Sur L'Air et le Feu (Les Français vus par les Russes) (Editions La Bibliothèque,
314 pages, mars 2005, ISBN 2-909688-35-6, 21 euros),
textes rassemblés par Antoine Garcia et Yves Gauthier,
note de Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres




de la pique subtile à la charge grotesque              Ce copieux dossier réunit trente-cinq témoignages de Russes ayant parcouru et observé la France entre 1705 et 1996. Le plus ancien d'entre eux, Andreï Artamonovitch Matveïev, fait un bref éloge de la galanterie et de la gastronomie parisiennes. Son rang d'ambassadeur lui avait assuré d'être partout fort bien reçu. En 1777, Denis Ivanovitch Fonvizine rencontre des circonstances moins plaisantes. Il trouve le peuple frivole et insensé (sauf quelques femmes, qui cependant sont indécentes). Une telle nation d'imposteurs ne mérite aucunement, selon lui, la confiance des peuples du monde, soit que l'on considère les plus vils escrocs dont il est formé, ou les prestigieux philosophes, Diderot et consorts, qui ne sont que des charlatans un peu plus habiles en paroles.

Nicolaï Mikhaïlovitch Karamzine, dans une lettre de 1790, affirme au contraire que cette inconséquence apparente est la marque d'une sagesse supérieure, qui n'exclut pas l'expression de passions violentes, comme le montre la terrible Révolution en cours.
       


Fiodor Vassilievitch Rostopchine, par la voix d'un grognard de fiction, déplore les ravages de cette même révolution, qu'il attribue au fait que la France est peuplée d'irresponsables. Il déplore aussi la stupide admiration qu'a la noblesse russe pour tout ce qui est français. Nicolaï Dmitriyevitch Golitsyne entre en vainqueur dans Paris à la chute de l'empire napoléonien et constate que la foule parisienne a déjà bien de l'aversion pour le brigand corse. Constantin Nicolaïevitch Batiouchkov constate, à la même époque, que les Français ont, pour les vestiges de leur glorieux passé, un mépris qui ressemble à de l'ingratitude.

Mikhaïl Fiodorovitch Orlov remarque que le principal contraste entre les deux nations vient du fait que les Français sont turbulents, alors que les Russes sont paresseux. Cette turbulence française produit le mépris de la loi, la vanité, les spéculations oiseuses et bien d'autres maux qui ruinent la vie sociale par le débordement de tous les excès et de toutes les misères.

Wilhelm Karlovitch Küchelbecker, découvrant la Provence, lui trouve le charme des ateliers de peintres où le désordre fait voisiner le sordide et l'adorable.

Alexandre Serguéïevitch Griboïedov met en scène un noble russe dégoûté par la francolâtrie ambiante, et lui fait dire Tant qu'à imiter, nous ferions mieux d'imiter les Chinois, ils sont plus dignes.

Alexandre Ivanovitch Poléjaïev précise que les Français ne sont que de capricieuses créatures bavardes et impatientes.

Vassili Petrovitch Botkine trouve que c'est là leur charme, et que non seulement ils mettent beaucoup de vie dans leurs conversations, mais qu'ils adorent s'instruire, ce qui fait d'eux la conscience de l'Europe et du monde.

Nicolaï Vassilievitch Gogol pense que c'est une illusion. D'une telle conscience ne surgit nulle trace fertile, et pas la moindre leçon. En fait de charme, c'est celui des femmes de mauvaise vie. La France n'est peut-être qu'un vaudeville écrit par elle-même.

Vladimir Stroïev, au retour d'un séjour à Paris en 1838 et 1839, est rempli d'admiration pour la coquetterie des jeunes Parisiennes. Pour lui, ce ne sont pas des courtisanes, mais des élégantes qui poussent le raffinement jusqu'à changer de galant en même temps que de chapeau ou de jupe. Leur but est de plaire, et non de tomber dans les bras du premier venu.

