La dialectique du désir et de l'oeuvre est encore pour Bataille celle de l'extase et du concept, de la "mise en action" et de la "mise en question". Le terme de "concept" semblera malvenu, et peut-être le moins adéquat à l'unité de sens et de pensée chez Bataille. Il nous faut cependant reconnaître en premier un effet de conceptualité - une "position décisive", écrit Bataille - culminant au faîte d'une fonction symbolique et à cet égard constructiviste de la pensée. Ce que détermine une dialectique de l'extase et du concept sera plutôt vu comme la partition d'un espace, comme un "découpage de la réalité" à l'intérieur du langage1.
Il n'y a pas plus chez Bataille de pensée
de l'expérience que de langage de l'expérience,
sinon une pensée étant elle-même expérience
et un langage se désarmant de ses objets, de ses outils,
et qui rend la parole au corps. Ce ne serait pas assez dire si
nous ne reconnaissions pas la possibilité d'un "concept
phénoménal" distinct de la composition, de
l'inférence, de la prédication - bien qu'interrogeant
une "frange limite" de la prédication dans sa
fonction économique : car il y a une menace de contagion
dans l'assimilation de qualités, de propriétés
par un substrat -. De là, il faut encore
reconnaître : 1/ une activité
fondatrice du concept étrangère
à sa détermination; 2/ une activité antagoniste
tendant à dissoudre l'unicité synthétique
du concept. Le "concept" perd sa dénomination
à partir du moment où il est une "pointe"
instable d'intelligibilité, et un opérateur qui,
à une certaine intensité, dissout sa propre symbolicité,
sa propre déterminité : le langage bascule par l'avènement
de l'unité de pensée dans une pure phénoménalité
(avènement d'une unité d'expérience) : celle
de l'extase, du non-savoir et, sur le plan de la connaissance
positive, de l'intuition. C'est une façon de conscrire
dans une certaine définition de l'image, de l'affect, de
l'intuition l'expérience imprescriptible d'une pensée
et d'un corps.
L'effet de conceptualité
Poser le problème de l'expérience et de la pensée revient d'abord à poser le problème de l'intelligibilité de l'expérience dans le langage, même si c'est premièrement assujettir la pensée au langage. On ne peut en tout état de cause faire l'économie du langage, car il sera toujours question (dans l'expérience bataillienne, et dans l'élucidation de toute expérience "mystique") du récit d'expérience.
Le récit peut sembler à bien des égards au discours et à la logique d'une exposition qui administre la preuve d'une expérience, la justification, l'affirmation irréductible qu'une expérience ait bien eu lieu. La philosophie, l'approche du texte ne doit pas redoubler l'apparente probation dénoncée par la possibilité même - et la possibilité de connaissance - d'une expérience du langage. Elle ne doit ni ne peut démontrer.
L'attitude confessionnelle niée par Bataille résiste à son refus. Bataille affirma proposer une "théologie mystique fabuleuse", c'est-à-dire : sans Dieu... une athéologie. La "theologia theatrica" de Varron avait été condamnée comme mythologie et spectacle par saint Augustin qui usa à cet effet des qualificatifs injurieux de "fabulatrice", "fabuleuse", "fabulaire"2. En elle, la condamnation visait le mode ludique de dérision du divin et la mise en scène des "désordres" moraux des dieux. Or, par cette acception, Bataille s'expose à la critique doctrinale, tout en reconnaissant la polarité référentielle de son affiliation. En inversant le rapport, la bipolarité est bien sûr conservée. Pour Bergson, la religion dynamique "s'oppose à la religion statique, issue de la fonction fabulatrice"... "la religion dynamique ne se propage que par des images et des symboles que fournit la fonction fabulatrice"3. "Fonction fabulatrice" avait pour Bergson le sens de la contrainte et de l'inféodation de l'individu à la fiducia du dogme, de l'obligation morale, de l'ordre d'une "société close". L'athéologie bataillienne exprimée comme "théologie mystique fabuleuse" est l'aveu d'une inévitable affiliation aux "images" et aux "symboles" que véhicule et fait fructifier une tradition, une dogmatique. Bataille n'entend pas ou plus réfuter la possibilité d'un langage de l'expérience qui, sans être un pur méta-langage, serait un regard partiellement thétique, positionnel de l'expérience donnée, exigeant les instruments et la rigueur du concept4. C'est parce que le cadre institutionnel et dogmatique existe a priori que la médiation à venir de l'expérience est possible, qu'il y a un "langage" susceptible de recueillir l'expérience, et de poser finalement les conditions d'universalisation de l'expérience.
"Je propose d'élaborer un ensemble de données scolastiques concernant l'expérience intérieure", dit encore Bataille. "Je crois qu'une expérience intérieure n'est possible que si elle peut être communiquée en dernier ressort sans atteindre l'objectivité de la scolastique. (...) Des propositions réduites à une forme claire - la plus dépouillée d'artifice poétique - peuvent seules engager la conscience véritablement et lier des expériences, autrefois dites mystiques, à la mise à nu de leurs démarches"5. Cette "mise à nu" a autant le sens d'une entrée dans une phase inductrice où l'enjeu du cadre de la raison théologique est de permettre à l'expérience d'avoir lieu6.
Dans le langage de l'expérience, il ne s'agit pas uniquement de traduction de l'expérience, et de lisibilité dans le témoignage d'une expérience, mais le langage, le texte témoigne toujours d'une phénoménalité, d'une expérience in praesentia : d'une expérience du langage.
Le langage de l'expérience est d'abord soumis à la traduction d'un donné originaire - c'est par cet exercice de la pensée et du langage que se construisent les premières fixations conceptuelles de ce qui chez Bataille recouvre sous le vocable d'"expérience" un mouvement de pensée et une pratique du corps -. Mais le langage est voulu inducteur d'expérience : le rayonnement du mot, après énoncé d'une expérience, repose sur sa double valeur aspectuelle de forme assujettie à des contenus idéologiques et de forme dévolue à l'expérience propre. "Le mouvement qui fonde l'opération souceraine est aussi fondé sur elle : mais surtout (...) cette opération est la fin, c'est la voie d'une expérience"7. L'envers, ou l'autre tranchant de la valeur aspectuelle du mot concerne sa fonction de dramatisation. Si le langage induit de l'expérience, il remplit une fonction de recommencement et de renouvellement de l'expérience dans son propre champ - il enrichit l'expérience dans son propre champ, primitivement infra-langagier - ; et l'expérience doit se poursuivre dans le langage lui-même, dans une expérience du langage. Dans les deux pôles de la fonction d'induction du langage, le concept est ainsi sans cesse dissous, l'identité continuellement déstabilisée dans le retour de la phénoménalité. Par suite, le concept, le mot lui-même peut résulter d'une donation aussi imprévisible que l'est l'expérience.
Le statut du concept et de l'énoncé de l'expérience se dédouble ainsi : traduction d'un donné - mise à distance de l'expérience -, et induction d'expérience. L'oscillation de la pensée entre ces deux tensions détermine la force de la "contestation"; ressaisissement dans la rigueur et l'acuité conceptualisante, et persistance, réactivation du mouvement d'expérience. "Dans sa méditation le sujet lassé se cherche lui-même"... "le sujet se conteste lui-même, se traque"8... La contestation est le mouvement - autant de dépassement intellectuel, dans une rigueur et une rationalité supérieure, que de persévérance dans les pratiques risquées de l'extase - qui dissout toujours les nouvelles limitations qu'impose le seuil de tolérance, sans cesse repoussé, d'un corps et d'un esprit. Garante de l'exigence de la démarche, de la rigueur d'une méthode, la contestation ne laisse aucun résultat conquérir le socle d'une vérité acquise. La contestation se révèle aussi opérer de plus périlleuses conversions, donnant ses armes à un désir de brûler. Le premier point d'une méthode que Bataille veut transmettre est la "contestation", la méthode signifie d'abord "contestation", "violence faite aux habitudes de relâchement"9. C'est donc un élan qu'il s'agit de transmettre, non simplement, non initialement un ensemble de techniques du corps, mais la "vérité" de la "montée, la tension inévitables". C'est où, pour la pensée, il doit encore s'agir de la vérité du mouvement. "Le désir de l'extase ne peut refuser la méthode" (ibid.). La volonté de "communiquer" l'expérience - s'agissant de la communication d'un objet - est volonté d'une mathesis de l'expérience, imposant d'extraire de l'expérience vécue une positivité (et c'est en quoi se justifie que Bataille compare son expérience et le yoga). Mais cette volonté de positivité ne trouvera pas d'expression discursive, pas d'uniformité logique et démonstrative, au moins dans le champ de l'expérience extatique singulière. Mais, pour Bataille, le souci persista de transmettre les "voies" de l'extase, était-ce par cette transmission que Bataille voulut fonder une communauté ? Si "le sujet se conteste lui-même, se traque".... c'est que l'expérience commande un renoncement à l'ipse, et un accès au "désert" qui le nie.
"J'ai voulu et trouvé l'extase. (...) Ce désert, où j'ai accédé, je le désire accessible à d'autres, auquel il manque sans doute.
Aussi simplement que je puis, je parlerai des voies par lesquelles j'ai trouvé l'extase, dans le désir que d'autres la trouvent de la même façon10.".
"Si nous vivons sans contester sous la loi du langage, ces états sont en nous comme s'ils n'étaient pas. Mais si, contre cette loi, nous nous heurtons, nous pouvons au passage arrêter sur l'un d'eux la conscience et, faisant taire en nous le discours, nous attarder à la surprise qu'il nous donne. Mieux vaut alors s'enfermer, faire la nuit, demeurer dans ce silence suspendu où nous surprenons le sommeil d'un enfant. Avec un peu de chance, d'un tel état nous apercevons ce qui favorise le retour, accroît l'intensité. Et sans doute ce n'est pas trop pour cela que la passion malade par laquelle, un long moment de nuit, une mère est maintenue près d'un berceau"11.
Le concept d'"opération souveraine" échoit : il est d'abord concept vide, au sens d'une pure présomption de son contenu. Il manifeste un contenu intuitionné, et cette manifestation intuitionnée est instituée par un trope qui répond à l'exigence d'une plus grande signification. Mais cette première fixation pré-conceptuelle admet encore la multiplicité informe des possibles : encore entrent en lui et sortent de lui des pensées à l'état d'images, de "qualités", et de possibles hétérogènes (c'est-à-dire de polarités contraires). Le trope (apparition, lexicalisation d'une confrontation, d'une mixité d'images; fonction catachrétique) annonce le contenu définitionnel à venir, la signification dont il va s'emplir : son rôle est celui d'une matrice de sens. Le concept se remplissant du sens qu'il prépare établit les rapports articulés entre les éléments disparates (images, "objets de pensée") qui entrent en lui. Tout au long de la méthode s'affirment les liens entre l'opération souveraine (l'extase) et la souveraineté. Un espace de l'expérience et un processus d'acquisition et de dissolution que nous avons déjà approchés dans l'étude de la souveraineté... Par l'éclaircissement de la méthode, c'est la souveraineté qui se remplit toujours davantage de signification, en même tant qu'elle s'ouvre à sa perte.
L'opération souveraine s'envisage en "ce qu'elle engage" et en "ce qui la produit". Bataille circonscrit sa place dans la consécution d'états, de pensées. Mais sa "place" est celle d'une instance : d'un opérateur.
