Propos sur l'ineffable









l'ineffable a de belles couleurs, vers le matin         Une modalité ineffable se manifesta imperceptiblement dans le jardin de Cochonfucius en pleine nuit. Celui-ci interrogea alors Yake Lakang qui s'efforça de l'instruire à ce sujet.

La question centrale qu'il se posa fut la suivante : est-ce que l'« ineffable », comme fait linguistique et culturel singulier, est la manifestation d'une expérience qui relèverait de l'universel ? Chercher des réponses à cette question, c'est établir un inventaire du lexique et des usages, afin de cerner la complexité du concept et son aptitude à traduire un vécu commun à l'ensemble des cultures.
    

En premier lieu, le Maître aborda quelques points de méthode. Ce qui est ineffable de sa nature est, de sa nature, inexprimable pour la langue, dit-il. Si je savais le latin, j'expliquerais l'ineffabilitas par l'inexprimibilitas. Si j'étais germaniste, je dirais que l'Unnennbarkeit provient de l'Unsagbarkeit. Mais j'en suis réduit à exploiter maladroitement le corpus de ma langue véhiculaire, qui ne sait que dire sur ce qu'elle déclare indicible.

Qu'observons-nous d'ineffable ? Peut-être, le courrier que nos amoureuses nous envoyèrent il y a trente ans, et que nous conservons dans un coffret en bois.

Peut-être aussi certains aspects des langues ancestrales et notamment, leur aptitude aux constructions irrégulières, parfois évocatrices d'exils lointains et de nostalgie du retour futur.

Assez souvent, le rapport du sujet au déroulement du temps est ineffable. Ce rapport est un mal que l'on aime, ou un bien dont on souffre. Mais peut-on lui donner un sens indépendamment de sa culture d'origine ?

Sont rendus ineffables les sentiments trop amers, l'aspiration sans vision prospective, la nostalgie, l'angoisse et la mélancolie, ainsi que l'impression de transcendance, une intelligence savoureuse, le dégoût de soi, et surtout le désenchantement ontologique.

Il en est de même du lyrisme, de l'obstination et du fatalisme des ivrognes en ce monde. Je les entends chanter quand ils sont tristes. Ils n'entrevoient nulle renaissance. Leur brume est de nature pierreuse, leurs pierres sont brumeuses. Leur corps se croit sans organes, comme une foule tumultueuse, un lieu de ruptures mélancoliques. C'est le cadre d'un espace relationnel tragique, construit autour d'un manque double, celui de l'autre et celui du soi, envahi d'amertume et d'idées fumeuses.

Car souvent, les individus perdent tout rapport simple avec la réalité empirique, même si, individuellement, certains parviennent à s'y rattacher en cas de besoin. L'inconfort en présence de la réalité, autrement dit, la marche à côté de ses pompes, est une chose reconnue depuis les temps les plus anciens comme largement indépendante des aspects contingents de notre existence. Car celle-ci est parfois un amalgame de tristesse, de dégoût et de délectation.

Cela provient de la séduction des souvenirs, bons ou mauvais. Or le temps, comme nous le rappelait tout récemment la grande licorne invisible, est fait pour être suspendu, et qui mieux que notre mémoire peut nous rendre ce service ? Grâce à elle, quand il ne reste rien de rien, il en reste tout de même quelque chose.

Vraiment, l'instant dans lequel nous nous enracinons coule immobile sous le reflet auquel nous donnons le nom de temps. Et comment s'en prendre à ce Temps évanescent ? Il nous faudrait être hommes de la jouissance pure, hommes des fulgurations éparses et des clartés funèbres, hommes de l'évitement de toute fatigue. Cela ne peut que nourrir la nostalgie. De plus, un individu ne doit pas s'attarder à contempler son reflet individuel, mais doit savoir saisir le reflet de sa conduite personnelle dans le comportement du groupe auquel il appartient.

Notre vie, en tant que réalité historico-morale, suscite un espace littéraire qui lui est propre. Notre esprit aperçoit, en tout ce qu'il touche, l'ombre de l'illusion et de la mort. Mais il jouit aussi d'une intuition flamboyante et exaltée de l'Univers. Et du sentiment que ce sont là deux visions d'un même destin glorieux et tragique. Cette dualité, vécue au quotidien, se montre en filigrane dans plusieurs images de notre monde familier. Elle part d'une source bien spécifique, mais elle a quelque chose à dire à chaque homme sur terre.

Chaque culture a ses propres ineffables. Qu'y a-t-il d'universel dans ces multiples singularités ? Sont-elles des fragments d'un signe plus grand ? Prenons le cas de trois hétéronymes jouant aux échecs. Pour le premier, une sorte de cochon, l'ineffable tient dans la quête d'une formule du réel. Le deuxième, un versificateur, cherche pour ce qui est ineffable une vision de type symbolique qui s'appuie sur des codes. Le troisième, dois-je le dire, c'est moi-même autrefois, alors n'en parlons pas davantage.

Un discours authentique sur l'ineffable devrait s'efforcer de rendre chacune de ces visions dans le ton qui lui convient, tout en préservant leur enracinement dans un dire commun. Il y faudrait un homme plus érudit, plus lumineux et plus enthousiaste que votre serviteur.

Ce n'est déjà pas mal, lui dit Cochonfucius.