence, par une assez forte extrapolation. Lui qui se veut apôtre du bon sens, il se retrouve ainsi en compagnie des penseurs mystiques, pour qui les êtres et les choses baignent dans l'océan de la Présence Divine.

       Exit donc Descartes, mais aussi Malebranche, qui pense les vivants incapables de toute action personnelle, et Dieu comme un montreur de marionnettes, dont les innombrables mains les animent tous autant qu'ils sont, et même, chose peu croyable, ceux qui vont en Enfer. Bernard Lamy, quant à lui, voudrait que certains plaisirs et certains chagrins soient sans rapport avec notre corps. Gaultier souligne que cela tient du fantasme. Spinoza accorde aux herbes des champs la faculté de penser, sans croire qu'elles aient de perception ni de raisonnement. Il prouve par là que ce qu'il appelle penser n'a plus guère de rapport avec un usage raisonnable de ce terme.

       Le cas de Hartsoeker se traite de même. Ce physicien postule un premier élément, pour lui confier le rôle de cause de l'agitation de tous les êtres. Il ne dit pas que c'est Dieu, il dit qu'il aimerait pouvoir s'en passer, il ne sait pas quoi en dire. Une fois de plus, la métaphysique porte tort à la rigueur scientifique.

       Ayant réglé leur compte aux faiseurs de systèmes, la pensée matérialiste peut proposer (sans garantie d'aucune sorte) sa propre vision du monde. Pour la résumer, il n'y a pas plus de magie dans un animal vivant que dans un moulin qui tourne. Les parties de l'animal mort n'ont rien de plus ou de moins que lorsqu'il était en vie, tout comme on peut démonter le moulin et en ranger les éléments dans un hangar. Autrement dit, la vie et la mort sont des aspects d'une même chose qui est le corps.

       En apparence, ce corps préfère vivre. Mais cela n'a rien d'absolu. C'est encore une évidence trompeuse, de celles dont la Science doit s'affranchir, ainsi que de la notion de la présence au monde d'un Bien et d'un Mal absolus. La Science doit s'en affranchir, mais elle doit, rappelons-le, se soumettre à la Théologie en ces matières.

       L'ouvrage s'accompagne d'une intelligente présentation par Olivier Bloch, grand connaisseur du matérialisme en général et d'Abraham Gaultier en particulier. Il correspond à une période charnière de l'évolution des idées en sciences naturelles, dans laquelle commence à s'affirmer l'autonomie de la recherche vis-à-vis des doctrines établies.