Mais Bataille parvient à une
"position décisive", en venant à promulguer
des "principes"12,
au sommet de ce que nous regardons
comme schéma régulateur et composition symbolique
- possibilité d'"une composition de plus en plus vaste",
apanage de l'ipse dans sa "volonté d'être tout".
"Rapporter les objets de pensée aux moments souverains
suppose une opération souveraine, différente du
rire et, généralement, de toute effusion commune.
C'est l'opération dans laquelle la pensée arrête
le mouvement qui la subordonne et, riant - ou s'abandonnant à
quelque autre effusion souveraine -, s'identifie à la rupture
des liens qui la subordonnaient"13.
Après avoir énoncé les "conduites souveraines" menant à l'opération souveraine, Bataille donne dans une équivalence sémantique la série de définitions qui s'est chronologiquement élaborée, et marque ainsi l'acheminement du sens à travers différentes sphères de significations vers un "état" de généralisation conceptuelle provisoire. Acheminement allant de pair avec une réduction, une suspension de déterminations susceptibles d'assujettir le sens à quelque attitude dogmatique, confessionnelle ou simplement partisane. "Précédemment, je désignais l'opération souveraine sous les noms d'expérience intérieure ou d'extrême du possible. Je la désigne aussi maintenant sous le nom de : méditation. Changer de mot signifie l'ennui d'employer quelque mot que ce soit (opération souveraine est de tous les noms le plus fastidieux : opération comique en un sens serait moins trompeur); j'aime mieux méditation mais c'est d'apparence pieuse"14, désireux de dégager le mot de ses valeurs fiduciaires qui le rallie à des communautés de pensée dont il veut se départir. Le mot "extase" est à ce titre le plus problématique. Bataille prend soin de maintenir la spécificité du concept dans la comparaison qui en facilite l'approche : "La moins inexacte image d'une opération souveraine est l'extase des saints"15. Ainsi quand Bataille inscrit l'extase "dans un ensemble de conduites souveraines apparentes" (ibid.), l'extase et ces "conduites" sont autant apparentes que les mots enchâssés dans leurs réseaux lexicaux et connotatifs qui fondent leur contextualité idéologique. Elles sont cependant pour Bataille appareillées aux "véritables" conduites souveraines - à leur spécificité conceptuelle - par l'aspect. L'aspect est tout autant l'"apparence pieuse" qui subordonne le mot à son contexte (à un discours) que le signe, la signature et le dessin de l'expérience. Tel est le sens profondément aspectuel et postulant du concept, d'une pensée s'approchant de l'expérience. L'aspect, postulation d'où procède le flottement progressif, laborieux des déterminations synthétiques, des définitions batailliennes de l'expérience, traduit peut-être ainsi, en tant que moment d'indistinction, le lieu d'une indifférenciation de la pensée et de l'expérience. Et quand Bataille donne la "moins inexacte image d'une opération souveraine" - "l'extase des saints" -, c'est bien dans une image que culmine la définition synthétique et uniciste de l'expérience - le concept-. Le remplissement de la détermination par lequel se construit le concept dépend plus étroitement d'une pratique de la rectification non conceptuelle, mais phénoménale; ce procès consiste plutôt en un cycle de présentifications et de recréations "sensuelles"16 ; en un discours dépendant d'une chaîne d'événements discontinus, d'événements de désir s'acheminant vers une culmination d'affects.
..."le concept et l'extase dans
une dialectique rapportée à la certitude
pratique"17.
Dès que la "certitude pratique" émerge
d'une "connaissance pratique grossière" elle
acquiert sous la forme du rire la liberté de l'énergie
(des "ressources naturelles" qu'elle octroie à
l'homme. La "certitude pratique" est aussi la position
d'objet qui se donne dans l'"ascèse" - la dialectique
de l'action et de la
contestation18, de
l'expérience et
du langage - par une saturation du perceptif. Pour Bataille, toute
position, toute détermination a priorique est irréelle,
indue; se rapporter à l'objet ou à soi implique
un acte souverain de la conscience. La dialectisation proposée
par Bataille signifie que, sous la forme d'un conflit inapaisable,
l'extase interdit la possibilité même du concept
qui dès qu'il apparaît est condamné à
être dissous. Mais nous pouvons voir que, sous la forme
d'une subsomption du conflit dialectique, le concept s'impose
sur les bases de la "certitude pratique". Le concept
est alors la durée que la "pratique" ne se donnait
pas (dans le rire, etc...) et par laquelle la certitude se consolide.
Le concept est un espace figural, le topos de l'onction (de la
souillure) est ce qui le préfigure, mais son intelligibilité
ne s'étend pas à tout son espace. Peut-il encore
recevoir la dénomination de "concept" ? L'espace
de la scène qui s'y condense est un espace substrat d'objets
- d'"objets de pensée" - livrés au jeu
de leurs ressemblances et de leurs déformations; ce sont
les jeux de l'identification et du glissement par lesquels le
désir et la pensée perdent l'objet qu'ils visaient
primitivement.
Que la pensée de Bataille paraisse pour le moins étrangère, ou soustraite à la médiation du concept comme à sa générativité catégoriale, nous ne pouvons être exempts de la question du concept (ainsi que de l'intuition) dans la mesure où le concept introduit la question de la possibilité même de l'expérience, et d'une pensée de l'expérience.
"Désormais le concept ne
se réduit plus à un rôle de désarticulation
formelle, il est productif et constructif", écrit
Cassirer de l'apport fondamental de Kant quant à l'élucidation
du rapport entre "concept" et
"objet"19.
Devenant
"un présupposé de l'expérience et par
suite une condition de possibilité de ses objets",
le concept a pour rôle celui d'opérateur de la coordination
des éléments ("la discontinuité des
diverses données
empiriques"20)
fondateurs de la possibilité
d'expérience. L'objet soustrait à la "transcendance"
est par l'opération du concept maintenu dans sa constance
et son unicité "dans le flux de l'expérience".
Cassirer évoque la formulation de Lipps à l'endroit
d'une conscience devant "sortir de soi" afin de "s'opposer
un objet et se rapporter à lui". Représentation
qualifiée par Cassirer de "toute métaphorique",
à l'instar du dedans et du dehors, de l'en-deça
et de l'au-delà, "simples métaphores, parfaitement
inadéquates". Mais la persistance de métaphores
accuse souvent la présence non encore élucidée
d'une autre positivité, bien différente des usages
rhétoriques. "La relation à l'objet n'est pas
ontico-réelle, mais
symbolique"21,
déclaration
par laquelle Cassirer affirme une volonté d'affranchir
la conscience d'une instance formatrice et causatrice d'objet.
Désignation, visée, index n'ont pas à être
assimilés à une "efficience causale" exercée
sur l'objet par la conscience. Toute conscience positionnelle
d'objet n'instaure pas pour autant une relation de cause à
effet entre conscience et objet. La relation à l'objet
pensée comme relation symbolique - la relation entre un
phénomène (constitué) et son principe physique
est "une relation de symbole au symbolisé" -.
"Dans le champ du langage, c'est la fonction symbolique générale
des signes matériels qui les anime et les "fait
parler"22".
La "fonction symbolique" est une fonction de totalisation
embrassant la somme des éléments qui concourent
à l'érection du symbole. Mais cette fonction n'est
pas fonction de sommation, et le symbole n'est pas le fruit d'une
combinatoire de signes. Est-ce une propriété ordonnatrice ?
Ou est-ce un acte ? une décision ? Si la fonction symbolique
est cette totalisation pyramidale d'éléments de
savoir, de signes, elle maintient la particularité du signe
comme signe d'une chose particulière (elle assume la singularité
des éléments qu'elle subsume). Pour Bataille la
totalité ne peut flouer et absolument intégrer "un
défaut d'ensemble" qui menace dans sa particularité
apparente de renverser la totalité finie dans laquelle
elle a pris place. Ce déchet du système, cette face
cachée du symbole, est tenu d'apparaître au coeur
de celui-ci, en tant que corps étranger. "Tache aveugle"
au coeur de l'entendement, onction et aspect masquant une origine
qui n'est pas une origine temporelle, historique ou logique, mais
un point-source de générativité. L'élément
appelant la "nuit du non-savoir" satisfait encore la
figure nietzschéenne de la puissance d'un dieu non-agissant,
ou la "négativité sans emploi". La ruine
du sens se réalise dans le retour du fragmentaire, mais
non plus comme éclatement, pluralité de fragments,
mais comme flux, selon l'image bataillienne : comme "fleuve"
et comme "océan".
Matilal avance un "principe d'expressibilité" pouvant être traduit par un principe de compénétration de l'expérience et du langage23. Il se réfère en ce sens à Bhartrhari pour qui il n'y a d'éveil de la conscience si cet éveil n'est pas "interpénétré" de mots. Le principe d'expressibilité du language est l'"essence de tout éveil (perceptif ou autre) et de toute pensée"24. Matilal soulève l'objection au "langage privé"25, rappelant que l'usage du language nécessite de suivre une règle, donc de répéter une opération, et ainsi définir une "pratique"26. Mais le sens de la "pratique" n'élimine pas l'hypothèse d'un "phénomène mental privé". N'est-ce pas réactiver l'ineffabilité d'un niveau d'expérience infra-langagier ? La position de Matilal trouve écho dans le "concept phénoménal" (phenomenal concept) d'Alston27. Alston, proposant une approche proprement phénoménologique de l'expérience mystique - qui est en fin de compte une méthode herméneutique touchant à l'expérience telle qu'elle se donne dans son récit : c'est donc une "phénoménologie" de l'expérience à son niveau scripturaire -, prône un "modèle perceptuel" (perceptual model) où le contenu des données des sens n'est pas abordé, mais où est examinée la façon dont Dieu "apparaît" dans l'expérience, posant le mode d'apparition de la divinité, de la révélation, à l'horizon de l'expérience. Il établit une hiérarchie de concepts susceptibles d'ordonner et de spécifier les "qualités phénoménales" (phenomenal qualities) relatées dans le récit d'expérience. Le "concept phénoménal" désigne un sensible élémentaire idéalement dépouillé de qualité, de sensation "subjectives"28 : le visible, et uniquement le visible tel qu'il apparaît... Son apparition a donc le sens du trope présumant d'un contenu conceptuel à venir. Un "concept comparatif"(comparative) concerne un objet dont l'apparition est attendue, concept liant l'objet révélé à la révélation escomptée. Un "concept doxique" (doxastic)29 stigmatisant le type d'adhésion, de "croyance" (belief) auquel l'apparition peut donner corps. Un "concept épistémique" (epistemic) en quoi une apparition fonde, induit, postule ou justifie une croyance (légitimant le niveau "doxique" de la conceptualisation). Ce dernier degré causant et formant le contenu d'expérience - "phénoménal" - du premier degré accrédite la "thèse contextuelle" (contextual thesis), thèse que nous retrouvons chez Bataille sous la forme de la "servitude dogmatique". C'est le travail du discours, compositionnel, qui sans être interrompu continue d'oeuvrer contre la nudité de l'expérience pure30, contraignant le réalisme immanent à l'expérience, sous le joug de l'activité serve du langage... Or, "ce qui compte n'est plus l'énoncé du vent, c'est le vent", écrit Bataille. La trahison est cependant nécessaire, en vue de communiquer l'expérience, et par le "projet" indissociable du discours d'atteindre le point de sa propre disparition. Y-at-il dans l'expérience un a priori matériel infra-langagier qui peut aussi bien laisser ce "concept phénoménal" vide et indéterminable ? La voie herméneutique d'une saisie de la charge expérientielle du concept est-elle possible ?31
Suivant notre acception du concept, nous parlerons du bord et de son intériorité en faisant référence à l'intériorité du désir : le concept répond à sa nécessité la plus propre, contestant l'imposition d'une "fonction symbolique" de la pensée objectivante, et à la contestation de cette nécessité (qui est chez Bataille l'accomplissement de la contestation se contestant elle-même).
