Sur Le sens commun (Editions Universitaires de Dijon,
202 pages, février 2004, ISBN 2-905965-96-7, 20 euros),
textes rassemblés par Pierre Guenancia et Jean-Pierre Sylvestre,
note de Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres




Huelgoat              Ce recueil contient douze contributions à un colloque sur la notion de sens commun. Les sept premières en construisent une perspective historique, et les cinq autres en établissent la pertinence cognitive et sociale.

Michel Bastit commence par montrer comment, chez Aristote, le sens commun n'est autre qu'une sensibilité qui permet le partage des sensations en provenance des sens perceptifs, comme la vision et l'audition. Cette sensibilité accompagne les cinq sens, sans se diviser en cinq. Elle est commune aux humains et aux animaux. Elle n'est pas la pensée, mais quelque chose qui lui pré-existe.

Laurent Jaffro, quant à lui, examine la position des Lumières britanniques, dont les exemples les plus remarquables sont Shaftesbury (1671-1713), Berkeley (1685-1753), Hume (1711-1776), James Oswald (1703-1793) et Thomas Reid (1710-1796). Cette contribution établit l'histoire de l'apparition d'une philosophie du sens commun, exhibe sa pluralité interne et montre qu'un tel recours au sens commun dans la philosophie repose sur une rhétorique, autrement dit, sur un art de la persuasion.
       
Le moteur de cette élaboration est la lutte contre deux fléaux de l'époque : le scepticisme, qui aboutit à nier les réalités de base, et le conventionnalisme, qui relativise les notions de bien et de mal. Ces deux puissances négatives se nourrissent du doute systématique introduit par les réflexions sur la nature de la connaissance. Comment lutter pour rétablir les pouvoirs légitimes de l'évidence ? Il est possible de piéger les sceptiques, en leur faisant remarquer qu'ils admettent, dans leur vie quotidienne, les évidences qu'ils nient dans leurs discours, autrement dit, qu'ils sont de mauvaise foi. La partie n'est pas alors gagnée, car ils peuvent encore prétendre que la mauvaise foi leur est indispensable, pour échapper à l'impérialisme du sens commun. Ce débat est issu de l'Antiquité, et n'est pas sur le point de se clore.

Pierre Guenancia montre alors comment, de René Descartes à Emmanuel Kant, la question du sens commun s'est déplacée du champ psychophysique au domaine du jugement, autrement dit, comment la question de l'union de l'âme et du corps a fait place à la question de l'intersubjectivité. Ce que reflète une telle évolution, c'est une transformation de la notion de sujet, qui, chez Descartes, est le siège d'une interrogation sur sa propre existence et sur la vérité de sa pensée alors que chez Kant, le sujet cherche à savoir si son jugement individuel pourrait être érigé en maxime universelle, autrement dit, ce n'est plus le fondement de la connaissance qui fait problème, mais celui de la culture.

Robert Damien examine un point soulevé par Alexis de Tocqueville : la philosophie peut-elle fonder un système de valeurs que partageraient les citoyens d'une démocratie ? Cet auteur commence par réfuter l'absolutisme, par refus de la tyrannie. Puis il observe les perversions possibles de la démocratie, auxquelles il propose de savants remèdes, visant à redonner de la valeur aux idées les plus nobles, afin de combattre une dérive utilitariste. L'application de tels remèdes ne va cependant pas de soi. Leur posologie reste un enjeu contemporain.

Jean-Claude Gens entreprend une description du partage du sens dans les groupes humains, à la lumière du traité Vérité et méthode de Hans-Georg Gadamer. Trouvant ses racines dans l'intersubjectivité chère à Emmanuel Kant, la mise en commun du sens est également éclairée par les propos de Martin Heidegger sur la vision significative, par laquelle notre savoir informe notre vue. Il s'agit de penser la relation entre deux dimensions disjointes du sens commun : le sens commun comme ensemble d'évidences communément partagées, et le sens commun comme disposition et exigence formelles du sujet rationnel.

Yves Cusset rappelle que l'éthique de la communication, tout en reposant sur la présupposition d'un sens moral commun, n'est pas une morale du sens commun. Cela se confirme lorsque l'on examine les premières discussions sur ce point, tant chez Jürgen Habermas que chez Karl-Otto Apel. L'exigence kantienne d'ériger une règle individuelle en maxime universelle y est remplacée par l'idée que la règle individuelle en question doit pouvoir être unanimement acceptée par les participants à une discussion pratique. C'est, là encore, un appel à la construction intersubjective. Une telle construction se fonde, non pas dans l'usage commun d'une langue, mais dans un vécu en commun infra-langagier. C'est quelque chose de fragile et que menacent des paradoxes.

