Sur L'universel et le singulier dans la saudade (Lusophone,
99 pages, automne 2005, ISBN 2-908588-22-6, 13,50 euros),
d'Adelino Braz par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres




la saudade escreve, e eu traslado              Le mot portugais saudade est de ceux qui passent pour intraduisibles. Le philosophe Adelino Braz, grand connaisseur d'Emmanuel Kant, examine cette notion centrale de la culture portugaise. La question centrale qu'il se pose est la suivante : est-ce que la « saudade », comme fait linguistique et culturel singulier, est la manifestation d'une expérience qui relèverait de l'universel ? Chercher des réponses à cette question, c'est explorer le lexique et les usages, afin de cerner la complexité du concept et son aptitude à traduire un vécu commun à tous les hommes.

En premier lieu, l'auteur aborde quelques points d'étymologie. Le mot saudade provient d'un mot latin signifiant solitude, mais est-ce solitudinem, exil de soi, ou bien solitatem, solitude physique ?

Et comment expliquer, dans le début du mot, le passage de soli- à sau- ? Sur ce point, une conjecture fait intervenir deux autres mots latins : salutem, salutation, et salutatem, salvation.

Par ailleurs, l'influence de l'arabe saudana, ce qui rend triste, et celle du berbère Ceudda, ancien nom d'une forteresse d'Afrique du Nord, ne seraient pas à écarter. Mais un autre point essentiel, culturel plutôt que linguistique, est le sentiment que partagent les peuples celtiques dans la contemplation de l'Océan, évocateur d'exils lointains et de future nostalgie du retour.

Dans cette problématique, le rapport du sujet au déroulement du temps est crucial. Un sentiment peut conserver des sentiments passés. Ce qui est passager peut se penser comme éternel, et cette tension entre contraires est un mal que l'on aime, ou un bien dont on souffre. Mais peut-on lui donner un sens au-delà de sa culture d'origine ?

Pour délimiter le champ sémantique de ce terme, il convient de le comparer à des termes de sens voisin : la mélancolie n'est pas la saudade, car il lui manque le désir ; la nostalgie non plus, car elle cesse avec le retour au pays. L'angoisse, contrairement à la saudade, est opaque, et l'ennui est morne. Ce que le catalan appelle añoranza est trop proche du désespoir. Le galicien morriña évoque trop l'enfouissement sous la terre. Dans l'allemand Sehnsucht, trop de transcendance, et dans l'anglais spleen, trop de dégoût de soi. Le roumain doru n'a pas la même ampleur ontologique.

Choisir l'un de ces mots, ou une périphrase comme désir mêlé de regret, c'est faire le deuil de l'original, c'est accepter une perte de sens. Mais peut-on penser la traduction pour qu'elle sache rendre la saudade en tant qu'expérience ? Peut-on penser la traduction pour corriger ses tendances déformantes ?

De telles tendances peuvent provenir d'un souci de clarification. Elles peuvent refléter un phénomène d'allongement qui n'enrichit pas, ou d'appauvrissement qui n'allège pas. Pour leur échapper, le traducteur doit affronter la réalité ethnologique de la saudade, qui entremêle le lyrisme du rêveur, l'obstination de l'homme d'action et un fatalisme incurable. Le Portugal se ressent comme sa propre terre d'exil. Les marins chantent lorsqu'ils sont tristes. Le temps est fait pour être suspendu.

La réalité ethnologique se renforce d'une vision historique. Il existe un mouvement littéraire, le saudosismo, fondé par Teixeira de Pascoaes à la fin du dix-neuvième siècle. C'est l'expression d'une renaissance portugaise. Il dit que l'homme est de pierre et de brume, pedra e nevoeiro. Il dit que si nous étions parfaits, nous serions morts, tout comme l'étrange héros Marânus, que la divinité abandonne au jour de son trépas. La singularité du sujet portugais n'est donc pas une lacune, mais un mode d'affirmation de soi, entre la réalité et le rêve, comme l'observe Eduardo Lourenço dans ses essais sur ce thème.

Ce sentiment peut-il engendrer une ouverture sur le reste du monde ? La saudade peut-elle s'ancrer dans l'universel ? Pour avancer dans l'examen de ces questions, il convient de quitter le Portugal et d'observer les expressions de la saudade dans d'autres aires lusophones.

Pour les Brésiliens, la saudade est le vécu d'un temps parallèle, interne au sujet. Par elle, le corps devient sans organes, comme une foule tumultueuse, un lieu de ruptures. C'est le cadre d'un espace relationnel tragique, construit autour d'un double manque, celui de l'autre et celui du soi.

Pour les Capverdiens, elle exprime la tension entre le vouloir partir et le devoir rester, mais aussi entre le devoir partir et le vouloir rester. L'amour est amertume, comme le dit Jacinto Estrela : S'il ne pleut pas, on meurt de soif. S'il pleut, on meurt noyé (Si ca tem tchube, morrê di sede. Si tchuba bem, morrê fogado).

Chaque culture s'approprie ainsi ce concept. Qu'y a-t-il d'universel dans ces multiples singularités ? Sont-elles des fragments d'un signe plus grand ? Un grand explorateur de cette fragmentation signifiante fut le poète Fernando Pessoa. Il créa, pour en rendre compte, un remarquable outil littéraire : l'hétéronymie, abolissant l'unité apparente de l'âme pour laisser place à la multiplicité des sensations.

Il ne faut pas la confondre avec la pseudonymie : l'auteur ne change pas de nom, il devient autre, il devient plusieurs. Chaque hétéronyme manifeste sa propre saudade. Ricardo Reis éprouve celle de l'instant devenu durée. Celle d'Álvaro de Campos est métaphysique, et vise le monde des possibles. Pour Bernardo Soares, c'est la refiguration du monde. Patrick Quillier, traducteur de Pessoa, s'efforce de rendre chacune de ces saudades dans le ton qui lui convient, tout en préservant leur enracinement dans un dire commun.

C'est cet élément commun, capable de résonner dans chaque être, qui permet d'ouvrir l'espace de la langue vers laquelle on traduit, et de lui faire accueillir ce qu'elle n'a pas l'habitude de dire elle-même, mais dont elle reconnaît la parole, comme complémentaire de la sienne.

Le traité d'Adelino Braz n'est donc pas seulement une méditation sur la saudade, mais aussi sur la traduction. Composé dans une langue érudite, mais lumineuse et enthousiaste, et enrichi d'une sérieuse bibliographie, cet ouvrage contribue intelligemment à une culture de l'enrichissement mutuel des civilisations.