Le concept nourrit une générativité propre, en lui-même, il est opérateur - opérateur de la conversion d'une inhérence visuelle, figurale -, et en tant que "concept phénoménal" : "signe" par lequel l'expérience entre, apparaît dans le langage : coupure, blessure transgressive, symptôme "expressif"; et par lequel la pensée entre dans l'expérience : symptôme "impressif", décision.
Devant être abordé isolément,
dans son unicité, et ainsi qu'une donation imprévisible,
immédiate, dans l'expérience, le "concept phénoménal"
dénote
1° la volonté de suspendre toute fonction
symbolique, la construction du fait, l'imposition d'une structure
interprétative, et dans le sens d'une autonomisation de
ce niveau primitif d'énonciation de l'expérience;
mais la "thèse contextuelle" menace de caducité
cette position : c'est la perversion de l'ancrage logique qui
fait dépendre le concept dit "phénoménal"
d'une hiérarchie de concepts...
2° La volonté
d'une sémiotique "réaliste" ou "naturaliste"
de l'expérience, des objets d'expérience, des objets
de perception, dont les signes lisibles seraient génitivement
signes des choses, à l'image d'"effluves" émanant
des objets mêmes. Une "sémiotique naturelle"
suppose une auto-référenciation confinant au non-sens
du point de vue d'une intelligibilité positive; d'une chose
qu'elle soit d'abord "expression de soi" en deçà
d'une signification, de la constitution d'un sens. Ceci impose
l'unicisme de chaque élément, et sa coupure d'avec
son topos gnosique, référentiel. Plus avant, c'est-à-dire
par delà les caractères perceptifs d'une première
"expressibilité" de l'objet (matière,
forme, couleur, etc.), il faut à chaque élément
un approfondissement que seul un acte volitif, subjectif, peut
promettre. Dans le champ de l'expérience et du langage,
les objets devront être livrés au jeu de leur parodie,
de leur transformation, par une certaine activité perceptive
et langagière, au jeu de leurs formes. Georges Didi-Huberman
dit à ce propos de Bataille qu'il "procède
à une sorte d'expérience théorique, il expérimente
une forme conceptuelle, logico-temporelle, dans un champ qu'il
qualifie lui-même de "concret", celui des "aspects",
celui des "formes visibles" (...). La valeur d'usage
de la dialectique chez Bataille n'est donc pas de nature axiomatique :
elle est, d'emblée, d'ordre
heuristique"32.
Bataille
veut subordonner le langage au réel, et saturer la contradiction
et l'antagonisme aporétique inhérent à l'énoncé,
à la philosophie, afin que celle-ci soit détruite.
Une perception première en son apparition dans le langage,
dans le discours ("apparition" d'un mot, d'une métaphore,
d'une phrase, d'un "concept phénoménal",
ayant une valeur cognitive) devient depuis une "unité
d'expérience", ou une unité de sens dans l'expérience,
une méthode par le travail compositionnel et constructiviste
du "projet", de la pensée discursive - "scolastique"
- de l'expérience. En second lieu, c'est cette même
fonction contextuelle et constructiviste qui doit être à
son tour contestée, dans un retour à une phénoménalité
comme non-savoir (c'est en sorte le résultat paradoxalement
négatif d'une négation de la négation),
signe de l'échec du langage comme "composition",
fonction symbolique totalisante d'une expérience, et symbolisation
d'un événement - cet échec est le symptôme
-.
Si l'intelligibilité d'une expérience distincte de l'expérience commune - pour Alston, l'intelligibilité de l'expérience "mystique" - ne se laisse pas saisir et déployer par une conceptualité et une catégorialité usuelles, il semble que lorsqu'on parle d'expérience "souveraine", l'effort de description et de compréhension de cette expérience doit prendre source dans l'intelligibilité propre de l'expérience. Le "concept phénoménal" d'Alston est un noyau descriptif d'un fait d'expérience, d'une "apparition" dans le champ perceptif; un "instantané" dont la fixité ne permet pas que l'on satisfasse à un réalisme fluent de l'expérience, ni à une suspension du contexte" (c'est-à-dire à une "expérience pure"). "Pourquoi l'empirisme et l'intellectualisme échouent-ils à comprendre l'hallucination et par quelle autre méthode aurons-nous chance d'y réussir ?", interroge Maurice Merleau-Ponty33. Parce que l'hallucination est ramenée au présumé "connu" dans la perception. Or la catégorialité d'Alston est toute entière et en elle-même cette structure "contextuelle" imposée depuis un schème pré-requis dont la méthode qui en découle ne peut que se borner à une herméneutique littéraire sans fondement expérientiel, qui ne pose pas le problème de la phénoménalité hors-langage et dans le langage. Elle tend à ramener l'inconnu de l'expérience au connu, celui dans le langage qui traduit une expérience in absentia. Suivons Merleau-Ponty; l'hallucination subit les mêmes critères d'une expérience perceptive aux confins de la perception qu'a décrite Bataille... "L'hallucination désintègre le réel sous nos yeux, elle lui substitue une quasi-réalité, des deux façons le phénomène hallucinatoire nous ramène aux fondements prélogiques de notre connaissance et confirme ce que l'on vient de dire sur la chose et sur le monde"34. Merleau-Ponty critique "la réduction de notre expérience à des objets, la priorité de la pensée objective qui, ici aussi, détourne le regard du phénomène hallucinatoire"35. Il y a, poursuit Merleau-Ponty, "une fonction plus profonde sans laquelle l'indice de réalité manquerait aux objets perçus (...). C'est le mouvement qui nous porte au-delà de la subjectivité, qui nous installe dans le monde avant toute science et toute vérification, par une sorte de "foi" ou d'"opinion primordiale", - ou qui au contraire, s'enlise dans nos apparences privées"36. Double mouvement, donc, d'activation d'une intériorité subjective et d'une extériorité phénoménale prélogique. L'"indice de réalité" ne saurait se restreindre au réquisit de l'inférence d'une réalité existante qui octroierait à cet indice une valeur de vérité. C'est de la suspension de l'inférence que devient possible la pensée de ce noyau fictif de l'expérience, la pensée de son espace propre, irréductible aux caractères et limitations du visible; la pensée de sa temporalité propre, autre que celle, métrique, que des nombres jalonnent. Le rapport au non-sens, à la fiction, établit que la pensée ne peut plus se produire hors de l'image, d'une image de l'expérience37.
"Je ne dirai qu'un exemple de
mot glissant. Je dis mot : ce peut être aussi bien la
phrase où l'on insère le mot, mais je me borne au
mot silence. Du mot il est déjà, je l'ai dit, l'abolition
du bruit qu'est le mot; entre tous les mots c'est le plus pervers,
ou le plus poétique : il est lui-même gage de sa
mort"38.
De même que le glissement de symbole en symbole
nous conduit à une vacance du symbole, il y a une pente
du sens dans le mot même - dans le symbole comme en toute
unité signifiante - qui en niant (ou en saturant) sa charge
sémantique le rend à une image, à un son,
ou à rien. Mais ce rien - ou l'inconnu - que décrit
Bataille n'est pas le vide de tout sens, mais la plénitude
d'un champ sémantique indifférencié : celui
de la multiformité des possibles que nous propose l'image
poétique. La phrase, à un certain point, s'apparente
au mot (c'est ce qui rend délicate la précision
de l'unité de sens, du concept, dans la pensée de
Bataille); elle ne dépend pas de la distributivité
et de la combinatoire de signes que la grammaire définit.
L'alignement "mot à mot" composant une phrase
est encore différent du jaillissement du mot seul ou du
flot insécable de la proposition, et ce jaillissement est
celui d'une forme, d'un "aspect". La phrase, la proposition
voudrait reproduire une morphologie ou des propriétés
de l'espace de l'expérience, imiter des propriétés
de continu et de plasticité, de continu et de discontinu,
où la prédication transporte dans le langage une
vision hétérologique du vivant, une force de contagion
menaçant identité du sujet de l'expérience.
"Le langage manque parce que le langage est fait de propositions qui font intervenir des identités", écrit Bataille... "On est obligé d'ouvrir les notions au-delà d'elles-mêmes"39. On doit y lire une dénonciation de l'activité prédicative, et donc judicative, de toute pensée - de toute pensée se déployant dans le langage, lui étant consubstantielle -. La structure nodale du jugement prédicatif, noyau de toute syntaxe et de toute conceptualité, instaure et reflète un espace de l'expérience commune, de l'expérience perceptive de la conscience d'objet, indiquant 1° un rapport articulé du sujet du voir à l'objet perçu; 2° l'inhérence de qualités à un substrat, sujet de la conscience, soit : 1° la position (comme position d'objet); 2° la réflexivité (comme conscience de soi, et identité). A ce titre premier, si l'on parle justement d'identification, d'assimilation, on ne peut déduire qu'une identification logique; on ne parlera que de contamination ou de contagion faible. Il n'y a dans la prédication que d'assimilation "faible" car le substrat n'est pas l'unité intégrative de ses prédicats : il demeure substrat, distinct de ses prédicats. La saturation de la prédicativité peut introduire une identification alogique, une contamination forte, et nier le rôle premier de la prédication, vers la perte même du substrat en tant que support uniciste40.
L'activité prédicative a ceci d'essentiel du point de vue de toute théorie de la connaissance qu'elle sert l'inférence et le concept. Ces deux instances sont précisément celles auxquelles la pensée, suivant Bataille, doit se soustraire : l'inférence (d'une réalité, d'une substance, d'un résultat d'opérations de pensée - c'est-à-dire d'une vérité-), et la conceptualisation (la synthèse "homogène" d'un divers, d'une expérience intrinsèquement contradictoire, hétérogène, d'une intuition...).
Le sens de ces "contagions" forte et faible réside dans la valeur cognitive et économique que soustend la prédication. La "représentation homogène du monde"41 est à la base et au faîte du travail de la science, science dont les "données" sont les "résultats de l'appropriation"42. "L'homme ne s'approprie pas seulement ses aliments mais aussi les différents produits de son activité (...). De telles appropriations ont lieu par le moyen d'une homogénéité (identité) plus ou moins conventionnelle établie entre le possesseur et l'objet possédé"43;. Or en tout ce que s'attribue un sujet sommeille le "déchet" de l'appropriation qui, une fois mis à nu, se manifestera dans le retour excrétoire et effusif de l'hétérogénéité brisant toute totalité, toute la totalité de l'ipse parvenu au pinacle. La pensée, la science sous l'emprise de ce rapport à l'objet se solde irrémédiablement par la fonction symbolique unificatrice et totalisante de ses objets. "L'intérêt de la philosophie résulte du fait qu'à l'encontre de la science ou du sens commun elle doit envisager positivement les déchets de l'appropriation intellectuelle. Toutefois elle n'envisage le plus souvent ces déchets que sous des formes abstraites de la totalité (néant, infini, absolu) auxquelles elle est incapable de donner d'elle-même un contenu positif : elle peut donc procéder librement à des spéculations qui ont plus ou moins pour but d'identifier suffisamment en fin de compte un monde sans fin au monde fini, un monde inconnaissable (nouménal) au monde connu (phénoménal).
