Sur De l'esprit de l'humanité et autres essais (Premières Pierres,
79 pages, avril 2004, ISBN 2-913534-05-8, 17 euros)
de Wilhelm von Humboldt par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres




die Gedanken sind frei, wer kann sie erraten?              Ce recueil rassemble trois essais, jusqu'alors inédits en français, de Wilhelm von Humboldt : Théorie du déploiement de soi, Fragment d'une autobiographie et De l'esprit de l'humanité qui donne son titre à l'ensemble.

Dans chacun de ces trois écrits, la question suivante est posée : quelle existence est digne de l'homme, et comment l'homme peut-il progresser quotidiennement vers cet idéal ? Pour sa part, le fragment autobiographique vise à montrer modestement comment notre auteur lui-même a fait tous ses efforts pour se conformer à de tels principes.


Le premier texte envisage l'ensemble des branches de la connaissance scientifique et philosophique, ainsi que les rapports qu'elles peuvent entretenir entre elles, sous l'angle de l'amélioration qu'elles peuvent apporter, ensemble ou séparément, au caractère de ceux qui les étudient et les cultivent. La transparence du raisonnement et la liberté dans les actions sont au nombre des apports que l'homme peut attendre de sa formation dans ces diverses disciplines. C'est donc le rapport de chacun d'entre nous avec l'ensemble du monde qui doit faire l'objet de nos efforts de formation aux multiples savoirs qui s'offrent à nous. Il convient de fuir la dispersion et la confusion, et de tendre vers la sagesse universelle.

Mais cette recette, simple en apparence, ne s'applique pas uniformément à tous ceux qui voudraient la suivre. Les intelligences des hommes sont fort diverses. En particulier, les individus de génie tendent à bouleverser les usages classiques, et malgré cela, ils contribuent véritablement à l'harmonie globale de l'ensemble. Il convient donc aussi de fuir l'uniformité et la grisaille d'un savoir normalisé. En respectant ces deux principes : universalité et diversité, les hommes ont une chance de parvenir à une bonne gestion du savoir commun.

Le deuxième texte, consacré par l'auteur à sa propre personne, n'est pourtant pas une autobiographie au sens usuel du terme. Il ne raconte pas la vie du narrateur, et ne parle pas des faits dont il fut témoin. Il décrit plutôt les souffrances du penseur qui, portant toujours en lui le projet d'un essai ou d'un livre, ne parvient que rarement à le mener à bien. C'est donc une auto-analyse.

Cette manière de s'autobiographier est favorisée par le penchant qu'a Humboldt à se conduire essentiellement comme un spectateur dans le monde. Indifférent à l'égard du bonheur et du malheur, plus soucieux de forme que de matière, d'activité que de succès et d'observation que de sensation, cet esprit a grandi dans la solitude et dans la nature. La connaissance du vrai et l'action juste l'éclairent au quotidien. Si par hasard un but doit être atteint, il suffit de veiller attentivement sur l'environnement dans lequel il doit l'être : alors, à un moment donné, les circonstances les plus favorables se présenteront, et, fort de sa vigilance, l'individu n'aura pas plus d'effort à accomplir que pour cueillir un fruit bien mûr. Mais bien rares sont les buts qui justifient un tel acharnement, et, dans la plupart des cas, un noble détachement est encore la plus sage attitude.

Puis Humboldt examine ses propres points faibles. Peu d'agilité dans l'établissement des relations conceptuelles, guère de sens des affaires, ni de l'élucidation, de la conjecture ou de la critique. Pas d'inventivité, pas de sens de la métaphysique, aucun talent de poète. Esprit un peu lent, sans diversité, insuffisamment instruit par la lecture. Sur cette autocritique, sans doute excessive, notre penseur interrompt brusquement son projet d'autobiographie.

Le troisième et dernier texte est un écrit sur la destination ultime de l'homme et sur le grand style dans la pensée, la poésie et l'action. La question centrale qu'il pose est la suivante : sur quoi peut-on se fonder pour déterminer la valeur des choses pour les hommes, et la valeur des hommes les uns par rapport aux autres ?.

Comme le dit le premier texte, cet organisateur de la pensée doit être à la fois universel et susceptible d'être appréhendé de mille façons diverses par des hommes qui ont chacun leur style. Il est du devoir de chacun d'entre nous de contribuer à sa définition et à sa mise en pratique.

Muni d'un tel critère, chacun pourrait alors décider si un poème est vraiment poétique, un système de pensée vraiment philosophique, une attitude vraiment humaine, ou comment on sait qu'une démarche est artistique. Pour progresser vers cette pierre philosophale, Humboldt entrevoit un chemin empirique et un chemin rationnel. Le chemin empirique passe par l'étude de la vie et de l'oeuvre des individus qui, dans le passé, ont montré la plus grande valeur humaine, et d'en tirer les propriétés du critère d'excellence auquel on veut aboutir.

Cette observation des grands hommes met en évidence beaucoup de points communs entre eux. Ils ont tous une grande élévation morale, une forte personnalité et une influence sur les gens les plus divers. Celui à qui manquerait une de ces trois choses ne mériterait pas, selon Humboldt, le titre de grand homme. Ils ont quelque chose de plus, c'est l'absence de limite préalable au déploiement de leur grandeur : ils s'accomplissent dans l'infini. Ils sont détenteurs de ce qui donne son titre à cet essai : l'esprit de l'humanité.

La voie rationnelle commence par s'interroger sur la destination de l'homme. Cela provoque trois nouvelles interrogations : en quoi consiste l'esprit de l'humanité, comment le reconnaît-on et comment se forme-t-il ?

Le traité proprement dit s'interrompt ici, pour laisser place à des remarques terminologiques sur le choix du mot allemand Geist (esprit) dans un tel contexte. Humboldt trouve que, par rapport à d'autres candidats, il rend mieux l'idée de la force pas tout à fait immatérielle qui est à l'oeuvre dans cette problématique.

Tels qu'ils se présentent, ces trois essais demandent à être situés dans leur temps et dans leur filiation philosophique et culturelle. C'est ce que fait Yves Wattenberg dans une magistrale présentation, où s'expriment toute l'admiration et la sympathie que lui inspirent la figure de Humboldt, et où il explique la pertinence de la posture de ce penseur pour des lecteurs d'aujourd'hui. L'ouvrage est donc une bonne introduction à l'effervescence de la pensée germanique de la fin du dix-huitième siècle, et du début du dix-neuvième, temps de bouleversement et de progrès pour l'humanité.