Sur Ozu ou l'anti-cinéma (Actes Sud, 264 pages, avril 2004, ISBN 2-7427-0169-9)
de Kiju Yoshida
, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres



encore une coupe ?

      

      Plus de quarante ans après la disparition d'un cinéaste mythique, le lecteur découvre avec émotion et respect ce témoignage d'un de ses héritiers rebelles. Dans l'heureux soir de sa vie, Yoshida se souvient, voudrait ordonner ces souvenances, mais ne peut se retenir de les entrecroiser, tout comme un capricieux montage ozuesque introduirait, dans un fil narratif banal, des décors vides, des accessoires qui n'en sont pas, des regards d'arbres.

      Une trame chronologique est cependant mise en oeuvre. Le premier chapitre, Sur l'ozuité, donne les clefs de ce voyage dans le temps. Depuis le début de son parcours, Ozu abrite les mêmes angoisses, sur le fait qu'on ne doive pas construire de drames avec la simple vie des gens, sur l'insaisissable nature des liens parentaux, sur l'authenticité des dialogues stupides entre ivrognes, le soir.

      Les chapitres qui suivent montrent l'évolution qui se produit dans l'étrange paysage de ces nombreux films, qu'Ozu compare aux productions successives d'un fabricant de tofu : année après année, il produit le même aliment, et cependant, les connaisseurs notent de subtiles nuances gustatives, en lesquelles réside tout l'intérêt de savourer cette substance. Cette production prend forme à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale, avec un regard sur Tokyo comme espace simultanément familier et déroutant. La guerre survient. On pourrait s'attendre à des films qui en montrent les actions et les effets. Mais non, Ozu entre alors dans un univers parallèle, un monde d'indifférence.

      Puisque le cinéma présente le danger de trop faire croire à la réalité des drames qu'il permet de montrer, le devoir du réalisateur est, selon la posture que Yoshida attribue à son maître Ozu, d'en subvertir les conventions, que ce soit la prise de vue, le jeu d'acteurs ou le montage. Dans ces trois domaines, Ozu crée de tels décalages que le spectateur, à force de dépaysements et de malentendus, doit se poser des questions, sans espoir de réponse, comme devant une oeuvre d'art, mais aussi comme dans les tribulations quotidiennes de l'existence.

      Au plus haut point de cette aventure, les constantes de cet univers flottant se manifestent. Les humains peuvent difficilement se parler entre eux. On ne peut saisir ce que dit un autre qu'en y ajoutant du sens. Mais cet ajout aboutit à un vide sémantique. On ne pose pas de couette sur la tombe d'un mort. On est accueilli, essentiellement, par l'absence des maîtres de maison, pour autant qu'une maison soit une construction autre qu'illusoire.

      Alors, faut-il s'affliger ? Si même l'acheminement vers la mort n'est pas clairement perceptible, ni filmable, le silence ne serait-il pas un meilleur parti ? A la suite d'Ozu, disparu bien avant d'être devenu un vieillard, Yoshida poursuit cette énigme, qu'il compare à un mirage de printemps.

      La certitude qui en résulte, c'est celle de la précarité de toute certitude, surtout celle dont nous venons de parler. Le cinéma peut-il véhiculer cela ? Rien ne permet de l'imaginer, mais Ozu et d'autres ont agi en pensant ainsi. En imaginant une écriture dramatique, autre qu'une dramaturgie classique. Des films qui regardent leurs spectateurs. Comme dans cette vie, tout ce que les vivants en comprennent, c'est en percevant l'absence, à un moment donné, de quelques signifiants essentiels. Même si le goût du saké n'est plus ce qu'il était, l'ouvrage de Yoshida incite les amateurs à en descendre encore quelques coupes, tant qu'il en reste.

encore une coupe ?