Sur Le Brésil de Montaigne (Chandeigne,
318 pages, mars 2005, ISBN 2-915540-07-1, 25 euros)
de Frank Lestringant par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres




"'Tapuya', Albert Eckhout, Theatrum rerum naturalium Brasiliæ"             Ce recueil est construit autour de deux importants fragments des Essais de Montaigne, dont l'un est centré sur le chapitre XXII, Des Cannibales, et l'autre sur le chapitre VI, Des Coches. Le tout est complété par une Introduction et par divers extraits d'auteurs ayant précédé ou suivi Montaigne dans sa méditation sur les coutumes des nations du Nouveau Monde.

    Une telle disposition reflète l'importance du rôle de Montaigne comme passeur de génie. Chez ce grand liseur, chez ce promeneur qui enchaîne ses paragraphes par sauts et gambades, la matière des documents qu'il retranscrit est décapée et mise en valeur, ne serait-ce que par les effacements auxquels il procède. Ainsi, d'une chronique rédigée par le colonisateur pour relater sa victoire contre des Amérindiens rebelles, il ne retient que les passages illustrant la noble et sage résistance qu'ils lui ont constamment opposée.
       

      Les deux fragments retenus correspondent respectivement à l'apogée, vers 1580, et au déclin, vers 1588, de l'optimisme de Montaigne. Cela se traduit, dans Des Cannibales, par l'évocation d'un Age d'Or précolombien, et dans Des Coches, par une vision cataclysmique de l'action de l'ancien monde sur le nouveau. Ils sont dans un rapport de contraste comparable à celui d'une Genèse et d'une Apocalypse. Ils ont en commun une grande nostalgie, qui repose sur la question suivante : pourquoi les Espagnols, au lieu d'agir de façon amicale, ont-il cruellement dévasté la plus grande partie du Nouveau Monde ? Certes, ils ne l'ont pas fait impunément. Des quantités d'or leur ont échappé, restant introuvables, ou naufragées sur le chemin d'Europe avec les galions qui les transportaient. Mais la question demeure : pourquoi tous ces meurtres ?

      Montaigne n'est pas loin de taxer les conquérants espagnols de barbarie, et d'égaler la chute des grandes civilisations précolombiennes à celle de l'Empire Romain. Non seulement les armées venues d'Europe se conduisirent de manière injuste envers des adversaires moins bien équipés, mais des prêcheurs cyniques ont affirmé que sur de telles victoires allait s'inscrire la vérité chrétienne. Montaigne ne souscrit pas à ce triomphalisme.

      Sur ce point, les auteurs qui lui sont antérieurs ou postérieurs, et que présentent les dernières pages de ce recueil, ont des postures diverses. Deux disciples d'Erasme se montrent résolument pacifistes (avec une restriction : il faut s'unir contre les Turcs). Le grand Ronsard feint de s'adresser à un colonisateur, pour qu'il laisse vivre les Amérindiens sans entraves. Ceux des auteurs qui s'attachent davantage à la chronologie rappellent à leur public que dans les faits, rien de tel ne leur a été proposé, et que leur insolente résistance fut leur perte.

      Étienne Pasquier, écrivant peu après Montaigne, trouve cette destruction conforme au bon sens. Autant Shakespeare que Blaise Pascal, et après lui, Denis Diderot, éprouvent, quant à eux, une nostalgie de l'innocence précolombienne, sans croire à son retour prochain. Jean-Jacques Rousseau va bien plus loin, affirmant que dans l'état que nous appelons civilisation, un imbécile peut conduire un homme sage. Un tel propos ne pouvait se trouver dans Montaigne, pour qui l'érudition ne doit en aucun cas rivaliser avec les armes. L'ironique Voltaire, le lyrique Goethe et le sentimental Chateaubriand mettent eux aussi les Essais au service de leur expression propre. Chacun cultive son Bon Sauvage.

      Pourvu d'illustrations, de notes et d'une solide bibliographie, cet ouvrage est une bonne occasion pour faire retour à la bienfaisante sagesse de Montaigne, et pour suivre le vagabondage de sa plume à travers le monde et le temps. Parce que de tels écrits posent plus de questions qu'ils n'en résolvent, ils sont une bonne pâture de chercheur.