Sur Petite archéologie des dictionnaires (La Bibliothèque, 139 pages, novembre 2003, ISBN 2-909688-10-0, 14 euros)
de Pierre Richelet, Antoine Furetière et Emile Littré, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


les hommes ne changent, ni les choses, mais les rapports entre eux                Ce curieux document pourrait aussi bien s'appeler Eloge de trois lexicographes solitaires. Pierre Richelet, Antoine Furetière et Emile Littré ont en effet ceci en commun, qu'ils ont fait de gros dictionnaires et qu'ils furent résolument individualistes, les deux premiers, comme académiciens dissidents, et le dernier, comme constructeur, en toute indépendance, de son imposant monument de papier.

Le dictionnaire de Richelet parut en 1680, celui de Furetière, posthume, en 1690 et le Littré en 1872, avec un supplément en 1877.

L'Académie, fondée en 1635, semblait devoir mettre un temps infini à élaborer la première édition de son Dictionnaire (dans les faits, cinquante-neuf ans). Cela explique l'initiative de Richelet. Pour mener à bien son projet solitaire, cet auteur se résolut à bannir un grand nombre de mots, pour inconvenance ou pour d'autres causes. Parmi ceux qu'il retint, il en affubla encore certains d'une marque ayant la forme d'une croix, pour en signaler l'obsolescence.
       

Furetière montra une ambition plus haute. Non seulement il récolta une grande abondance de mots d'artisans, de paysans et de marchands, mais il développa vigoureusement chaque entrée de son lexique, en y décrivant d'innombrables exemples de l'objet traité. Par exemple, son article Poire dit en bon ordre lesquelles on trouve en juillet, en août, dans les mois d'automne, en hiver et jusqu'au printemps suivant, et indique, pour chacune, sa couleur, sa taille et les particularités de sa saveur. Il arrive ainsi à quatre forts volumes totalisant quarante mille définitions, souvent ornées de belles citations. Mais les académiciens, qui avaient déjà grogné contre Richelet, déchaînent contre Furetière les rigueurs de la loi. Il perd le droit à la publication qu'il avait obtenu. Il plaide en vain sa propre cause, en termes à la fois ironiques et pleins d'une émotion contenue. Il meurt sans voir aboutir son entreprise, qu'heureusement des humanistes finiront par mener à bonne fin.

Deux siècles plus tard, c'est au tour d'Emile Littré d'entreprendre un exploit encore plus grandiose. Car, en plus d'une immense richesse, son ouvrage va contenir des indications étymologiques, et surtout un classement arborescent des sens multiples de la plupart des mots usuels. Aux alentours de 1870, le manuscrit occupe 240 caisses en bois, dont chacune contient mille grandes feuilles, qui en sont extraites au rythme de la demande de l'imprimeur. Quand la guerre survient, les caisses trouvent refuge dans une cave de l'éditeur Hachette. Elles en sortent indemnes, au retour de la paix, et l'impression se poursuit sans autre contretemps.

Cette Petite Archéologie comporte une introduction de Jacques Damade sur les circonstances de la dissidence, modeste, de Richelet, et sur celle de Furetière, qui l'entraîna infiniment plus loin, et le conduisit à rédiger des plaidoiries pour sa propre cause, dont est reproduit un large extrait. Au chapitre suivant figure son savoureux article sur les poires. Viennent ensuite des considérations sur l'opportunité d'inclure des citations dans les dictionnaires, puis un portrait de Littré avec ses remarques sur la difficulté de sa tâche, et le détail des soins qu'il y apporta, et dont l'épisode des caisses en bois n'est qu'une péripétie parmi d'autres.

Au total, cette excursion dans le monde des lexicographes inspirés procure un grand plaisir de découverte, et l'occasion de méditer sur le rapport des humains à leur langue, et sur le rôle et les devoirs des érudits dans ce domaine. C'est donc une lecture hautement profitable et plaisamment évocatrice.