Seule l'élaboration intellectuelle à forme religieuse peut dans ses périodes de développement autonome donner le déchet de la pensée appropriatrice comme l'objet définitivement hétérogène (sacré) de la spéculation"44.
La science indissociable de ceux qui la produisent l'est en raison des déterminations d'une communauté qui a pour bases un principe de "commune mesure" et la censure de "l'ensemble des résultats de dépense improductive"45. L'homogénéité dans la science (et dans l'analyse socio-économique) se définit par la "commensurabilité des éléments" et la "conscience de cette commensurabilité" (ibid.). Mais encore, la science dépend de déterminations émanant du sujet connaissant : une certaine "pratique" de la pensée dans son rapport à l'objet serait propice à renouveler le sens et la valeur de l'expérience et des objets qui se donnent dans l'expérience. Cette pratique, Bataille lui a donné le nom d'hétérologie - "ce qui vient matériellement perturber l'appropriation cognitive du réel"46. C'est seulement de cette exhaustion de l'objet de la "sphère d'activité" de l'appropriation et de la projection faibles qu'il devient une menace de contamination forte, de perte d'identité, de substantialité pour le sujet47. Il devient en lui-même "incommensurable", et il s'inscrit désormais dans un espace de relations à d'autres objets sur le mode de l'incommensurable, de l'amorphe, du non-métrique. La contamination forte n'est rendue possible que lorsque le "déchet", ou le "défaut d'ensemble" est réveillé au sein de l'élément objectif de l'attribut.
Insistant sur le "contenu émotionnel" (emotional content) de l'expérience mystique, B.K.Matilal cite Ramakrishna : "Je me suis complètement dissous et je suis devenu un avec l'océan. Comment puis-je mesurer l'incommensurable ?"48. Dans Sur Nietzsche, Bataille faisait référence à Ramakrishna, rapportant ses paroles qui exaltaient un dieu joueur, sans raison, sans réalité autre que celle du jeu3. Si, dans le contexte hindou, l'"océan" symbolise la conscience de Brahman, il désigne pour Bataille l'"immanence" (comme "extase immanente") que selon lui Ramakrishna atteignit. "J'ai le mot du jeu", avait dit Ramakrishna, "mot du jeu" ou "l'amour", dit Bataille. C'est dans ce jeu de l'imanence que la limite entre sujet et objet s'amollit, que la contagion forte confine à la compénétration.
La pensée doit d'emblée adopter la latitude du champ entier de l'expérience humaine. Au début du chapitre VI du Coupable intitulé "Inachevable", Bataille écrit : "La pensée réfléchit l'univers et c'est la chose la plus changeante : elle n'en a pas moins la réalité de l'univers"4949. Allant jusqu'à l'identification du sujet à l'objet, Bataille ajoute : "le sujet l'objet et leur fusion ne cesseraient pas de changer, en sorte qu'il existât, entre l'objet et le sujet, plusieurs formes d'identité. (...) Cela signifierait que seuls des fragments sont en jeu : le réel n'aurait pas d'unité, serait composé de fragments successifs ou coexistants (sans limites invariables)". Dans cette réflexion qui n'a rien du miroitement des analogies et du savoir clos, la limite entre pensée et objet s'évanouit : il y a identité instable (ou "communication"), et "identité" qui serait le substrat unitif de fragments (objets, savoirs) se déformant, se transformant. "J'ai tracé le chemin menant au point même où s'écoule en entier le fleuve des êtres. Sans arrêt, ce fleuve d'ivresses et de souffrances se perd dans l'océan qu'est la gloire : la gloire, qui n'est la possession d'aucun être en particulier"50. Etendue de la gloire conforme à son onction sur toute chose : elle est l'aspect. La morphologie du concept (de la détermination du sens) est telle : "possession d'aucun être en particulier". Sans cesse transformé, il est également cet espace du langage dans lequel entrent et sortent des objets en incessante transformation.
Bataille nomme "réalité indéfinie" ce qui dans l'expérience ne relève pas d'une réalité immanente d'éléments capitalisables, de la "nature" comme donnée à l'appropriation cognitive "faible"... "je l'appelle, quelquefois, l'impossible, et c'est : ce qui ne peut être saisi (begreift) d'aucune façon, que nous ne pouvons toucher sans nous dissoudre, qu'il est asservissant de nommer Dieu"51. La "réalité indéfinie" est celle du déchet de l'appropriation homogénéisante; elle ne peut être "saisie" et recouverte par un concept; elle est de tout objet le point d'identification.
Toute attribution, toute prédication met en rapport d'identification "faible" deux valeurs; c'est le sens nietzschéen du jugement qui est une évaluation - de la pensée qui est une pesée -, et qui peut être au titre d'une identification "forte" une réévaluation, dans le sens d'un "renversement de toutes les valeurs", de la trangression par laquelle les "valeurs" rattachées à "sujet" et "objet" sont liquidées afin qu'une autre pensée de l'expérience puisse voir le jour.
La prédicativité, et en général l'activité du jugement, servant des relations cognitives de "contamination forte" devient dans le langage de l'expérience la saturation de l'attribution, de tout l'énoncé, saturation que promet l'image poétique, les usages de la métaphore.
Condamnant l'irréalité utilitaire et instrumentale du langage au profit de l'irréalité poétique, Bataille condamne par là ce qui dans le langage suture les possibilités mêmes de connaître qui reposent sur un désir de dépassement du connu. "La poésie mène du connu à l'inconnu", et ceci par la force de l'image, dégagée de l'emblème, du symbole apprêté, qui fait irruption dans le langage. "Quand la fille de ferme dit le beurre ou le garçon d'écurie le cheval, ils connaissent le beurre, le cheval.(...) Elle [la poésie] peut ce que ne peuvent le garçon ou la fille, introduire un cheval de beurre"52. Deux mots - qui sont aussi dans l'esprit de ceux qui les énoncent deux images se rapprochant jusqu'à "déchirer" leur unicité, leur référence, dans une nouvelle image : une figure. La "valeur" aspectuelle de cette génération de sens a l'apparence du non-sens, de la non-valeur dans la sphère "utilitaire" du langage. Il y a donc deux voies qu'empruntent le langage et la pensée afin de créer, ou plutôt de recréer du sens : 1° par une forme de prédication par "contagion forte" (dans l'assertion qui identifie un attribut "impossible" au je, dans l'adjectivation); 2° par l'image poétique. Ces deux voies n'en sont qu'une sous le mode du dispositif spéculaire qu'elles suscitent; c'est la force de l'image dans le langage qui rend possible une création de sens, l'ouverture à l'inconnu.
"La métaphore c'est l'informe
- l'état
fluide"53.
"L'image poétique,
si elle mène du connu à l'inconnu, s'attache cependant
au connu qui lui donne corps, et bien qu'elle le déchire
et déchire la vie dans ce déchirement, se maintient
à
lui"54.
Image au caractère immédiatement
insubordonnable, mais ne se dissout pas quand il faudrait céder
la place à une "communication" sans "forme".
Le rapport de la métaphore à la vérité
se pose comme rapport au voir. La métaphore donne à
voir, c'est un truisme. Mais elle coudoie la théorie comme
possibilité de voir le sens. La métaphore n'est
pas simple promotion de la vision dans le sens de l'immédiateté
d'un donné perceptif, mais elle montre tout en masquant.
Moment du concept où celui-ci est encore membrane sensible
à la multiplicité et à la fluidité
d'images - et, pour Bataille, d'images héritées
de la réalité vivante, des intensités élémentaires
qui nous traversent et s'aggrègent par "chance"
en un "moi" -. "La métaphore, écrit
encore Paul Valéry, multiformité du changement
possible"55.
Sarah Kofman a parlé d'un "oubli originaire"
de la métaphore. "L'activité métaphorique
toujours déjà "oubliée" est refoulée
secondairement par un abandon délibéré au
profit du concept, de la logique et de la
science"56.
Dès
que l'on interroge l'activité fondatrice de sens, on touche
au non-sens, comme la générativité fondatrice
de sens du concept touche à ce qui semble étranger
au concept. Claudine Normand a examiné d'une part le statut
fondateur de la métaphore en science, et d'autre part l'"effet
de connaissance" de la métaphore qu'elle a critiqué
cette fois en tant que pseudo-fondement des discours
scientifiques57.
Dans la formation des concepts fondamentaux de la psychanalyse,
elle évoque le moment d'indétermination, des "notions
confuses" dont le contenu n'est pas clairement défini,
soit qu'il s'agisse de concepts importés d'autres champs
(cas de "migration conceptuelle" (Pontalis) et devenant
métaphores dans le champ d'accueil), soit de forçage
associatif, intuitif où l'idée, l'intuition se révèle
par image. La métaphore dépend de l'axe paradigmatique,
axe des "associations" où s'articulent la mémoire
et
l'intuition58.
Mais l'"effet de connaissance" qui
se rapporte finalement à un effet de conceptualité
contrarie la poéticité même de l'image, où
l'intelligibilité se dévoile d'abord dans l'inintelligibilité
(l'intelligibilité étant pour ainsi dire à
créer), où la figurativité même se
dévoile dans l'infigurable, l'irreprésentable. La
poéticité d'une image promet ce que l'intention
ne peut viser : elle est l'inadéquation au sein de toute
visée intentionnelle. Sa profondeur est infinie, au sens
de son infinie richesse de possibles; elle réunit en elle
les conditions d'une création de sens, et d'une expérience
nouvelle.
Du trope elle assure le passage à la fiction théorique en donnant accès à un dispositif spéculaire, figural. Elle donne des idées en spectacle, elle donne un théâtre à la pensée : la théorie59.
George Didi-Huberman parle d'une "image
venue s'imposer, en toute impatience, là où un
philosophe eût exigé que se déployât
l'hégélienne "patience du
concept"60.
L'image dans le texte, comme métaphore, fait écho
à une image, une vision; elle manifeste la possibilité
de l'"ouverture des notions au-delà d'elles-mêmes",
la possibilité d'un retour à l'image, à une
expérience du visible61.
L'image de l'expérience
Si le contenu de l'expérience extatique se soustrait au langage, ce contenu ne semble cependant pas "infigurable". Il y a bien une "figurabilité" au moins partielle du contenu de l'expérience bataillienne de l'extase, une sorte de géométrie élémentaire, dans une série de figures que Bataille nomme : le point, le vide, l'étendue (bien que ce dernier terme ne trouve pas de développement explicite dans le texte bataillien). Or ce sont là des "figures" dans lesquelles on serait bien plutôt tenté de voir les désignations par excellence d'une "infigurabilité"; elles sont pour Bataille figurations de mouvements, de tendances. Dans l'alliance de mouvements contraires se dessine un espace de l'expérience : morphologie imaginaires du volcan ouvert, de l'arche dans Madame Edwarda, mouvements déhiscents d'une fleur, lieux de l'agôn61.