Nicolaï Ivanovitch Gretch trouve que, par leur soif de nouveautés incessantes et de succès faciles, les Français ont gâché la chance qu'ils avaient de vivre dans un beau pays comme la France. Il ne désespère pas de les voir se ressaisir, mais quand ?

Alexandre Ivanovitch Herzen trouve que lorsqu'un Français exerce la fonction de serviteur, il se conduit en mercenaire, avec toute l'arrogance et l'incommodité que cela implique. Les ouvriers, en revanche, ont un coeur noble, héritiers qu'ils sont des idéaux de 1789. Pourtant leurs divertissements sont quelque peu vulgaires.

En 1857, Léon Tolstoï voit fonctionner la guillotine. Il en ressent un grand malaise : la machine est ingénieuse, voire élégante, et sert à faire des choses horribles au nom de la loi. Le bien-être qu'il commençait à ressentir sur la terre de France n'y survit pas.

Ivan Tourgueniev trouve nos auteurs mesquins, prosaïques, creux et sans talent. Leur agitation est sans vie, Hugo est tremblotant et Lamartine est pleurnichard. Quant à George Sand, elle parle pour ne rien dire. Paris n'est qu'une ville répugnante, où l'on respire un air infect.

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski se désole de la mesquinerie des bourgeois ordinaires, des affectations chevaleresques du petit personnel des boutiques, et du rêve qu'entretient chaque ouvrier de devenir propriétaire. Il pense que la fière devise Liberté, Egalité, Fraternité n'a plus sa place dans ce monde désenchanté.

Mikhaïl Saltykov-Chtchédrine se souvient d'avoir, dans sa jeunesse, rêvé de grandeur française, de clarté, d'immortels principes. Beaucoup plus tard, il séjourne en France et découvre une réalité plus complexe, mais néanmoins attrayante. Plutôt que Liberté, Egalité, Fraternité, le mot d'ordre du peuple parisien lui semble être Travail, Plaisir, Révolution.

Anton Tchékhov accorde sa pitié pleine d'ironie à deux expatriés français que des Russes revanchards prennent pour têtes de Turc. Ces victimes prennent la chose avec une résignation qui est presque à leur honneur.

Maxime Gorki imagine la France sous les traits d'une femme noble, mais fanée sous ses dentelles.

Elizavéta Vodovozova note que la superficialité des Français n'est pas contraire à la profondeur, mais que leur nonchalance les empêche d'aller jusqu'au bout des choses.

Alexandre Blok trouve que Paris est un non-sens millénaire et grandiose, et Vladimir Maïakovski déclare que c'est un monde patriarcal, provincial et vieillot. Pour Marina Tsvetaïeva, l'immense amour des Russes pour la France n'a pas créé le moindre degré de parenté entre ces deux nations.

Daniil Harms crée le mouvement perpétuel en donnant à un Français une chaise, un fauteuil et un sofa. Il aurait pu le faire avec trois débits de boisson.

Isaac Babel admire notre pensée claire, précise et élégante dont la profondeur se dissimule sous de fines plaisanteries. Ossip Mandelstam y voit plutôt la langue d'une dryade perverse.

Ilya Ehrenbourg est plein de tendresse pour la grisaille malodorante des rues parisiennes, et Guenrikh Sapguir pour le quartier du Marais reluisant de lilas et d'argent.

Nikolaï Klimontovitch évoque deux séductrices qui lui ont fait aimer la France. Youri Roubinski remarque que les Français s'installent aux terrasses des cafés pour être à la fois en société et isolés d'elle. Youri Mamine les trouve obsédés par leur nourriture. Enfin, Maria Vardenga estime que l'âme de Paris est morte, asphyxiée par la mondialisation.

De cette imposante accumulation de témoignages, il se dégage une étrange sensation de miroir déformant. Mais ... peut-être, pas tant que cela. Ces extraits ont été choisis pour la convergence des vues de leur auteurs sur la pertinence de la question Comment peut-on être Français ? et à ce titre, ils ne peuvent que nous passionner, tout superficiels que nous soyons.