Raymond Boudon propose une archéologie de notre vision du sens commun. Telle qu'elle est, elle a tendance à le montrer comme potentiellement trompeur, alors que l'Antiquité le voyait comme droit. Cette rupture remonte à Nietzsche, pour qui les valeurs ne sont que des constructions, et à Karl Marx, qui a montré que les structures sociales peuvent fausser la perception au quotidien. Leurs influences sont visibles, mais elles déclinent. Moins explicites, les messages de David Hume et d'Auguste Comte jouent dans le même sens. Hume a établi l'impossibilité de fonder le normatif dans le factuel, et Comte a mis en évidence la capacité de humains à penser sans vraiment capter le réel. A la suite de Hume et de Comte, des visions relativistes et instrumentalistes des sciences humaines ont pris forme, et la pertinence du sens commun est niée. Cela constitue un handicap pour ces sciences. Une fois que l'on en prend conscience, il est possible d'y remédier en surmontant les blocages qui semblent provenir des conclusions respectives de Hume et de Comte, et qui ne viennent que d'une lecture incomplète de leurs doctrines.

Jean-Pierre Sylvestre observe l'usage de la notion de sens commun comme identité culturelle d'un groupe social, et aborde la question de ses fondements ontologiques et anthropologiques à la lumière de l'imaginaire instituant de Cornélius Castoriadis. Dans ce contexte, l'auteur distingue trois visions du sens commun. Au sens anthropologique, c'est la relation au monde qu'entretient une communauté. Au sens réflexif, c'est le discours que tient sur lui-même un groupe humain. Au sens culturel, c'est un ensemble de productions émanant d'un tel groupe et hautement valorisées, autrement dit, la dimension noble de la culture. Ces trois dimensions opèrent selon des modalités différentes, mais elles sont en situation d'interdépendance. Dans chacune de ces trois branches, se manifeste une action de l'imaginaire collectif, qui élabore en permanence les sociétés par reproduction ou altération de modèles que partagent inconsciemment leurs individus. Prendre conscience de cela est une source de meilleure autonomie.

Patrick Pharo s'interroge sur le sens commun des termes sociaux. Il prend l'exemple des actes civils, comme encourager, accuser, mendier, protester, renier, inviter et témoigner. La juste appréciation de toutes ces catégories est, pour la société, une occasion de réflexion sur elle-même, qui n'exclut pas une connaissance objective du monde extérieur.

François Chazel traite du lien entre connaissances communes et mobilisations collectives. En particulier, il montre que l'activité cognitive dans un tel cadre ne diffère pas de ce qu'elle est en privé. Un autre facteur pertinent est la corrélation entre efficacité et justesse d'une action collective.

Pascal Ragouet se demande si la sociologie doit s'opposer au sens commun. Doit-on croire que le peuple se trompe continuellement sur sa propre existence au monde ? Et pourtant, il est concevable qu'il existe une distance entre la vision quotidienne et la théorie savante. Et principalement, le fait que cette dernière, pour rester vivante, doit procéder inlassablement à son autocritique, à laquelle le raisonnement ordinaire, quant à lui, n'est pas astreint.

Pierre Salmon propose trois thèses sur le rapport entre science économique et sens commun. Selon la première, l'existence du sens commun procure à la science économique une part de sa légitimité, du fait même de la réfutation qu'elle doit parfois en accomplir. La deuxième énonce qu'il n'y a pas tant opposition que complémentarité entre langue vulgaire et langue savante, car l'usage des modèles les réconcilie en permettant à chacune d'en décrire les divers aspects. La troisième proposition est programmatique : la réflexion sur l'économie devra s'efforcer de réconcilier le fait que les savants savent quelque chose de plus que les acteurs ordinaires avec le fait que, sauf exception, ils n'en deviennent pas plus riches, autrement dit, leur supériorité cognitive semble illusoire, mais peut-être est-elle tout simplement assez modeste pour que l'économiste ne diffère du profane que par de faibles profits occasionnels.

Cet ouvrage collectif est l'occasion de voir le discours philosophique ou épistémologique s'attaquer à lui-même et aux idées reçues au fil des pages. C'est un plaisant voyage au pays de l'esprit, dont les paysages ne sont pas aussi austères qu'on ne pourrait le craindre.