Sur Tristes Afriques (Cherche-Midi,
292 pages, avril 2005, ISBN 2-74910-407-6, 17 euros),
d'Isabelle et Jean-François Lagrot par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres




qui veut de la viande de brousse ?              La famille Lagrot (Isabelle, Jean-François et deux très jeunes enfants) se rend à Yokadouma, aux confins du Cameroun, de la Centrafrique et du Congo pour y observer les conditions de la chasse clandestine. Les gorilles, les antilopes, les éléphants, les chimpanzés, les varans et les pangolins disparaissent par milliers, pour alimenter le vaste marché de la viande de brousse. Cette destruction de la faune, induite par le passage d'une chasse de subsistance à une chasse commerciale, a d'énormes inconvénients à long terme, mais les braconniers vivent et raisonnent dans le court terme.


Dès le port de Douala, des obstacles se dressent : le véhicule de l'expédition, débarqué après maintes escales, est loin d'être intact. Mais avec de la patience, les mécaniciens locaux retrouvent les pièces qui manquent, et remettent l'engin en état de marche. La première étape sera la forêt d'Ebo, au nord de la rivière Sanaga, où Françoise Dowsett-Lemaire et Robert Dowsett, un couple d'ornithologues, ont découvert l'existence inattendue de quelques gorilles, sans doute apparentés à ceux de Takamanda.

Cette forêt de 1400 km2, assez proche de la capitale, est infestée de chasseurs qui vendent à bon prix d'imposantes quantités de viande à ses habitants. Un responsable local de la protection de la faune fait tous ses efforts pour les empêcher (très partiellement) de nuire. Malgré l'aide occasionnelle des gendarmes, il est un peu seul contre tous. Mais sa présence a quelque chose de dissuasif. Les Lagrot lui rendent visite, et tentent de monter une expédition à partir d'un petit village voisin, pour prendre des nouvelles des gorilles et des braconniers. Mais l'intendance ne suit pas : aucun financement n'est trouvé pour ce projet.

Nos voyageurs s'en vont alors à Yokadouma, terrain de chasse plus important (27 000 km2). Ils observent le fonctionnement du marché semi-clandestin de la viande de brousse. Les vendeuses affirment que les animaux de la forêt sont un don de Dieu, et, en tant que tel, une ressource véritablement inépuisable. Les Lagrot se demandent si cela vaudrait ou non la peine de confier aux responsables religieux le soin de faire passer un rectificatif. Puis ils prennent contact avec une compagnie forestière, pour pouvoir se rendre sur le terrain. Ils accèdent par la route au camp de Mambélé, d'où les services de protection de la faune organisent régulièrement des patrouilles à pied.

Un des objectifs de cette surveillance est de lutter contre les captures massives de perroquets gris du Gabon, vendus non seulement pour leur aptitude à imiter la parole, mais aussi pour les pouvoirs magiques de leur tête et de leurs plumes rouges. Cette lutte s'appuie sur l'aide de braconniers repentis, qui échappent ainsi à la prison. La marche en sous-bois est épuisante. Mais la capture des captureurs, effectée sans violence inutile, vient récompenser cet effort.

Au fil des jours, les Lagrot prennent contact avec les forestiers, les guides de chasse et les Pygmées. Chacun de ces groupes humains entretient sa propre relation avec la forêt, plus intime dans le cas des Pygmées, qui mettent volontiers leur fine connaissance du milieu au service des deux autres clans. En effet, pour couper les arbres dans le respect de l'écosystème, et pour que la chasse ne tourne pas au massacre, forestiers et chasseurs doivent respecter l'équilibre des populations végétales et animales, et les autochtones sont de bon conseil dans ce contexte.

Après le sort des perroquets, c'est celui des éléphants qui fait l'objet de l'enquête des Lagrot. Ils sont encore nombreux dans le sous-bois, mais plutôt petits (ceux qui deviennent un peu grands sont vite exterminés) et ils se cachent dans les profondeurs des taillis. Jean-François Lagrot suit une équipe de chasseurs sur des sentiers presque impraticables, et assiste à l'agonie d'une de leurs victimes.

Toutes ces péripéties ont été filmées et montées, mais fort peu diffusées : les chaînes publiques refusent les images trop insoutenables. Cependant, les films ont été montrés à des ministres africains pour les sensibiliser aux effets du braconnage. Quelques images sont reproduites dans les pages centrales du livre.

Ce reportage, écrit dans une langue claire et vive, témoigne d'un grand respect pour la complexité du problème de la chasse en brousse. Ses dangers écologiques sont perceptibles, mais les auteurs n'escamotent pas le point de vue des braconniers et des consommateurs de viande de brousse. L'Afrique centrale n'a pas, pour l'instant, les moyens de proposer la viande d'élevage à un prix abordable pour tout le monde. La chasse commerciale s'appuie donc sur une réalité économique incontournable. L'idéal serait d'organiser une transition vers l'élevage de certaines espèces, selon les régions.

En attendant ce jour, de courageux observateurs continuent d'arpenter les pistes forestières pour alerter l'opinion. Isabelle et Jean-François Lagrot sont de ceux-là, et méritent, à ce titre, l'admiration et la reconnaissance du public.