Sur Adieu Shanghai (L'Esprit des Péninsules,
476 pages, décembre 2004, ISBN 2-84636-060-X, 24 euros)
d'Angel Wagenstein par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres




embarcadère onirique              Ce roman fait revivre un passage peu connu de l'histoire mondiale : il rappelle comment la ville de Shanghai servit de refuge à de nombreux Juifs d'Europe à la fin des années trente, et comment l'administration japonaise finit par instituer un ghetto dans le peu avenant quartier de Hongkou.
       
Ces épisodes sont présentés au fil des aventures de divers personnages : un violoniste virtuose et sa noble épouse, grande cantatrice ; une figurante, devenue secrétaire du Consulat d'Allemagne ; un agent de renseignements cosmopolite et polyglotte ; un médecin japonais au coeur tendre, un rabbin intrépide et plusieurs autres figures tragi-comiques de ce monde en convulsions.

Un prélude parisien, situé à la veille de la guerre, montre quelques-uns de ces personnages dans leurs derniers instants d'insouciance et de beuveries. Le médecin offre à l'héroïne un splendide collier de perles, qu'elle convertira en un passage pour Shanghai. C'est lors de cette traversée que la femme du consul lui obtient son poste de secrétaire, loin des quartiers misérables où s'entassent les autres réfugiés.

Tous ces nouveaux venus découvrent la complexe structure territoriale de la ville semi-coloniale, livrée aux conspirateurs de tout poil. Pour survivre, des chefs d'orchestre lavent des voitures, des survivants des camps kidnappent des chiens que leurs maîtres rachètent à prix d'or dans les boucheries, et la grande cantatrice devient chanteuse de cabaret.

Afin de conserver le souvenir d'un temps qui fut meilleur, quelques musiciens créent, dans un hangar désaffecté, la Formation de Shanghai issue de l'Orchestre philharmonique de Dresde. Après la dure journée de labeur, les répétitions et les concerts, au prix d'une fatigue supplémentaire, leur rendent un peu de leur dignité d'artistes.

D'autres consolations, certes fugitives, surviennent au hasard des emplois temporaires. Le violoniste se forme auprès d'un vénérable jardinier chinois. Un astrophysicien devient expert en feuilletés à manger sur place ou à emporter. Quelques riches familles embauchent les réfugiés comme professeurs particuliers.

Mais, au lendemain de Pearl Harbor, les Japonais mettent en place une administration de plus en plus pesante. Ayant rompu avec les autorités de Grande-Bretagne et des Etats-Unis, le consulat japonais instaure un ghetto dans une partie du quartier de Hongkou. L'héroïque secrétaire parvient à en avertir le rabbin quelques jours à l'avance, et, par ailleurs, elle s'implique dans des actes de résistance locale qui finiront par la mettre, elle aussi, au rang des victimes du conflit mondial. Le rabbin se demande s'il faudra passer quarante années dans ce lieu de tourments. La vie s'y organise, tant bien que mal, surtout mal, car les logements sont insuffisants et insalubres.

L'orchestre n'interrompt pas ses répétitions. Mais la famine rôde, ainsi que les maladies infectieuses, et les tourments de la misère. Un commissaire japonais exerce son arbitraire sur ce petit monde. Le consulat allemand déplore les innombrables pertes de Stalingrad. La cantatrice meurt de désespoir dans sa loge, au sinistre cabaret. Les résistants qui envoyaient des messages radio se font surprendre par le contre-espionnage. La secrétaire courageuse, fortement soupçonnée d'être leur complice, est détenue et suppliciée dans une geôle souterraine. Le romantique médecin japonais qu'elle avait connu à Paris obtient une ultime entrevue, et le droit d'organiser ses funérailles, après quoi il sauve quelques vies à l'hôpital du ghetto, puis met tristement fin à la sienne.

Surviennent une crise économique, un bombardement par les avions de l'oncle Sam, encore des semaines de lutte, puis l'heureux dénouement : la capitulation du Japon, le concert d'adieu et l'embarquement des rescapés vers l'Europe. Ainsi prend fin ce grand récit d'inspiration historique, aux personnages tourmentés, mais capables de grandes passions.

Wagenstein a construit un monument littéraire aux victimes du nazisme et de l'impérialisme japonais. Mais cet ouvrage est aussi un vrai récit d'aventures, non dépourvu d'optimisme et d'une sagesse un peu mélancolique, qui pourrait presque être orientale. Ce texte est une importante contribution à la psychologie des protagonistes ordinaires du deuxième conflit mondial, et, à ce titre, il constitue une lecture pertinente et instructive.