"Tout savoir en tant qu'intentionnalité suppose déjà l'idée de l'infini, l'inadéquation par excellence"62. C'est de cette évidence certaine que s'initie pour Bataille le mouvement du savoir. Mais entre ces deux positions il n'y a pas une simple analogie : ce qui se soustrait à l'appréhension du savoir s'y soustrait en raison de l'infini qui se tient au coeur de l'objet présumé d'un savoir. L'infini qualifie la profondeur du sensible dans l'objet que nous circonscrivons, et sa nature mouvementée qui le rend, à la mesure de notre inconnaissance, inachevable. "Infini" est aussi l'attribut d'une générativité et d'une consomption incessantes. L'ouverture pratiquée dans la connaissance par le jeu ouvre l'objet hors de toute proportion, elle est son approfondissement, ou son extension, selon "une équivalence entre l'objet saisi dans l'immanence et les perspectives infinies du jeu"63. "...le jeu est la quête, d'échéance en échéance, de l'infinité des possibles", ouvrant au développement multiforme de l'image et du rêve d'objet, à l'espace amorphe du rêve sécrété par l'objet d'où il se développe et se répand. L'infinité des possibles est comparable à un flux enveloppant où ne subsistent pas les possibles différenciés64. L'espace conditionnant une identification est celui du rêve; l'identification du sujet à l'objet donné en imagination survient sans volonté subjective directrice. Georges Didi-Huberman rappela les conditions de la Darstellung freudienne et de l'apparition du symptôme comme "puissance de déchirure" dans le rêve exprimant "les catégories de l'opposition et de la contradiction en réunissant les contraires et en les présentant en un seul objet (in einem Dargestellt)"65. Bataille avait noté "l'identité de structure entre la fête et le sommeil (échec des actes) donc le rêve"66, fête et sommeil révélant le péril de l'autorité, de la gloire souveraine, et l'échec comme accomplissement de l'acéphalité expiatoire, délivrante. Cette image du rêve dont use Bataille est encore une description intuitive de la spatialité de l'expérience : amorphe, livrée aux déformations, enveloppements et développements semblables à ceux caractérisant L'espace onirique décrit par Gaston Bachelard. "Il y eut continuité entre le rêve et ma réflexion de veille", dit encore Bataille67.
Lorsque nous envisageons une morphologie de l'expérience sur le mode d'un dispositif perceptif essentiellement spéculaire, nous posons d'une part la dynamique du point et de l'étendue, et d'autre part la négation du cadre spéculaire comme "monde de reflets" et par là la possibilité d'une profondeur du sensible. Une première phase d'expérience a pour substrat une réalité spéculaire comme effet de surface, pouvant être qualifié d'espace transitionnel d'une expérience perceptive, et où s'exprime une nouvelle compréhension de la dialectique du concept et de l'extase : l'énoncé de l'expérience et l'expérience perceptive sont rapportées à un même plan d'immanence, un plan se constituant sur le mode d'un homéomorphisme de surfaces stratifiées. Nous avions déjà proposé cette dialectique comme une partition d'espace, "découpage de la réalité"; elle est aussi une distribution de surfaces de réalité, et la scène sur laquelle repose les images, "symboles", objets premiers du désir identificatoire qui, secondement, ajoure le fond ouvert de cette scène. Celle-ci et les figures qui s'y déploient sont la possibilité même de leur approfondissement, en tant que masques - prosopon -, comme le point s'ouvre à sa propre extension déchirante, comme l'"extase devant le point" ouvre à l'"extase devant le vide". La profondeur est une fonction de dramatisation des surfaces. L'approfondissement qui tend à se dégager de la circularité spéculaire signifie l'inévitable dramatisation de la représentation "rassurante"68 où objet et image appartiennent à un même plan, et du sujet qui s'y engage par le regard. Le monde de surfaces est celui des glissements, de la fadeur et de la mollesse du changement : les figures qui y naissent n'en sont pas moins violentes, mais inaptes à informer leur substrat tant que ne persiste pas la dramatisation et le désir qui l'intensifie jusqu'au déchirement non simplement des figures mais de leur substrat même. Et il faut à cette dramatisation qui ouvre à la profondeur le double déchirement de la figure et du sujet origine de la vision.
Les mouvements de la "vie intérieure" dans lesquels ne se distinguent ni un sujet ni un objet doivent aboutir à "la nécessité d'objet"69... "l'objet dans l'expérience est d'abord la projection d'une perte de soi dramatique. C'est l'image du sujet". C'est la forme d'une communication de sujet à sujet, c'est-à-dire de l'intersubjectivité de l'empathie - "le sujet tente d'abord d'aller à son semblable"... - et ce sujet doit être "objectivé" en un point; "un point vertigineux censé intérieurement contenir ce que le monde recèle de déchiré, l'incessant glissement de tout au néant. Si l'on veut, le temps" (ibid.). Mais le point est une "personne", "un je", mais il est la possibilité d'une ouverture infinie de la surface de projection, et il est autant l'instant devant s'ouvrir au temps, au domaine intensif de flux, de ruissellements - la part revenant à une morphologie dynamique de l'expérience -. "Ceci reste du point, même effacé, qu'il a donné la forme optique à l'expérience"70 ; "cadre optique" qui, au demeurant, préserve les positions du sujet voyant et de l'objet perçu.
Le primat de "l'extase devant l'objet" doit céder à "l'extase dans la nuit", sous l'action inévitable et renversante de la contestation. C'est d'une entrée dans l'objet que l'esprit s'achemine vers une nuit qui en ouvrant l'objet à sa propre profondeur l'efface et dissout jusqu'au cadre optique préalable. "Mais initié comme je l'étais à l'objet - et mon initiation avait représenté la pénétration la plus lointaine du possible - je ne pouvais, dans la nuit, que trouver une extase plus profonde"71.
L'accès à la profondeur dans un monde d'effets de surfaces fait écho à ce que Georges Didi-Huberman qualifie d'accès au visuel dans le visible, le visuel étant la surface symptômale que conquiert la profondeur dans son affleurement. Nous ne voyons pas dans le symptôme autre chose qu'un nouvel effet de surface, mais celui-ci est l'annonce d'un déchirement72. Le "visuel" désigne la part infigurable d'un événement qui ne peut totalement remonter en surface, tout en étant le noyau d'une expérience perceptive. Symbole se dit d'une totalité unitive recelant une part infigurable; le symptôme comme déformation, transformation radicale, signe la ruine de la totalité symbolique : il en est le "défaut d'ensemble". Le symbole était une surface entre une intériorité et une extériorité, c'est toujours en tant qu'écran que fut dénoncée sa "fonction fabulatrice". Pour les chrétiens, nous dit Bataille, il n'y avait qu'une "projection ébauchée", due partiellement à l'imposition d'une "thèse contextuelle" mutilant l'extase identificatoire, la percée de l'image. Le symbole est dans sa visibilité une surface "fêlée" qui ouvre à ce que Blanchot appelait une "expérience symbolique", ou pour ainsi dire une expérience "symptômale"73.
Le visage est ce "symbole" privilégié de l'autoprésentation d'un monde fait de surfaces et d'orifices, de la forme et de son approfondissement déchirant - le symptôme -. Le monde est chez Bataille ce visage de pierre du Commandeur surgissant dans un "décor de théâtre"; un masque exprimant à lui seul une certaine modalité de la perception dans l'expérience, et de la possibilité de la fusion identificatoire, posant, nous le verrons, le sujet et l'objet dans un face à face analogisant. Si tel "visage si proche" rend "tout portrait impossible"74, c'est qu'un changement démesuré, un bouleversement de l'échelle, de la proportion, ainsi que le cri (quand ce visage est une bouche démesurément ouverte et l'image d'un son) signent la perte de l'anthropomorphisme et de la mesure humaine dans l'expérience du visible - devenue alors l'expérience du visible déchiré -.
Le masque dans le monde religieux grec n'est pas un signe du divin au sens où il aurait pour fonction de le représenter, au sens d'un signifiant graphique porteur d'un signifié. Sous certaines conditions, le masque doit actualiser le divin, et suppléer à l'absence de la "personne" divine par la présence d'une force. Le masque en manifeste la puissance, et une puissance qui se place du côté d'une hubris, attestant la part tragique d'une force de présentation dans l'image75. Les critères de cette collusion sont les suivants :
1. Sexualisation du masque. Représentation de la génitalité féminine, quand on sait que dans la Grèce, celle-ci équivaut à la seule formalisation de la puissance de l'informe et du changeant, de l'abîme et de la béance de l'indétermination de l'origine.
Les points suivants sont consécutifs à ce présupposé.
2. Actualisation symbolique de la mort. Le masque implique la possible transformation de soi, la possible dissolution de soi (...de l'humain dans la fusion des sexes, la monstruosité...); que l'homme contient en possible le tout autre propre à le supplanter.
3. Caractère opératif de l'objet, dont la vision libère des puissances, des excès, dans l'ordre de l'effroi, ou dans celui du rire76.
"La signification étymologique du mot prosopon "ce qui est devant les yeux d'autrui; ce qui est offert à la vue" demeure très active; beaucoup plus que ne l'est le sens de notre mot visage, qui pourtant lui aussi découle de la notion de visible"77. Le prosopon s'apparente à l'"oeil qui le regarde" car "la conception grecque de la vision ne dissocie pas le voir de l'être vu" (ibid.) - le prosopon identifie une présence qui est un "symbole" où se rencontrent ce qu'il montre et ce qu'il cache.
C'est là une façon qu'a
le monde de se rendre visible, sous l'espèce d'une affection
première. C'est, dans l'expérience, la nature de
l'image qui surgit, se déforme, s'évanouit ou se
résout en un point.
Le geste d'intelligibilité
De la surface à la profondeur, on a observé une transformation du statut de l'objet, et dans son rapport au sujet de la vision. On y reconnaît le même acheminement vers le noyau de l'opération intellectuelle, qui est le noyau unitif de l'expérience et de la pensée. Nous devons d'abord satisfaire à la définition première de la "communication" comme mode d'identité instable du sujet et de l'objet, ainsi que du numen comme geste alliant puissance et impuissance, la joie et le "mysterium tremendum", la terreur - dans l'instant.
Entre le Dionysos et l'Apollon nietzschéen bâille l'intervalle qui sépare l'identification de la représentation, la souffrance du symbole. Il y a un travail de "formation" contre la "force" (l'hybris); un travail "logique", celui de la composition, de la fonction symbolique, du labyrinthe car voué à l'errance dans l'inachèvement du deuil : c'est le travail de la représentation. Et il y a un travail mieux qualifié de "besogne" par Bataille, des formes traitées comme des forces, mettant en jeu des propriétés attractives, répulsives, polaires..., travail d'une "souffrance primordiale", avait écrit Nietzsche, au coeur de l'édifice symbolique, travail d'une acedia perpétuelle dans la tentative toujours recommencée de totalisation de l'ipse et du savoir. C'est le travail paradoxal d'une négativité "sans emploi" car située en-deçà d'une symbolisation qui lui assignerait une place et une limite; travail "symptômal" tel que le définit Georges Didi-Huberman; "travail" du défaut d'ensemble et de la tache aveugle. Mais outre cette souche négative, il y a une opération qui révèle la puissance positive dans cette négativité même -cette affirmation décisive logée au creux des formes de la négation-.
