Sur D'un dico l'autre (Arléa, 210 pages, février 2006, ISBN 2-86959-722-3, 18 euros)
de Jean-Claude Raimbault, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


les mots ne changent, ni les choses, mais les rapports entre eux                Cet ouvrage s'appuie sur la minutieuse comparaison de dictionnaires datant de 1906, 1929, 1940, 1952, 1972 et 2002. D'une époque à l'autre, des mots surgissent dans les colonnes de ces dictionnaires, et d'autres s'en effacent. Ici sont évoquées plusieurs centaines de ces naissances et de ces morts lexicales. Les chapitres successifs abordent de grands thèmes comme la science, les questions féminines, l'agriculture, la discrimination raciale, le salut de l'âme, l'outillage, la vie animale et « tout le reste ». Chaque article, d'environ une demi-page, situe les mots dont il parle en les reliant à d'autres, plus courants. Ce vaste tableau de l'évolution du vocabulaire se prête à de multiples parcours exploratoires.
       
Ainsi, les dictionnaires de notre temps ne mentionnent plus l'andabate, gladiateur que rendait aveugle un casque englobant son visage, ni le binard qui servait à transporter les pierres de taille. Adieu au corroyeur qui assouplissait les peaux, et au détentillon qui relevait la roue des minutes dans les horloges. Les marchands d'enclumes ne proposent plus aucun enclumeau dans leur vitrine. On ne trouve plus nulle part de frangeuses pour faire des franges, ni les garanceries dans lesquelles nos pantalons recevaient leur couleur garance. C'en est fait de l'hyalurgie, qui était l'art du verrier, ainsi que de l'ignivore, mangeur de feu, et du jingoïsme, un genre de chauvinisme. C'est aussi la fin du kjoekken-moedding, qui désignait un amas de débris de cuisine, et de tout ce que nous disions lardeux, aux apparences de lard. Où sont les menettes, ces dévotes prudes ?

Nonidi et Octidi nous ont quittés, comme les autres jours de la décade des sans-culottes. Nous ne pratiquerons plus la pneumatologie, qui fut la science des entités intermédiaires entre le Créateur et ses créatures. Absente, la quartelette, qui valait un quart de tonne de savon noir. Quatorze heures sont deux heures de l'après-midi, et non de relevée. Sans emploi désormais, le sophroniste qui surveillait les éphèbes dans les palestres. Inutile, le bien nommé théâtrophone qui transmettait dans les chaumières la voix des comédiens. Les tortues ne craignent plus qu'on ne les harponne à l'aide de varres. Nul ne navigue en wedelin, barque faite de trois planches, ni ne se joint aux xylolâtres pour adorer le bois.

Du côté des naissances, beaucoup de substantifs négatifs, comme le non-dit, le non-figuratif et le non-fumeur. On observe aussi des raccourcis comme le dircom, directeur de la communication, et des argotismes comme lourder, licencier ou révoquer. Une autre contribution est celle des noms de nouvelles sciences, comme la docimologie, art de l'évaluation. Parfois, c'est un souci de parité qui est à l'oeuvre. Ainsi l'antique cercle vicieux a-t-il vu naître son bienveillant jumeau, le cercle vertueux, et à la misogynie répond désormais la misandrie.

La découverte d'une espèce animale peut aussi enrichir le lexique, témoin le péripate, genre de limace. Une bien plus riche source d'ajouts est l'assemblage d'éléments lexicaux au moyen du trait d'union, le cas extrême étant l'adjectif trans-avant-gardiste, qui dit bien ce qu'il veut dire. D'autres assemblages sont plus poétiques, telle la pluie des mangues, averse qui survient en saison sèche.

Rien n'est plus fragile qu'un mot nouveau, et il conviendra de parcourir les prochaines éditions de nos dictionnaires pour voir quelles seront les jeunes pousses qui auront forci, et quelles sont celles dont la vie aura été éphémère.

Cette patiente exploration des mouvements du langage est un festin pour l'amateur de mots, et une bonne occasion pour voyager dans le temps. C'est aussi un bon outil pour mesurer la place relative des divers champs d'activité humaine dans la constitution d'un vocabulaire. Tout cela en fait un ouvrage fort recommandable.