La peau du monde - Photographies de Józef BURY



Marcin Sobieszczanski pour Æsthetica Nova


Pourrait-on dégager l'orientation historique du médium photographique ? Serait-il possible de définir le devenir socio-historique de ce dispositif d'agissements et de matériaux "compétents", capables de mémoriser des idées "à exprimer" ? Quelle est la tendance, qui constitue la photographie comme une valeur intersubjective, culturelle, par rapport à laquelle les pratiques subjectives sont justement subjectives en tant qu'usage privé d'une "objectivité" ? Cette valeur, pour nous, sera son idéal de poursuite du dispositif de la vision humaine. Communément acceptée, car rassurante de par sa "normalité", notre façon de voir répond à quelques exigences vitales, de reconnaissance des formes à une certaine échelle, d'appréciation de certaines distances, d'évaluation de certaines vitesses. L'ordre des grandeurs et la classe des formes "intéressantes", sont nos indiscutables prémisses écologiques, d'ailleurs modifiées par l'interaction prolongée avec le milieu artificiel de plus en plus prépondérant.

Les mécanismes de l'Evolution, tels que la rétention de l'excitation rétinienne ou le fonctionnement des cellules ganglionnaires X et Y, servent, avec leurs traitements mentaux respectifs, à déjouer les difficultés "techniques" des décours oculomoteurs, des mouvements kinesthésiques, des révolutions et des positionnements relatifs de la chose, en vue d'une certaine fixité de l'image du monde. Remarquons, qu'aussi "normal" que nous puisse sembler le résultat visuel, son matériau est perçu par l'art comme le corps d'une expression possible, uniquement en vertu du fiait, qu'il est lui-même en quelque sorte l'expression" d'une intériorité de la nature comme milieu. Etre milieu signifie, pour un organisme biologique, être la présence d'une existence qui génère sa propre causalité. Innover dans le domaine du dispositif probatoire permet donc d'espérer la mise en relation cognitive d'une réalité existentielle peut-être non révélée.

Sans mysticisme aucun, la rechange photographique de Bury expérimente sur la peau du monde, que notre regard ne caresse qu'avec des cadences inhabituelles, celles de la période initiale de la photographie. Le dispositif réuni techniquement et inscrit comme le résultat visuel des épreuves, révèle une intériorité qui scelle les choses du paysage d'une façon donnant lieu à des idées artistiques surpassant les chapitres artistiques correspondants, notamment ceux de Rodchenko et de Dlubak. Le corps de leur expression subjectivise le corps qui habille une certaine dynamique réal du monde des grands mélanges macroscopiques, dont les éléments se disputent les manières de s'effectuer. Il existe pourtant, dans la perception ordinaire, une sensibilité corrélée à l'existence des équilibres frontalières des volumes terrestres. N'étant pas immédiate, cette sensibilité opère avec un temps phénoménologiquement fort diffèrent de celui qui décèle les masses, les déplacements et les distances des objets mouvant dans notre sphère familière. C'est une instance temporelle non instrumentale qui est présente dans certaines présentifications issues de l'imbrication des grands nombres d'impressions sensitives, mais foncièrement "inutiles", donc repoussées dans le domaine d'associations accidentelles, secondaires et accessoires, formant souvent le fond imprécis pour les résultats d'activités, qui s'en détachent comme des formes prégnantes immédiatement reconnues dans l'axiologie qui est notre. Pourtant, par rapport aux principes de l'expression émergentielle des causalités naturelles, le procédé lui-même n'est point en quelconque position de faiblesse. Se donner certains moyens de perception correspond à coup sûr aux aspects existentiels nécessairement "naturels". Pour un artiste qui réfléchit sur les façons de percevoir, il existe une sorte de causalité renversée, qui tenant à la justesse de la performance artistique, retrouve la nature, là où elle n'était pas encore. Les sciences naturelles, comme l'astrophysique, creusant les phénoménologies traditionnelles, procèdent exactement pareil. La manière de voir la Voie Lactée (ici avec les artifices de la géométrie projective) révèle le centre de notre galaxie. Pour Bury le choix pertinent du temps d'obturateur (temps-pose), permet de révéler l'étendue de la bande du mélange de la terre et de la mer normande, autrement perceptible uniquement dans les remémorations dues à une longue intimité et une fréquentation assidue du paysage.

Le signe des causations étant inversé, les frontières qualitatives, les interfaces d'éléments, se quantifient. Dans cet étonnant matériel visuel, filtré néanmoins par l'incontournable projection de laboratoire (le moment le plus vulnérable du travail du photographe), on peut saisir la quantité de la nébuleuse aqueuse, la portion de la matière-temps nécessaire à la stabilisation de la marée. Relativement à ce laps de temps choisi, certaines trajectoires des moments internes du système thermodynamique mer-air-terre s'estompent et d'autres se stabilisent dans une famille d'apparitions aptes á créer des phénomènes résistants, d'autres encore attendent toujours leur paramètrage opportun. La série de Bury commence alors à s'organiser autour de ces seuils remarquables et suit leur distribution saccadée qualitativement, sans aucune contrainte arbitraire (dés qu'on est bien à l'intérieur de la démarche), par les étapes propres du paraître. C'est ainsi que l'on peut voir le temps du niveau de la mer, le temps de l'horizon, le temps de la rigidité de la digue, de la porosité du sable, etc.

Ce monde commence en deçà de l/24-ème de seconde, et s'il n'est pas rendu cinétique dans la représentation, par les mécanismes de capture du mouvement, ou fractionné par les temps photographiques rapides, laisse un dépôt que Bury prélève à différents endroits. La physique esthétique qui en découle ensuite, assigne aux objets volumineux des régimes de rigidité, que l'on peut considérer comme le corrélât relativisant la loi qui interdit aux items matériels d'occuper les "places" déjà prises dans le pavage effectif de l'espace. L'esthétique physique en profite pour faire voir comment le tronc d'arbre centralise son cube d'occupation, comment le branchage le protège des ingérences et comment le feuillage se dispute la zone où le pouvoir légifèrent est sensiblement allégé, la zone de négociations avec le rival voisin.