C'est en interrogeant les opérations d'une intuition simple, et de l'empathie, que se profilent les affinités les plus probantes avec le thème de l'identification chez Bataille. Les thèmes de l'intersubjectivité et de l'Einfühlung chez Husserl questionnent toute "chose", et non simplement parce que chaque chose recèlerait intrinsèquement une "teneur subjective", une intériorité, mais parce qu'il appartient au sujet, à l'ego de faire d'une chose un sujet par un acte de fondation qui est un acte de désir. Ce qui se donne dans l'expérience est de fait toujours une "personne" - un prosopon -; l'oeil voit toujours un autre oeil. Le rapport d'objet à la réalité fait place à une sphère d'expérience où tout est vision. La reviviscence empathique enclôt dans la même sphère d'existence les deux subjectivités qui se font face78. "D'autre part il est clair que c'est dans cette sphère de ce qui appartient en propre, de façon primordiale, à mon ego transcendantal que doit résider le fondement de la motivation pour la constitution de ces transcendances authentiques qui dépassent ce qui appartient ainsi en propre à l'ego, qui surgissent en tant qu'"autres" (en tant qu'êtres psychophysiques autres) et moyennant cela, rendent possible la constitution d'un monde objectif au sens courant : un monde du "non-moi", de ce qui est étranger au moi. Toute objectivité prise en ce sens est ramenée d'une manière constitutive au premier élément étranger au moi, sous la forme d'"autrui", c'est-à-dire du non-Moi sous la forme "moi d'autrui"79. C'est d'un socle solipsiste d'une première objectivité et d'une "expérience originelle"80 du "corps unique" que s'établit la possibilité de l'intersubjectivité immédiatement consécutive qui ouvre l'ego à sa transcendance comme étant étrangère au moi.
"Empathiser" est un acte différent d'un acte projectif : il réveille un état, une qualité dans le sujet visible, il présentifie un contenu que l'intention ne vise pas d'abord comme objet. "Empathiser"81 ou intuitionner "dans l'autre son vivre"80 se dégage d'une interprétation même brute d'un état d'esprit, d'un sentiment étranger : l'acte se situe dans un rapport immédiat à l'objet perçu et présentifié. "Chaque Je "voit" "les corps en tant que porteurs de sujets-Je, mais il ne "voit" ("sieht") pas les Je étrangers au sens où lui-même il se voit, il se trouve d'avance faisant une expérience"83. L'empathie est "donnée de l'expérience actuelle immédiate" et "d'une relation intuitive quasi-instantanée"84. Ce "sentiment" (Gefühl)85 de la vie subjective d'un être, d'un sujet, possède en lui-même les règles de son intensification; le sens "analogique" de l'empathie s'ouvre sur la possibilité d'identité du sujet et de l'objet (subjectivé), la possibilité de leur compénétration qui est la condition d'une compréhension et d'un enrichissement du possible idéel pour le sujet empathisant86. C'est pour chaque objet, chaque ego dès qu'il est objet de désir - d'une attention que le désir produit à l'endroit d'objets - que se pose le problème de l'empathie et, par là, d'une intersubjectivité. A partir de l'empathie peut être pensée une intersubjectivité touchant tout objet, tout ego (il nous faut également entendre la "communauté" que désira Bataille comme cet espace voué à une forme d'intersubjectivité généralisée). Nicos Nicolaïdis a parlé pour le bébé au stade du miroir d'une précipitation vers l'objet, "réalisant une "collision perpétuelle" avec le réel (objet absolu)"87. A la condition d'une "force perceptive" dépendant d'une force de désir, le rapport du sujet à l'objet se transforme en un rapport identificatoire selon les deux modes centrifuge et centripète de la projection et de l'incorporation88.
De ce désir d'ouvrir les corps
- de se précipiter vers eux, en eux -, de ce regard tourné
vers la profondeur déchirant l'apparence, Georges Didi-Huberman
mit en parallèle l'"incorporation des ressemblances"
et la voracité d'un désir de
voir89.
Le noyau de l'opération intellectuelle occupe une position problématique, au su de ce que Bataille affirme : la "cessation de toute opération intellectuelle" pour qu'une expérience intérieure soit possible. Mais, paradoxalement, on lui doit de déclarer avoir connu "la plénitude intellectuelle et l'extase"90. Par suite, nous pouvons poser la question du gain d'intelligibilité (même si celui-ci est toujours destiné à une remise en jeu) dans l'expérience bataillienne de la pensée; comment l'identification est un acte de connaissance, ou comment l'extase s'allie à la "plénitude intellectuelle", ou encore : comment l'expérience et la pensée "se touchent" ?
Bataille dit de ses énoncés à l'"obscure apparence théorique" qu'"il en faut saisir le sens du dedans"91. "Ils ne sont pas démontrables logiquement", ajoute-t-il, et : "il faut vivre l'expérience"92... L'unification "de ce que la pensée discursive doit séparer" s'oppose à une "division analytique des opérations", à une "somme d'opérations distinctes" - unification des "contenus divers de l'expérience passée" "dans une fusion" qui a le dernier mot dans l'expérience -. Il faut "rentrer en soi-même" où peuvent être dévoilées les conditions de "communication" et de dissolution de l'intériorité comme ipse...."Rentrer en soi-même" afin d'y puiser les valeurs et l'autorité transfigurés et transfigurant ensuite l'expérience de vie et la pensée. Quand Bataille parle du "dédale" dans lequel il put se perdre à volonté, et se livrer au ravissement, il dit avoir eu recours à "un passage précis" par lequel il accédait à une "démarche intellectuelle" compréhensive. "L'analyse du rire m'avait ouvert un champ de coïncidences entre les données d'une connaissance émotionnelle commune et rigoureuse et celles de la connaissance discursive. Les contenus se perdant les uns dans les autres des diverses formes de dépense (rire, héroïsme, extase, sacrifice, poésie, érotisme ou autres) définissaient d'eux-mêmes une loi de communication réglant les jeux de l'isolement et de la perte des êtres"93.
Si le rire demeure absent de la vision, de l'intellection, l'univers même n'est qu'une "notion vide"94. "Je ne vois pas un objet dont je n'ai pas ri"95. Le rire, toute effusion est une culmination d'affects qui a pouvoir de retirer l'objet de la "sphère d'activité", de son contexte, de l'usage et de son utilité, afin de lui donner une véritable positivité d'objet réel et d'objet de pensée.
"Je n'ai pas écrit de livre mais j'ai pénétré par une vision dans l'instant ce qu'est le rire"96. Pénétrer par une vision est une autre façon de dire l'activité de l'intuition. Le noyau intellectuel de l'expérience compréhensive de Bataille est en premier lieu une expérience intuitive, et dont il décrit les opérations, les étapes qui mènent à une intuition simple. Il décrit comment deux images, deux expériences que rien ne faisait communiquer, qui semblaient même s'exclure mutuellement, se repousser l'une l'autre, étaient finalement vouées à s'acheminer vers "la perspective de l'unité"97. Et c'est la même concentration de la pensée qui est appliquée à la réflexion inscrite, au livre entier, malgré le refus des développements "scolastiques" reflétant l'expérience98. En l'"unité de point de vue qui toujours est celui de la vie sensible" s'exprime la première opération de l'intelligence : répondre à la sensibilité qui est aussi la sollicitation du monde qui, au fond de lui, est la "réalité indéfinie" de la part maudite. Un miroitement de possibles, un jeu d'images, de transparences et de répétitions, donné dans l'expérience sensible, à la faveur d'une "précipitation" des battements du coeur, se perdent en une seule image. L'opération de l'intuition bataillienne est ce mouvement même de condensation d'images en un point, images qui sont des attracteurs investis d'un désir, d'une charge affective. L'unité de pensée qui s'y forme est la voie de l'ouverture de la chose pensée à sa propre profondeur. Le jeu d'attractions et de condensation d'images nécessite la même persistance, la même concentration qui au cours de la méditation suscitait d'abord des images multiples, dramatiques, puis les détruisait dans le point qui initiait leur déchirure. A toutes ces images de désir doit se prêter une faculté de liaison et de déliaison afin que celles-ci s'acheminent vers le point, c'est-à-dire que d'un ensemble confus d'images naisse une ponctualité "ipséelle" dans laquelle culmine deux affects, deux images en conflit. Ce geste affectif, ce geste d'intelligibilité qui unifie est l'excès effusif de la dramatisation, du rire ou de la "joie suppliciante". Dans l'instant, écrit Bataille, et "sur le plan de l'esthétique, j'atteins la plus pure forme de l'extase (qui justifie les descriptions connues; embrasements, joie excédante", et il ajoute que "les sentiments communs de beauté, de plaisir, de laideur, de douleur, du tragique, du comique, de l'angoisse... répondent aussi à des moments d'importance plus grande de l'instant donné, mais le souci du temps à venir y conserve la première place"99. Les "conduites souveraines apparentes" que nous avons distinguées de l'activité pleine de la souveraineté déterminent les charges affectives qui conjuguent en elles désir, image poétique, effusion...). Le noyau de l'intuition condamne la durée et l'autorité, il est avant toute chose une expérience "esthétique" - ou bien plutôt esthésique - qui dans l'instant, l'immédiat, le temps "hors de ses gonds", contrarie toute possibilité de totalisation en une fonction symbolique. Mais si une "expérience symbolique" totalisante est possible, elle l'est dans l'instant. Bataille distingue le niveau esthétique, immotivé, dans l'expérience du "plan de la connaissance"100 où la contestation accomplit la conversion nécessaire de la négativité de l'instantanéité de l'expérience en une "méthode", une "discipline", enfin : une pensée, qui aura à son tour pour fin l'immédiat. C'est par ces "mouvements de pensée" que sont posés des "objets de pensée"101.
"La vérité que poursuit la science n'est vraie qu'à la condition d'être dépourvue de sens, et rien n'a de sens qu'à la condition d'être fiction"102.
Le sens du refus d'une appropriation cognitive du réel était d'extirper l'objet du rayon du désir afin que, devant "glisser" vers d'autres objets, le désir ne soit plus, d'objet en objet, que désir de désir. Bataille avait ainsi à créer les conditions mêmes de transformation du cadre optique de l'expérience commune, du "fond d'objet", en niant et rejetant les valeurs cognitives du contexte de l'"activité" (valeurs liées à la nourriture, à l'utilité, etc...). Mais l'avidité ainsi détournée du plan d'objets de la sphère "utilitaire" de l'activité s'en trouve modifiée et intensifiée, à la mesure du désir. La voracité, les images de la voracité, de l'avidité, sont autant des "formes spatiales de l'expérience"103 actives, par lesquelles s'incorporent les ressemblances. "La ressemblance incorporée"104 fait de l'incorporation un modèle de la fusion, et un modèle du corps unique unissant en lui deux corps à la fois les plus ressemblants et les plus dissemblants. La conformation (Gestaltnis) avait pour Böhme le sens de la forme propre à un corps singulier, sa "signature", comparée à un luth dont la résonance réveillée par une main, une volonté, révèle la "tonalité", l'accord et la hauteur qui sont l'expressivité propre de ce corps. C'est une "volonté de connaissance" qui rend possible ce réveil de la forme, du "centre de la nature"105. Et l'expression de chaque chose de chaque corps selon sa propre conformation est ce langage naturel (Natursprache) d'où se dégage un principe d'"expressibilité" vouant tout rapport cognitif entre deux êtres, deux corps, à une intersubjectivité, mais à une intersubjectivité où tout sujet dépend d'autrui sur le mode de la compénétration et de la contagion. Le "glissement de l'un à l'autre" et la "compénétration" ne sont possibles que dans une acceptation pulvérisant l'obstacle réactif, le mur, le refus. "L'intensité du contact, par là du sentiment féérique, est fonction d'une résistance"106. Bataille ajoute que "ces contacts sont hétérogènes", que de leur confusion agonistique se forme l'insensibilité de leur conciliation : l'état de communication est dans la durée de son accomplissement cet espace intermédiaire, insulaire, au milieu d'eaux tumultueuses, du ruissellement qu'est chaque être; un noyau de gel, un noyau inertiel où se figent et se désarment la violence, le rire, l'érotisme d'où procéda la fusion. Le "spectacle" est le principe de la contagion et du rayonnement de la "compénétration" - du sacrifice -(cf. ibid.). L'acteur, souligne Bataille, veut mourir; c'est de ce point du sacrifice en lequel la souveraineté s'abolit que rayonne l'autorité ainsi expiée qui en se dilapidant atteint le spectateur (la foule) pour le livrer à la fête (au rêve).
