Sur L'Animal singulier (Seuil, 139 pages, septembre 2004, ISBN 2-02066825-4, 16 euros)
de Dominique Lestel, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


animaux            Dominique Lestel propose ici une approche des relations entre l'homme et l'animal s'appuyant sur la notion de communauté hybride. Cela vise à combler une lacune de la science : d'une part, la sociologie ne traite que des rapports entre humains, ignorant le rôle qui peut être donné à des animaux dans les cultures. D'autre part, la biologie animale décrit des espèces, rarement des individus, et n'évoque jamais le lien entre ces individus et des humains.

      Comment explorer cette frontière entre disciplines ? Dans une première étape, il faut prendre conscience que les partages homme-animal s'effectuent, non entre espèces (l'homme et le chien), mais bien entre individus (le critique musical et son teckel, le jeune journaliste et son fox-terrier, le politicien et son labrador).

      Parmi toutes les communautés hybrides ainsi formées, Lestel privilégie celles qui apparaissent au sein d'un laboratoire d'étude du comportement animal.

      Puisque les chercheurs ont le devoir de rendre compte de leurs observations, et que c'est une de leurs raisons d'être, le laboratoire est la meilleure fenêtre par où voir ce qui se produit entre l'animal et son partenaire humain. Ceci pour le choix du lieu ; mais la question du temps intervient également. Les cycles de vie des grands mammifères se mesurent en décennies. Un chercheur ne peut donc se dire familier d'une espèce que s'il a eu l'occasion de suivre le développement d'un de ses représentants sur un certain nombre d'années, au terme desquelles un lien se sera établi entre l'animal et lui.

      Cela est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit des relations complexes entre primatologues et chimpanzés. Un primatologue est lui-même un primate, alors qu'un entomologiste n'est pas un insecte. Donc l'association entre observateur et partenaire animal se révèle quasi intime, que ce soit lorsque Jane Goodall devient membre d'un clan de chimpanzés en Afrique pour de longues années, ou lorsque Washoe, chimpanzé femelle, passe son enfance comme fille adoptive du couple Gardner.

      Les Gardner ne se contentent pas d'observer Washoe, ils lui enseignent le langage gestuel des sourds-muets. Lestel s'interroge alors : Washoe parle-t-elle, et devient-elle de ce fait une personne ? Et si ses parents adoptifs la conditionnent au quotidien, ne sont-ils pas, en retour, transformés en profondeur par leur relation avec elle ?

       La réponse est positive, entre autres parce que la renommée d'un chercheur dépend fortement de sa capacité à travailler avec les autres, pour explorer le réel. Or, dans le cas de nos primatologues, c'est en travaillant avec des singes qu'ils avancent dans leurs projets. Ils deviennent les pionniers d'une nouvelle alliance entre espèces vivantes, et cette alliance repose sur un véritable dialogue. Leur carrière est, pour une bonne part, entre les mains de primates non-humains.

       Quant à ce statut de partenaire de dialogue, que le chercheur accorde volontiers à son compagnon non humain, comment persuader le reste du monde qu'il n'est pas usurpé ? Pour Lestel, il peut y avoir de nombreuses voies pour y parvenir. Mais la plus prometteuse est la notion de communauté hybride : dès lors qu'un groupe peut comporter à la fois des humains et des chimpanzés, et que chaque membre du groupe a droit à son point de vue personnel, les membres non-humains sont de fait promus au statut de quasi-personnes.

       Lestel propose de développer ce type d'action, par exemple en encourageant la création artistique chez les primates, notamment la peinture. Ou encore, en leur permettant d'interagir avec les chiens et les chats qui se trouveraient dans le laboratoire, comme cela a d'ailleurs été pratiqué dans plusieurs cas. Ces diverses approches visent à conforter nos partenaires non-humains dans les positions qui sont les leurs au sein d'une communauté hybride. Mais que restera-t-il du propre de l'homme ?

       Cette notion, certes de plus en plus introuvable, est, selon Lestel, en pleine évolution. En rupture avec un passé monothéiste où l'homme, berger du Créateur, avait tous les droits sur les animaux, un nouveau monde surgit, dans lequel l'homme sera cet animal singulier, qui fraternise avec les animaux de toutes les espèces. C'est plus modeste, et c'est moins angoissant.

       Au total, cet essai apporte plus de questions que de réponses, et ne craint pas de recourir aux anecdotes. C'est l'expression d'un chercheur confirmé, et heureux de partager avec le public ses découvertes et ses méditations personnelles, sur des sujets qui concernent tout un chacun.