Sur les Fragments posthumes tirés des papiers d'un jeune physicien (Premières Pierres,
193 pages, mars 2001, ISBN 2-913534-02-3, 22,56 euros)
de Johann Wilhelm Ritter par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres




le faux art des pires musiciens ne trouble pas ce Mozart des purs physiciens              Johann Wilhelm Ritter, qui vécut de 1776 à 1810, est l'exemple par excellence d'un physicien romantique. Pour un tel homme, l'expérimentation est une voie royale vers l'enrichissement de l'expérience interne de la conscience. Peu de temps avant sa mort, il livre ce recueil de sept cents Fragments de quelques lignes, qu'il accompagne d'un avant-propos dans lequel il les attribue à un jeune ami trop tôt disparu.
       

Près de deux siècles plus tard, Yves Wattenberg en donne une présentation érudite, mais fort lisible, insistant sur le fait que ce chercheur a mis la science au service d'un véritable devenir de soi, autrement dit, une révolution conjointe du savoir et de l'existence, au service de la connaissance universelle.

Il semble impossible de résumer cette impressionnante collection de « brèves de laboratoire », même si l'auteur a pris soin de les classer par thèmes, et d'ordonner ces thèmes entre eux, en s'efforçant de garder les plus métaphysiques pour la fin.

La forme fragmentaire du recueil permet de percevoir chacune des interrogations qu'il nous propose comme nouvelle, et, pour certaines d'entre elles, d'y rêver à loisir. Les muscles sont-ils comme des plantes ? La lumière a-t-elle une conscience ? L'hydrogène est-il l'oxygène d'un autre temps ?

Pour provocantes qu'elles soient, ces questions ne sont pas purement fantaisistes. L'obsession de Ritter est de comprendre ce qui unifie l'univers. Des relations comme l'identité, la ressemblance et la possibilité d'une transformation réversible sont cruciales dans cette optique. Par exemple, si Le fer est le métal dont tous les autres dérivent, cela veut dire qu'il suffit de connaître les propriétés du fer pour en déduire celles des innombrables corps métalliques. Si ce n'est pas le cas, il faudra trouver autre chose.

C'est donc par de hardies conjectures que notre jeune physicien-philosophe s'attaque à la question du sens global de la réalité. Newton lui dit que la Lune suit la même loi que les pommes, et il rétorque que les pommes, elles aussi, sont des satellites de la Terre : leur chute n'est qu'un changement d'orbite. Dans un autre ordre d'idées, toute parole est écriture et toute lettre résonne : la correspondance entre les formes orales et graphiques des langues n'est pas fortuite, mais naturelle. Si on ne le voit pas, c'est qu'il y a eu dégradation.

Ce souci d'unification des phénomènes aboutit à une vision globale des choses, dont surgissent de frappantes assertions : l'éclat est au métal ce que la forme est à l'animal, et la beauté à l'homme ; les métaux sont les serviteurs de la lumière ; les pierres les plus anciennes sont aussi les plus dures ; l'or est une flamme ; la végétation est l'algèbre de la nature ; l'optique est une chimie transcendantale ; la rotation est pour le fini ce que la reproduction est pour l'infini, et autres fleurons de la pensée analogique.

Ces intuitions grandioses s'entourent de projets de montages expérimentaux, de diagrammes explicatifs et de rappels d'observations anciennes. Mais c'est dans ses interrogations que Ritter se montre le plus ingénieux. Il constate que l'espèce humaine se comporte en seigneur des terres émergées, et se demande alors s'il y a un seigneur des régions subaquatiques, et dans le cas contraire, ce que signifie cette brisure de symétrie enre le dessus et le dessous de la surface des eaux. Cela préfigure la vision actuelle des écosystèmes subdivisés en compartiments qui sont à la fois distincts et interdépendants.

Un peu plus loin, il s'interroge sur les momies, et voudrait savoir si ce sont des statues. Cela ouvre une immense perspective sur les rapports entre l'art et le culte des morts. D'autres exercices d'imagination peuvent sembler plus baroques : il pense aux taches du Soleil, et envisage qu'il pleuve parfois à la surface de cet astre, puis il songe à la nuit de la mort, et veut savoir quelle en est la Lune. Ces fantaisies sont dues à l'irrépressible élan vital de ce chercheur, et lui valurent, en son temps, une réputation de savant fou. Mais, nous dit Chesterton, le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison.

Dans l'ensemble, ce recueil procure un rare plaisir de l'esprit, à savoir, celui de contempler le travail créatif d'un érudit des temps anciens. En fin d'ouvrage, un index des noms cités par Ritter contient des notices courtes et instructives sur un grand nombre de pionniers de la science qui furent ses devanciers ou ses contemporains. Tels qu'ils se présentent, ces Fragments sont un matériau de choix pour le chercheur, l'étudiant ou le simple curieux.