Bataille développe la pensée d'une décision émanant du monde des choses107. Il continue d'appeler ce monde foisonnant d'images "l'inexprimable présence réelle", monde qui constitue l'objet de cet autre "état d'esprit décisif et inexplicable" exprimant "une obscure décision", et qui est le contraire de la compréhension intellectuelle et rationaliste". Une "métaphoricité" portant une sémantique "naturelle", éclairant des actes, d'abord ceux de la nature, du vivant, puis ceux issus des décisions humaines. L'étrange poéticité de l'expression "l'inexprimable présence réelle" rappelle l'"aspect" d'une locution de René Char dont la signification est autre, mais dont la similitude d'aspect laisse affleurer les traits sémantiques qui les unissent. "L'inextinguible réel incréé" invoquait chez Char les racines incréées du poème, son origine essentielle ("aspect" est aussi l'une des significations d'eidon). Mais il appartient aux ressources d'une imagination active et du désir de produire une telle langue "naturelle". Par cette opération, une totalité est conquise sous la forme d'une "présence" et d'une "satisfaction entière", et l'intemporalité d'une chose réelle se fait jour. C'est une transformation où un visage, masque d'un corps, d'une chose, devient figure.
"L'imagination consiste à expulser de la réalité plusieurs personnes incomplètes pour, mettant à contribution les puissances magiques et subversives du désir, obtenir leur retour sous la forme d'une présence entièrement satisfaisante. C'est alors l'inextinguible réel incréé"108.
"L'homme a doublé les
choses réelles" écrit
Bataille109,
il les a
"doublées" dans le langage; c'est par le langage
que ces "choses réelles" peuvent encore être
approchées, réveillées dans leur "valeur
décisive", leur expressivité et
leur générativité
propres.
Au paragraphe 154 ("Imagination créatrice") de l'Encyclopédie Philosophique (Propédeutique), Hegel dit de la "forme supérieure de l'imagination" - "celle qui crée" - qu'elle a pouvoir de révéler "l'élément intérieur et essentiel" comme force formatrice de la réalité de l'objet. Cette force construit de l'intérieur le phénomène et l'unifie. Le symbole lie cette force à un mot; "Le travail symbolisateur de l'imagination" fait de phénomènes, de sensibles des représentations liées à ceux-ci "par une relation d'analogie ", et où les sensibles sont représentés "comme leur expression"110.
Pour Baader, l'imagination "crée" une "image vivante en tant qu'Idea formatrix"111. Baader note que Böhme emploie les mots "être" et "image" "comme synonymes". Et cette imagination engendreuse dépend du désir, "mon centre naturel qui enfante", la "création d'un être" dépend de l'introduction "dans ce plaisir de mon désir", bien que l'abandon au désir étouffe notre liberté (Baader prescrit de ne pas "désirer ce qui est imaginé"). La naissance à partir de soi, l'auto-engendrement comme abîme (l'Abgrund, l'Ungrund böhméen) et comme fond (le Grund, la fondation (Begründung)), est toute ascension, toute croissance prenant appui sur ce fond qui est également un fond sans fond. Le feu associé à la brûlure du serpent s'échappe de ce centre en lequel il repose et se stabilise a priori; son milieu (Mitte), son coeur, sentiment (Gefühl) mais dans le sens du Gemuet eckhartien (et chez Baader, la "innere Seele" est le sentiment (Gefühl) et le "äussere Körper" la représentation (Vorstellung)"112. Le feu veut troubler et abandonner ce centre naturel de stabilité. Il veut nourrir l'image et la féconder, lui permettre de produire un corps, dans le désir de corporisation (Leibhaftigkeit).
Si la formation d'un corps fictif est conformation, elle l'est au désir et à l'état culminant auquel ce désir conduit. L'instant que détermine l'état où culminent deux ou une pluralité d'affects antagonistes est l'instant de l'apparition d'un corps comme lieu agonistique, un corps imaginairement double du corps vivant, et qui a la force d'un corps réel. Image du corps trouvant son efficace dans une certaine force de l'imagination et du désir. Dans le rituel tibétain du Chöd l'adepte suscitait une certaine image de son corps, déchiqueté et soumis aux plus atroces souffrances.
Il apparaît d'abord que l'institution d'un corps fictif a lieu tout à la fois dans le visible, le monde de choses, et dans la sphère égoïque du corps propre. Le désir, les affects intensifiés ont cette incidence : qu'ils font d'une image de soi comme d'une image d'objet une image "pathique", de leur perception ce qu'Erwin Straus nomma un "moment pathique"113 donnant à la chose un corps-image dont l'émergence en renouvelle le sens. L'image de la crucifixion, du corps crucifié, une fois coupée de sa charge historique, topique, gnosique, devient un nouvel objet. La crucifixion n'est plus tout à fait l'image pieuse, ou l'un des mystères de la révélation christique - ce n'est plus un symbole - : ce que je vois est la crucifixion telle que je ne l'avais jamais vue auparavant. Et ceci ne peut se produire sans la ressource identificatoire et hallucinatoire du désir : le "moment pathique" de revirginisation du regard et du sens satisfait au fantasme de remodeler la réalité. Recréer la chose revient à lui produire un corps, ce corps étant revient à lui produire un corps, ce corps étant chez Bataille le résultat d'une déformation tératologique de la chose qui se donnait. La déformation monstrueuse, obscène d'un corps, d'un visage renouvelle le visage humain, tout visage humain, et ainsi le présente de nouveau à nos yeux tel un nouveau visage, un visage que nous n'avions jamais su voir.
Cette première incidence, nous l'avons dit, se double de l'apparition d'un corps comme fiction de soi : livré à la perte (laissant le cadavre réel du corps propre) et au maintien des forces disloquantes et annihilantes. Un corps-fantôme qui, comme coupé du monde, est création de monde : il porte la marque, l'onction de cette souveraineté de la puissance de l'otium et de la réserve, de l'incubation des possibles, de la pluralité de visages qui est impuissance à agir. Il est ce regard, cette avidité perceptive qui tient dans sa bouche l'ensemble des objets qui peuplent sa solitude : tout ce qui lui est donné à voir, tout ce que le ressouvenir lui procure. Ce corps est à ce titre symbole comme accomplissement unitif du composite : monstre, réunion agonistique du sujet et de l'objet se soldant par l'inertie. C'est peut-être de cette façon, dans cette genèse du corps fictif que s'expose le processus bataillien de la dramatisation.
La création d'un corps fictif résulte d'une action non seulement perceptive mais langagière. Le langage éclaire le monde à la lumière de ses "figures" : il l'anime, et devient monde pour le monde... "l'homme cherchant l'autonomie (l'indépendance à l'égard de la nature) est amené - par le langage - à situer cette autonomie dans un moyen terme (irréel, logique), mais s'il donne à cet irréel la réalité - la devenant lui-même (l'incarnant) - le moyen terme qu'il utilise à son tour devient lui-même la nature..."114. A ces positions se noue le sens de la médiation nécessaire de la "composition", de la fonction symbolique, et celui de l'induction d'expérience, dans l'incarnation de l'irréalité du langage dans le corps. A l'origine même de la méthode, de la contestation, Bataille insiste sur la "mise en question" native dans le rapport de l'homme à la nature. "L'autonomie de l'homme se lie à la mise en question de la nature, à la mise en question, et non aux réponses qu'on lui fait.(...) Cela veut dire : 1° qu'essentiellement, l'homme est une "mise en question" de la nature; 2° que la nature elle-même est l'essentiel - la donnée fondamentale - de toute réponse à la mise en question"115.
C'est là le premier terme d'un acheminement vers cette révolution du point de vue où sujet et objet ne sont qu'un. Hypotypose, prosopopée... sont peut-être à l'horizon de toute rhétorique, de toute poéticité une façon de rendre la parole aux choses. Le monde se donnait en un masque, un prosopon; il apparaît tout autant, métonymiquement, comme corps. Inversement c'est le sujet initiateur de cette opération de la perception et du langage qui se rend vers ce reflet de la mort qu'est l'inanimé, le coeur insensible et apathique de l'expérience.
Quelle était la folie du dieu dont la puissance s'incarnait dans la folie des hommes ? Elle était, dionysiaque, la mania du délire divin ou celle du corybante. Apollinienne, elle était celle, ascétique, qui plongeait le corps en catalepsie afin que l'âme puisse s'évader du cadavre116. Est cadavre, ou auteur laissé mort devant l'auto-engendrement de l'oeuvre, ce corps rêvé, fictif, qui double le premier, organique, et qui a du se rendre apathique, indolent, afin qu'il lui soit permis de traverser ou de gravir les étapes impossibles de l'Histoire de l'oeil ou du Mort jusqu'à la chute, la chance dans la mort. Les vingt-huit stèles accommodées d'épigraphes - pour chaque page la description lapidaire, propositionnelle, d'une opération, d'une action - qui composent le récit. Le mort évoque un chemin de Croix, les dix-huit "pas" d'Angèle de Foligno, ou encore les "sequelades" de Luis de Leon, les "sécheresses" de l'âme qui la préparent à l'infusion de la sainteté. Bataille n'a-t-il pas en effet décrit la voie d'un assèchement des facultés (des "puissances" confortant l'ipse et l'ordre de la maîtrise), du désir et de la volonté du projet ? La mort a déjà eu lieu, et son avènement rend propice, avenu, le voyage qui éloigne de la mort. Le mort que Marie n'a pas porté avec elle, dans l'auberge d'abord, est rejoint par une sorte d'itinéraire circulaire. Car dès que la présence de la mort est réalisée (sous la forme du cadavre), cette présence ne permet pas qu'on y renonce, que l'on puisse s'en distraire. Assèchement d'un désir qui se détourne de la plénitude d'un corps, d'un geste, d'une parole, obscènes; l'abandon est une déception qui ne se laisse irriguer des expressions du désir fallacieux des plaisirs. L'entrée en scène de la fadeur marque un désenchantement infini - l'amertume de Marie, sa douceur, sa violence, puis sa nausée. Mais dans le récit, l'attente amère se change en excitation, en "java obscène", le déchaînement des corps en lenteur de gestes... déplacement et substitution d'affects menant à une désaffection dernière. L'entrée du Comte (le nain, avatar du bouffon annonciateur nietzschéen) et du mauvais présage, l'annonce à nouveau de la main de pierre froide, celle du Commandeur. La chambre du mort déjà préfigurait la bouche tombale de la terre, entre la chambre et la tombe, la traversée de l'espace agonistique de l'auberge. Faut-il voir ici la sortie de soi comme d'un cadavre, l'égarement loin de la mort comme trace, squelette -"le mort" - qui conduit à coïncider avec la mort comme mouvement - "Marie suit le mort dans la terre" -. Là encore, le récit est celui d'un regard, déplacement d'une attention à la surface des corps, des hauteurs aux bassesses de ce corps symbolique dont les organes sont autant de "symboles" égrenés vers un degré du corps et de l'affection insaississable, un évanouissement, une vacance du symbole, puis du langage.
