Naufrage sur Milpodvash
non nobis Domine, sed nomini tuo da gloriam.             






Au milieu du scintillement cinquième de la breloque deuxième, le gyrovague est en route pour notre système solaire à bord d'un frêle vaisseau cosmique, qui se fracasse malencontreusement sur une planète hostile. Ce naufrage n'est que la première d'une longue série d'épreuves. Les habitants de ce coin perdu du continent Nord-Ouest de Milpodvash ne sont pas des plus hospitaliers.
       
Notre héros sera détenu arbitrairement pendant plus d'un an. Au terme de ce purgatoire, il sera conduit devant l'Oyarsa de Malacandra, qui prononcera sa mise en liberté. Le gyrovague rédige alors le compte rendu de ce voyage infructueux, assorti de nombreuses observations sur la vie quotidienne du peuple milpodvashique, dont le roi venait de défrayer la chronique. Le gyrovague n'était pas censé exercer son art sur Milpodvash. C'est ce qui fait la valeur de son texte : il découvre véritablement ce biotope, certes inconfortable, mais tout de même passionnant. Sa curiosité se tourne d'abord vers les versificateurs locaux. Comme on peut s'y attendre, il montre envers eux une pitié condescendante, et considère que leur production n'est qu'une schizographie onirique. Ensuite, il aborde la question des repas. Certes, les malheureux captifs sont réduits à quelques bouchées de sable avec quelques minuscules morceaux de pouzzolane, de bitume et de tourbe. Mais c'est aussi le cas des Milpodvashiens ordinaires. Les dirigeants sont un peu mieux lotis, car, entre autres, ils boivent une sorte de carburant. Mais dans l'ensemble, tout le monde est incroyablement sobre, en comparaison des Terriens.

Suivent mille digressions sur la menace des pelgranes et comment s'en garantir, les exercices des soldats et leur misérable condition, la psychologie du Milpodvashien moyen, la scolarité, la viande de pantomorphe, la viande de catoblépas, les chronotomes et les thanatoplectres, la pêche au pentacéphale, les minéraux comestibles, les carburants, les édifices, le goudron sauvage, le polyophtalmisme, les métaux loquaces, le textile, les phrénotrophes, les vestiges de quelques arithmocytes, les plantes médicinales et les nids de myriaptères.

Ces passages encyclopédiques sont efficacement construits. On sent la solide formation reçue de Cochonfucius et grâce à laquelle notre explorateur involontaire parvient à entrer dans les plus fins détails sans perdre de vue sa vision globale. En particulier, la situation économique d'un ménage ordinaire est magistralement analysée. Plusieurs pages exposent le rôle vital du souterrain obscur, le recyclage des déchets de toute espèce et tous les aspects de ce fragile bonheur domestique.

Parfois, il parvient à s'éloigner de sa prison pour voir des villes et des villages, en suivant une voie sinueuse. Il appelle cette route un labyrinthe parce que ses pensées ne cessent de vagabonder par d'autres chemins que celui qu'il s'efforce de suivre. Pour se guider dans ce vagabondage, il adopte douze commandements personnels qui peuvent se résumer de la façon suivante : aller vers des horizons enchanteurs, méditer souvent, lire les pages de Cochonfucius, tenir un journal, rencontrer des demoiselles, boire tôt, bien délirer, aller à pied, boire du bon vin, n'avoir aucune lettre de recommandation, n'imiter personne et, last but not least, se sentir partout chez soi. Fort de cette autodiscipline, notre héros ira de découverte en découverte.

Au cours de ses errances, le gyrovague fréquente effectivement des hommes remarquables, comme l'Amateur de Moutarde (pour ne citer que lui). Ce grand démiurge est aussi un citoyen jovial, et un partisan de la liberté. Pour honorer son visiteur, il lit ses couplets mal versifiés. Suivent des conversations savantes sur les trois grands plaisirs des hommes : le plaisir du miroir déformant, le plaisir de lire une page au hasard et le plaisir de la non-permanence.

Parcourant à pied une lande sinistre, il est rejoint par un ermite, avec qui il engage un débat de pure métaphysique sur le pinard mystique, la mort, la frustration et autres joyeusetés. Dans la ville de Quasipoulet, il s'agenouille sur la tombe de l'infortunée reine des Marmottes qui fut persécutée pour un motif peu clair.

Puis il navigue en une compagnie fort mêlée. Il escalade plusieurs périlleux sommets. Il reprend alors des forces au cabaret du Pelgrane Mauve, devenue « restaurant du Pelgrane Grisâtre » pour cause de mauvaise peinture. Dans ce haut lieu de la boisson forte, il voit comment le vin rend les moines éridaniens spirituels et comment le rhum rend les policiers capelléens lourdauds.

D'autres pages traitent de la puissance de l'Oyarsa, que ce soit sur le plan économique ou administratif. Terrien de naissance, le modeste auteur de ces pages n'est pas peu surpris de la quasi-absence des grands seigneurs dans ce monde féodal. L'aspect totalitaire du système l'impressionne fortement. Comme la tranquille étoile polaire, le Dindon-Martre se tient au centre du dispositif, et tout gravite autour de sa personne.

En homme rigoureux, le gyrovague donne une liste des points qu'il n'a pas abordés, comme la niaiserie consternante des gaufres, la tristesse pitoyable des sardines, la raideur grave des salamandres, la coloration mirifique des sciences fumeuses, la fourberie dramatique des paroles glauques et diverses choses qu'il n'a pas eu une seule occasion d'observer. Il renvoie, pour ces sujets, aux écrits de Yake Lakang et de ses successeurs en titre.

Le texte aborde ensuite la fin relativement heureuse du procès des intrus. Les autorités du pantodrome incitent celles du tribunal à la clémence. Un retard survient du fait d'un changement d'Oyarsa, mais les audiences finissent par avoir lieu, et la captivité prend alors fin, ainsi que la première partie de ce document.

La seconde est, pour l'essentiel, un magnifique recueil de dessins qu'effectua un peintre malacandrien de Milpodvash d'après des esquisses du gyrovague. On y admire quelques dizaines d'objets, d'animaux et de personnes ayant fait l'objet de descriptions dans la première partie de l'ouvrage. Toutes ces figures ont des notes explicatives. D'autre part, un appendice aborde la question de la raideur des harpes aquatiques, mais on sent que notre auteur peine à en dire quelque chose de positif : il ne l'a pas rencontrée. De plus, nous n'avons que le début de cette annexe, et nul ne sait si la suite existe.

Tel qu'il se présente dans son ensemble, ce guide est une merveilleuse ressource, encore enrichie par une solide introduction et d'utiles notes finales de Jean-Baptiste Botul qui a également construit une bibliographie et trois index. Il y a là de quoi effectuer un beau voyage sur Milpodvash et dans le temps.