Sur La grammaire des fautes (Ennoïa, 403 pages, septembre 2003, ISBN 2-914894-06-6, 19,90 euros)
d'Henri Frei, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


les fautes ne changent, ni les choses, mais les rapports entre elles                Ce traité de linguistique, paru initialement en 1929, propose d'abandonner toute grammaire normative au profit d'une vision fonctionnelle. Par ce terme, Henri Frei désigne une science de l'observation des faits de langue, et de leur explication par une finalité empirique, autrement dit, un ensemble de besoins auxquels répondent la parole et l'écrit. Les besoins en question sont au nombre de cinq : assimilation, différenciation, brièveté, invariabilité et expressivité, chacun d'entre eux faisant l'objet d'un chapitre abondamment illustré par des exemples. Ces derniers sont souvent fournis, d'ailleurs, par des puristes qui les avaient rassemblés pour les condamner, et non, comme l'auteur, pour en tirer une meilleure connaissance de la langue telle qu'elle se parle.
       


Les phénomènes d'assimilation interviennent à plusieurs niveaux dans le discours. Par exemple, étourneau veut dire étourdi, à cause de la ressemblance ; hilare prend pour féminin hilarde comme bavard prend bavarde ; et poney donnera ponette comme minet donne minette. C'est donc une entreprise de régularisation de la langue, dont il est intéressant d'observer que le bon usage finit par en conserver, à la longue, certaines trouvailles.

Le besoin de différenciation conduit à à créer des formes divergentes lorsqu'un même mot ou une même tournure s'emploie dans deux ou plusieurs sens distincts. Ainsi, la phrase Il croit tout ce qu'on lui dit et son pluriel Ils croient tout ce qu'on leur dit étant trop proches à l'oral, la deuxième devient Ils croyent tout ce qu'on leur dit ; et le sens se distingue de son ex-homophone le sang, en retrouvant son S final à l'oral.

Le souci de brièveté se traduit surtout par des ellipses, comme dans le verbe fixer pour fixer du regard ou dans Il m'indiffère pour Il m'est indifférent. Il opère aussi par simplification de suffixes, comme dans apéro, proprio, dico, prolo et mécano, ou encore par compactage de phrases, comme dans Terminée la promenade, car trop de pluie.

Quant à l'invariabilité, c'est la tendance à préférer un terme générique à un autre plus précis. Par exemple, au lieu de parler du traitement d'un fonctionnaire, on parlera de son salaire. Poussée à son extrême, cette tendance incite les locuteurs à substituer chose, machin et truc à presque tous les substantifs, y compris des noms de personnes : C'est Chose qui sonne à la porte. L'invariabilité se manifeste non seulement dans une langue donnée, mais aussi dans un groupe de langues adjacentes. Ainsi, plutôt qu'un équivalent comme un cercle, le français dira un club pour désigner ce type d'association de personnes. Autrement dit, certains emprunts lexicaux visent à une sorte d'universalité du vocabulaire.

En dernier lieu, la langue vise à l'expressivité. Cette fonction comporte des aspects multiples. Un locuteur souhaite impressionner ses destinataires, mais il s'efforce aussi de les ménager. La recherche d'élégance n'exclut pas le souci de sobriété. Prenons le cas de Il fait le malin et Il fait son malin. Dans le deuxième exemple, son est purement expressif, car nul ne saurait « faire le malin de quelqu'un d'autre ». Pour donner une paraphrase : Il fait le malin, d'une manière qui le caractérise. En apparence, cela n'apporte rien à la communication, mais de fait, cela positionne le locuteur par rapport à ce qu'il dit. De mème, dans l'interjection « Allez vous faire photographier ! », le choix du verbe photographier a une valeur stylistique, et non sémantique. Dans un autre ordre d'idées, Se faire écrabouiller n'est pas mieux que se faire écraser, mais cela sonne différemment.

Muni de ces cinq clefs du changement quotidien, Henri Frei examine l'état de ce qu'il appelle le français avancé, et montre que la distinction entre correct et incorrect n'est sans doute pas la plus féconde pour effectuer cette analyse. Plusieurs décennies après sa rédaction, son traité n'a rien perdu de sa fraîcheur, ni de sa densité érudite, et nous offre un remarquable inventaire des processus et des procédés que mobilise notre langue.