Sur Mythologie de la Saudade (Chandeigne, 207 pages, octobre 2000, ISBN 2-906462-38-1, 18,29 euros)
d'Eduardo Lourenço, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


la saudade escreve, e eu traslado                Ce recueil s'articule en trois parties : « Mélancolie portugaise », « Saudade et histoire » et « Saudade et littérature », plus une préface destinée à présenter au lecteur français la singularité psychologique du Portugal, pays qui a en quelque sorte perdu tout rapport simple avec la réalité empirique, même si, individuellement, les Portugais parviennent à s'y rattacher en cas de besoin.

L'inconfort en présence de la réalité, autrement dit, la mélancolie, est une chose reconnue depuis les temps les plus anciens comme largement indépendante des aspects contingents de notre existence. Sa manifestation en tant que saudade fut autrefois analysée par dom Duarte, roi portugais du quinzième siècle. Dans son traité Le Conseiller Loyal, il la situe comme un amalgame de tristesse, de dégoût et de plaisir. Par la suite, d'autres auteurs parleront de mélancolie heureuse.
       


Almeida Garrett parle de « délicieuse souffrance de cruelle épine ». Cette dimension délicieuse, qui tend vers le paradisiaque, provient de la séduction des souvenirs, bons ou mauvais. Or le temps, comme nous le rappelait tout récemment Adelino Braz, est fait pour être suspendu, et qui mieux que notre mémoire peut nous rendre ce service ? Grâce à elle, quand il ne reste rien de rien, il en reste tout de même quelque chose.

Car l'instant dans lequel nous nous enracinons coule immobile sous le reflet que nous appelons temps. Et comment s'en prendre à ce Temps évanescent ? Une des démarches les plus achevées en ce sens fut celle de Fernando Pessoa. Il engendra, pour rendre compte du temps comme sensation permanente, l'hétéronyme Alberto Caeiro, homme de la jouissance pure. Ensuite, Pessoa s'interroge sur le temps lacunaire, et le confie à Álvaro de Campos, homme des fulgurations éparses et des clartés funèbres. Loin de s'arrêter en si bon chemin, il invente un troisième temps, quelque peu intemporel, qui avance sans avancer. C'est celui de Ricardo Reis, homme de l'évitement de toute fatigue.

Voilà pour le temps. Mais que dit la saudade de l'espace ? Le Portugal est petit et immense, étant à la fois cette mince plage entre la vieille Castille et la Mer Océane, et ce gigantesque embarcadère desservant tous les continents, vaste territoire dont le traité de Tordesillas attribue la moitié à la nation portugaise. La naissance de cette nation est par ailleurs entachée de visions traumatisantes. La construction d'un prodigieux empire, suivi de son abandon total, crée un climat de démesure qui, lui aussit, ne peut que nourrir la nostalgie.

Que l'on songe, par exemple, au fait que le roi de ce pays fut amené, au dix-neuvième siècle, à établir son trône à Rio de Janeiro, sur l'autre rive de l'Atlantique. L'exil devint alors un ingrédient tangible de la lusitude. Le Portugal, en tant que réalité historico-morale, suscite un espace littéraire qui lui est propre. Cette nation s'interroge sur elle-même. Ce peuple aperçoit, en tout ce qu'il touche, l'ombre de l'illusion et de la mort. Mais il jouit aussi d'une intuition flamboyante et exaltée de l'Univers. Et du sentiment que ce sont là deux visions d'un même destin glorieux et tragique. Cette dualité, vécue au quotidien, se montre en filigrane dans plusieurs oeuvres fondatrices de la littérature portugaise. Elle part d'une source bien spécifique, mais elle a quelque chose à dire à chaque homme sur terre, que le Portugal soit pour lui une contrée proche ou lointaine.

Cet ouvrage, écrit dans un style sobre et lumineux, multiplie les angles de vue, et donne de nombreuses références qui sont autant de pistes pour qui voudrait approfondir encore davantage les mystères de la saudade, sentiment intraduisible, mais, grâce à Eduardo Lourenço, de moins en moins incommunicable.