Bataille a dit parler "un langage mort", et "qui retourne au silence". Du cadavre de la langue, de l'oeuvre, de ce que Humboldt disait être "plante morte", le langage doit s'exhausser dans la générativité d'une activité créatrice. "Le langage même n'est pas une oeuvre (ergon/Werk), mais une activité (energeia/Tätigkeit)"117. Partant de signes de choses particulières, les symboles parviennent "aux idées qu'ils ne connaissaient pas d'avance", "insaisissables en elles-mêmes"118. Alors que l'allégorie propose une "énigme résolue", le symbole révèle la profondeur interrogative de la chose et de l'idée de la chose. Cela vaut du symbole comme question, dès lors qu'il concentre en lui, en une "pseudo-totalité", le questionneur, la chose questionnée et la mise en question. Celui dont le regard "glisse" d'un objet à l'autre est à chaque position d'objet un symbole que les deux visages du sujet et de l'objet composent. Le glissement introduira l'absence d'objet. Ainsi le cheminement du corps au travers de sa désarticulation vers son silence, son impassibilité apathique - ainsi le cheminement de l'oeil et du regard -, est aussi une image de l'expérience du langage : de la force de l'image dans le langage jusqu'à l'impossibilité de tout langage, et de toute image.
"Les dieux à qui nous sacrifions sont eux-mêmes sacrifice, larmes pleurées jusqu'à mourir", écrit Bataille dans ce texte intitulé "Mise à mort de l'auteur par son oeuvre". Il poursuit, sur Proust :..."l'oeuvre ne fut pas seulement ce qui conduisit l'auteur au tombeau, mais la façon dont il mourut; elle fut écrite au lit de mort..."119. Et comme pour attester de la contamination générale de l'oeuvre de la mort, Bataille cite Proust décrivant ces hommes, ces "malades", "les yeux clos, tenant leur chapelet, rejetant à demi leur drap déjà mortuaire" et qui "sont pareils à des gisants que le mal a sculptés jusqu'au squelette dans une chair rigide et blanche comme le marbre, et étendus sur leur tombeau" (ibid.). Dans le texte, l'image les déréalise comme vivants, elle les dépeint en somnambules et encore en entités rêvées. La mort qui les broie ne les préserve pas de simuler encore la vie120. Le gisant apparaît tel le Commandeur, en convive de pierre, pour rappeler l'impossibilité de tout deuil, et l'achoppement face au défaut d'ensemble, brêche par laquelle la mort s'introduit dans le corps, dans la conscience. Si nous voulons prolonger hors de son contexte primitif d'énonciation les catégories de l'activité et de l'oeuvre, nous avons à revenir à ce qui sépare et tient ensemble le désir et l'objet, le désir et l'oeuvre dans la pensée de Bataille. Nous approchons le jeu de ces polarités à travers René Char, Maurice Blanchot et Nietzsche, où ce que recouvre le vocable "désir" échappe par son ampleur à toute définition liminaire; il nous faut rencontrer sa générativité, en le voyant comme l'organe premier de l'opération d'une affectivité génératrice d'intelligibilité. Cette dialectique - de laquelle procède cette opération "affective" - est la matière du lien entre l'expérience et le langage; de leur rapport à une phénoménalité; de la question de la transitivité ou de l'intransitivité du langage.
Quelles seraient les conséquences d'un désir souverain comme de l'activité de l'oeuvre ? L'anéantissement de soi est l'anéantissement de l'a priori structurel, spatial et temporel de l'expérience et de ses objets : le corps, le visible, ce monde de reflets sont appelés à être brisés, sous le feu de la contestation, et de la dramatisation. La démission de la conscience, du corps, et l'assomption du désir de désir ouvrent l'ipse fêlé, le souverain acéphale à l'auto-engendrement qui, privilégiant désormais l'état contre la fixité d'une substance, s'apparente au retour de la phénoménalité, du fragmentaire.
Le moment dernier succédant
à la procession dialectique de l'action et de la contestation,
de l'expérience et de sa contestation dans le langage,
qualifié de "retour du fragmentaire" - adoptant
la locution de Maurice Blanchot - est l'accomplissement du décentrement
de l'ipse et de sa négation comme corps, comme totalité
organique. C'est lui qui, comme fragment, n'est plus qu'un fétu
emporté par le fleuve - c'est ainsi que se distinguait
chez Blanchot le fragmentaire du fragment; le flux de l'unité
stable - : c'est en tant qu'expérience de la conscience
que s'illustre ici la perte de la subjectivité dans la
fusion identificatoire avec l'objet. Mais "objet" ne
signifie là rien d'autre que le temps; l'expérience
du retour de la phénoménalité est celle de
l'irruption du temps dans le "sujet". Le symbole même
résultant de la pseudo-totalité fusionnelle du sujet
et de l'objet se fêle, il devient le symptôme par
lequel se libère l'eau incendiaire de la mort. "Le
temps entre en moi", écrit alors
Bataille121.
Bataille écrit : "Ces ruissellements sont en nous d'une plasticité désarmante. Imaginer suffit, et la forme rêvée prend vaguement corps. C'est ainsi qu'il y a de cela des années, quand ces ruissellements demeuraient en moi diffus, sans objet, je m'étais, dans l'obscurité de ma chambre, senti devenir un arbre et même un arbre foudroyé : mes bras s'étaient peu à peu élevés et leur mouvement se noua comme celui de fortes branches brisées presque à ras du tronc"122.
L'expérience bataillienne exige d'un espace perceptif et psychique qu'il soit énergétique. C'est de cette façon que doit être approchée la teneur proprement phénoménale de l'expérience.
Le "débordement" par lequel le sujet s'excède lui-même et se perd tout entier dans le don est aussi pour Bataille le moyen de définir l'énergie à laquelle se rapportent continuellement l'expérience et la pensée. "Ce qui dans l'effusion est l'excitant est directement l'impossibilité où l'immanence est d'accepter une limite, le débordement : cela je dois le considérer comme une donnée réelle, une décharge générale, une incessante destruction de limites qui seraient la définition (!) de l'énergie, et ce qui serait reçu comme excitant de l'énergie déchargée par le sujet serait n'importe quelle énergie, la fusion de l'objet et du sujet se produirait au moment où tout signe disparaîtrait, où l'objet serait "sans forme et sans mode""123. Le sacré (et tout ce qui a trait à la "réalité indéfinie", à l'incommensurable) se définit comme "excitant négatif", car non localisable comme objet, vu comme opérateur; non "émission d'énergie" mais "interruption"124. "Dans le sacré l'énergie constante du continuum est interrompue mais seulement sur un point" (ibid). Rassemblement d'énergies en un point implique la modification qualitative du continuum, "ce qu'il reçoit en retour est l'énergie arrêtée" ("Le sacré est au fond un choc en retour"). La totalité de "l'énergie du continuum" présente en chaque "participant" est "en entier dirigée vers la victime par la consécration qui la voue à la mort". Elle subit un "arrêt" à la suite du sacrifice, de sa destruction.
"L'essentiel de nos perceptions est perception d'énergie", sensibilité autant à la force de "contagion" de l'énergie d'un seul.
"un cadavre (un excrément) est le signe de l'énergie émise et telle qu'émettant moi-même de l'énergie sur le même mode, je mourrais (je deviendrais moi-même ordure)"
L'"objet de l'activité (excréments, parties honteuses, cadavres, etc...)" "chaque fois traité comme un corps étranger (das ganz Anderes)"125 absorbé ou expulsé - "état d'expulsion (de projection)" - trouve une synthèse, sur le mode d'une unité énergétique : "La notion de corps étranger (hétérogène) permet de marquer l'identité élémentaire subjective des excréments (sperme, menstrues, urine, matières fécales) et de tout ce qui a pu être regardé comme sacré, divin ou merveilleux : un cadavre à demi décomposé errant la nuit dans un linceul lumineux pouvant être donné comme caractéristique de cette unité"126. Telle est la question que Bataille posera à l'économie générale, à l'imitation de la prodigalité solaire, et à l'intensification de la richesse et de la dilapidation.
L'approche énergétique de l'expérience cerne ce terme de l'expérience extatique où l'ipse s'écoule, où la monnaie, le symbole se liquident et s'engendrent à l'excès.
"Les Thibétains, dans leurs exercices d'ascèse, parviennent à changer la vie de telle sorte qu'il leur paraît que l'existence de leur moi n'est plus située dans la tête mais dans une main, dans le torse ou dans toute autre partie de leur corps. S'il était possible de vivre non plus une main ou un pied, de vivre l'inutile chevelure, il semble que rien ne retiendrait plus cette vie au plan du sol, qu'elle ne serait plus qu'un ruissellement perdu de lumières dans un espace noir, qu'elle ne serait plus que l'irrémédiable perte de soi qu'est un fleuve"127.
Le ruissellement apparaît comme un moyen d'unifier les états et la pluralité d'affects, de visages qui nous composent, afin de leur conférer une identité anticipant ce qui ne sera plus le moi intégrateur ignorant de son hétérogénéité. Le ruissellement unificateur est ce flux indivis qui, sur la base du désir, des affects, emporte dans une identité fluente, sans tête ni sujet, ce qui auparavant tenait lieu de relation du sujet à l'objet. Sur la couverture de l'un des cahiers d'écolier sur lesquels Bataille rédigea l'Histoire de l'oeil était imprimé : "Les Phénomènes de la Nature", "Trombe", illustrée par une colonne liant dans l'orage le ciel et la mer défaite. "Pour se défendre contre la dispersion de ces courants en fuite [le monde se donnant "par éclairs"] et la repousser tant soit peu, l'oeil s'exerce à se façonner un lien imaginaire, énergétique, avec les choses. Les objets réels, si gênants, sont déréalisés, attirés dans la boule et mis en quelque sorte à portée de l'énergie intérieure"128. L'action sur le monde est énergie, et la représentation du monde est énergie. "Les choses sont énergie, et le commerce avec le monde est un conflit entre flux d'énergie"129. L'énergie, suivant Loreau, engage une "expérience directe, sans l'intermédiaire du concept, des forces en-deçà du concept"130. La présence de l'autre, de l'étranger, est dispersion, aliénation des forces, aliénation du langage, imitation dissemblante comme "le voyant est imitation du visible"131. Le "point" d'identité de la vision et du voir métaphysique ("d'identité avec soi") est "point d'où naît l'espace et qui échappe à l'espace" et "point d'où naît le temps et qui échappe au temps" ("instant comme non-temps")132.
"LA CHEVELURE...133
La chevelure vol d'une flamme à l'extrême
Occident de désirs pour la tout déployer
Se pose (je dirais mourir un diadème)
Vers le front couronné son ancien
foyer
Mais sans or soupirer que cette vive nue
L'ignition du feu toujours intérieur
Originellement la seule continue
Dans le joyau de l'oeil véridique
ou rieur
Une nudité de héros tendre diffame
Celle qui ne mouvant astre ni feux au doigt
Rien qu'à simplifier avec gloire la femme
Accomplit par son chef fulgurante l'exploit
De semer de rubis le doute qu'elle écorche
Ainsi qu'une joyeuse et tutélaire
torche."
Quoi de plus complice des Chevelures
de Bataille ? Une tête sans visage d'où rayonne un
monde de reflets et de flammes. La chevelure, métonymique,
désigne la totalité d'un être, d'un corps,
d'un visage expressif et d'un oeil, mais plus intensément,
la vie et le tumulte intérieur. La contiguité de
l'oeil et des cheveux, du "feu toujours intérieur"
à la "tutélaire torche", est le déploiement
de l'oeil, dans l'émancipation de son feu.