Les amnésiques aux propos oniriques
Soudain, l'on entendit la
sonnerie
matinale du clairon malhabile.
Deux personnages amnésiques, ayant glissé le long d'une boucle
temporelle, s'éveillèrent dans deux inconfortables petits lits de fer installés au fond
d'une chambre austère.
Volubile : Que Saint Dindon nous garde !
Il est l'heure ! Sortons maintenant de nos lits, car nous avons beaucoup de choses à faire.
La seule difficulté, c'est que je ne me rappelle absolument pas lesquelles. Mais quand nous
aurons pris notre bol-tartines, cela me reviendra certainement.
Taciturne : C'est où, ici ? C'est quoi,
un bol-tartines ?
Volubile : D'après certaines opinions, l'endroit où nous nous trouvons serait
une école pour futurs mandarins. D'autres disent que c'est un abri temporaire pour buveurs
excessifs et aussi pour jeunes mères désemparées. Ce sont deux descriptions
fort différentes du même lieu. Quand mes regards découvrent
cet univers où règne une désorganisation totale,
ils me font pencher pour la seconde. Mais le mieux serait de rencontrer un usager des lieux, afin d'en obtenir
une indication pertinente.
Taciturne : Un usager ? Toi et moi, nous en sommes,
si ça se trouve. Mais c'est quoi, un bol-tartines ?
Volubile : Je crois que
les vêtements que nous voyons ici sont les nôtres. Alors nous
pourrions, pour commencer, nous habiller,
et puis, en explorant les couloirs et les escaliers, nous découvririons le sens de toute cette installation,
y compris le fait d'aller mieux grâce au bol-tartines, quel que puisse être son statut ontologique.
Taciturne : Tu as toujours été très optimiste, comme un personnage des
fables de Cochonfucius.
Volubile : Si Cochonfucius était ici, il nous expliquerait la situation
bien plus clairement que je ne puis le faire. Mais je crois que le plus simple est de nous asseoir
et d'entrer en méditation. Si
un instructeur vient nous trouver, nous saurons que nous sommes dans une école. Si c'est une
jeune mère avec sa progéniture, nous en déduirons qu'il s'agit d'un refuge.
Taciturne : Et si les deux choses arrivent ?
Volubile : C'est fort
peu probable. De plus, si la mère et l'instructeur surviennent
simultanément, ils
pourront s'expliquer entre eux. S'il nous rendent visite chacun à son tour, nous
donnerons raison au dernier qui aura parlé.
Taciturne : Et s'il ne
vient personne ?
L'instructeur
Merlin frappe à la porte et
entre dans la cellule mandarinale.
Merlin : Bonjour, seigneurs mandarins. Pourquoi
tardez-vous ainsi ? Plusieurs enseignements vont commencer. Et quant au rangement de
cette chambre, il serait urgent, mais d'abord, que font ici les récipients
où le
Religieux de
la montagne de l'Est conserve habituellement ses alcools forts ?
Volubile :
Le Religieux, qui est notre cher directeur, fut un apprenti comme nous autres.
Pour commémorer ce temps plaisant,
il partage avec nous sa provision d'alcool distillé. Par discrétion, nous consommons notre part
ici, au dortoir, pendant qu'il profite paisiblement de sa cellule de moine.
Merlin :
Et ce char à une place, que fait-il là, contre le mur ?
Volubile : Il
existe, à trois jours de voyage vers le Sud, une bourgade au sein de la province d'où sont originaires
nos aubergistes. J'ai des amis dans cette bourgade, et chaque fois que
mon coeur me dit de rendre
visite à ces personnes, j'aime pouvoir, sans tarder, atteler mon petit char et affronter la route, sans me soucier davantage
des contingences.
Merlin : Je ne sais pourquoi je vous interroge, vous ne vous trouvez
jamais à court de réponses outrecuidantes. Cependant, vous pourriez au moins retirer du mur
ces illustrations irrévérencieuses que vous y accumulez depuis la rentrée.
Taciturne : Noble instructeur, je me demandais en quoi consiste un bol-tartines.
Merlin : Un bol-tartines, c'est ce qui vous sera refusé si vous tardez
davantage pour rejoindre le réfectoire. Allons ! J'ai beaucoup d'autres lascars de votre
trempe à admonester ce matin. Activez-vous donc, et ne laissez pas votre paresse insondable avoir
raison de votre excellente nature.
Merlin s'éloigne enfin.
Taciturne et Volubile contemplent pensivement une tache sur le mur. La porte est restée ouverte.
Portant son enfant dans un couffin,
Souriante fait son entrée.
Souriante : Bonjour, les amis. Je sais que vous prendrez
soin de cette
demoiselle aimable pendant que je suivrai les enseignements de l'érudit Ursus. Et en revenant tout à
l'heure, je vous raconterai ce qu'il aura dit.
Taciturne : Elle est bien mignonne
aujourd'hui, la fille de Souriante.
Volubile : Souriante elle-même est
très en beauté, ce matin.
Taciturne : C'est pourtant vrai.
Il s'approche un peu trop et reçoit un soufflet.
Souriante : Tu ne peux pas
te tenir convenablement ?
Taciturne : Mais voyons, je n'avais pas de mauvaise
intention.
Souriante : L'enseignement va commencer. Et quant
au rangement de cette chambre, il serait urgent de, mais d'abord, que font ici les récipients
où le Religieux de la montagne de l'Est conserve habituellement
ses alcools forts ?
Volubile : Tu n'étais pas avec nous lorsque...
Souriante : Ne
me mêlez pas à vos exploits potachologiques. Soyez de bons garçons, et ne laissez pas
votre paresse insondable avoir raison de votre excellente nature.
Volubile : Par nature,
nous sommes tout sauf paresseux ! Non seulement nous prenons un grand soin de ta progéniture, mais
nous notons scrupuleusement dans un carnet ce qui survient à chaque instant de ce jour,
afin de pouvoir, dans trente ans, en donner une représentation
fidèle à la foule
venue nous admirer.
Souriante : Qui sait où nous serons, dans trente
ans !
Elle les quitte pour aller vers la grande salle
où les mandarins juvéniles reçoivent l'enseignement.
Taciturne : Nous nous demandions si c'est ici une école ou un refuge. Les deux
sont vrais, semble-t-il.
Volubile : Soit un lieu quelconque.
Possède-t-il
en général une nature prédéterminée ? Si je suis dans la forêt, et que
je m'installe dans une clairière pour une sieste brève,
peut-on dire que l'endroit que
j'ai choisi était, avant mon arrivée, un siestodrome ? Du fait que l'on nous y
confie une créature, cet endroit devient un refuge.
Taciturne : Ne fais pas
tant de discours devant elle, sinon elle va se mettre à déblatérer comme toi,
on n'en sortira plus.
Volubile : Tu as raison. Dans ces âges-là,
c'est le silence qui est le
plus apprécié.
Taciturne : Pour chaque
valeur de l'âge, je pense.
Pendant ce temps, Merlin et Souriante boivent à
Cluny, à des tables
différentes car ils ne se connaissent que superficiellement.
Yake Lakang entendit
ce récit, et fit la remarque suivante : Ces apprentis-mandarins et cette apprentie-mandarine
ont tendance à mélanger les genres. Un peu de concentration sur les points essentiels de leur cursus
n'aurait pas été de trop. Mais bon, tout cela, c'est du passé lointain.