Sur 1878 (Anacharsis, 143 pages, avril 2004, ISBN 2-914777-14-0)
      de Michel Millet, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


journal d'une campagne en Nouvelle-Calédonie, précédé d'un récit kanak sur l'insurrection de 1878

       

      D'octobre 1878 à avril 1879, Michel Millet, artilleur, effectue dans l'Ouest de la Nouvelle-Calédonie une série d'expéditions mal organisées, et souvent totalement ratées, mais d'autant plus savoureusement décrites dans son Journal de route.

      Savoureusement, tout d'abord, du fait d'un style inénarrable. L'artilleur Millet couvre ses carnets d'une belle écriture, et n'a qu'une lointaine notion des conventions usuelles de l'orthographe et de la syntaxe. Voici, à titre d'exemple, l'entrée du Journal pour le premier janvier 1879.

      Jaie passez une journée a ses triste de l'eau la pluie tambe avec rage. Jaie eu pour etrène deux goute de cognac une d'un épicier, et l'autre d'un femme de mon pays ancien condanné au travaux forcé, ces toute la boisson que nous avons eu se jour de l'an.

      De prime abord, le lecteur est certes dérouté par cette façon d'écrire. Mais en quelques pages, il peut s'y accoutumer, et entrer dans ce récit qui vaut témoignage.

       

      Le parcours de Millet sur les mauvaises routes de Nouvelle-Calédonie lui est imposé par les autorités militaires. Celles-ci ont décidé que, face à une révolte populaire, un artilleur et son canon transportable auraient un prodigieux effet dissuasif.

      Mais ce plan comporte une lacune. Les insurgés se déplacent vivement d'un village à l'autre, et durant toute la campagne, jamais ils ne feront à l'artilleur la grâce de s'installer à sa portée pour lui servir de cible.

      S'il n'y avait, en toile de fond, les aspects tragiques de la guerre coloniale, on pourrait parler d'une chasse au dahut, ou encore, d'une épopée donquichottesque. Mais Millet y apporte un regard souriant, et, au fil des jours, il apprend beaucoup de choses.

      C'est, entre autres, parce qu'il s'impose cette discipline de tout noter au jour le jour : les marches, les tirs sur des absences de cibles, les gibiers, les abris, les rencontres. Les habitants de l'île s'humanisent à ses yeux. L'absurdité de la guerre coloniale, il n'ose la dénoncer explicitement, mais elle transparaît tout de même.

      Un épisode hautement emblématique de cette lamentable odyssée le met enfin aux prises avec un Canaque tapageur. Cela se passe au jour de Mardi-Gras. Le Canaque ayant brandi ses armes, Millet lui administre un coup de poing qui l'envoie au tapis. Seulement, ce n'était pas un vrai Canaque, mais un sergent de l'infanterie de marine, habilement déguisé pour l'occasion. Huit jours de prison.

      Conservant sa bonne humeur, le canonnier continue ses missions, puis, de retour en France, il recopie ses notes à l'encre. Il prend peut-être alors conscience qu'en ce monde, tous les humbles sont des Canaques pour ceux qui les gouvernent. C'est sans doute la grande leçon qui se dégage de son texte.


Cet ouvrage bénéficie d'une introduction fort éclairante d'Alban Bensa, anthropologue de la parole et connaisseur du monde kanak et de ses multiples univers narratifs, dont il nous offre aussi un échantillon au début de ce recueil. Au total, l'ouvrage est très complet et d'une séduisante originalité, il procure au lecteur un authentique parcours initiatique.