Sur La montagne et le coquillage (JC Lattès, 285 pages, février 2006, ISBN 2-7096-2280-7, 19 euros)
d'Alan Cutler, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


rien ici-bas ne perdure sous la même forme                Comme beaucoup de géologues depuis plus de trois siècles, Alan Cutler a été séduit par la pensée et par la personne de Nicolas Sténon, né en 1638 au Danemark sous le nom de Niels Stensen. La géologie prend racine, en effet, dans le traité De solido intra solidum naturaliter contento, dans lequel Sténon examine le cas des objets inclus dans la pierre des montagnes. C'est à la cour grand-ducale de Florence, un jour de 1666, qu'il en eut l'intuition fondatrice, en comparant les dents d'un requin récemment pêché en Méditerranée avec des dents fossiles, que l'on considérait jusque-là comme un caprice de la nature. Au-delà de l'anecdote, il en résulta que les couches du sous-sol constituaient une véritable bibliothèque, accumulant des témoignages portant sur des millions de siècles. L'opinion des autorités, en ce temps-là, était que le monde avait un peu moins de six mille ans, et que, à quelques jours près, l'homme y était présent depuis le début. Fonder une science géologique fut donc un acte révolutionnaire.
       
Sténon étant anatomiste, il construisit une « anatomie de la Terre ». Le principe de base en fut que chaque couche du sous-sol correspond à une époque du passé. Les couches se suivent, comme les pages et les chapitres d'un livre. Les fossiles en sont les personnages.

Mais, deux ans à peine après s'être lancé dans cette aventure intellectuelle, Sténon y renonce pour se faire prêtre, et quitte la cour grand-ducale pour des logis de plus en plus modestes, et sa courte existence, brillamment commencée, se termine dans la pauvreté librement choisie. Ces deux composantes, splendeur et misère, étaient déjà présentes chez le jeune étudiant qu'il fut à Copenhague.

En son esprit fertile, cohabitaient dès cette période la volonté de tout comprendre par l'observation directe, et une grande faculé d'écoute des savants discours des condisciples ou des maîtres. Plutôt que les mathématiques, aux débouchés incertains, il s'orienta vers la médecine, non sans s'instruire dans mille autres domaines. Il se distingue comme anatomiste, découvrant tout d'abord les conduits qui acheminent la salive, et, par la suite, les glandes lacrymales. Il est bien reçu à Paris, malgré sa réfutation de ce qu'écrivit Descartes sur la glande pinéale. Mais il tient par-dessus tout à se rendre à Florence, où subsistent plusieurs compagnons de l'astronome Galilée, dont le médecin grand-ducal, Francesco Redi.

Ce n'est pas à Redi, mais à Sténon, en tant qu'invité, que le grand-duc demande de disséquer la tête du fameux requin. Les dents de l'animal sont fort semblables aux fossiles appelés glossopetrae, « langues de pierre », comme l'avaient timidement suggéré Guillaume Rondelet en 1554 et Fabio Colonna en 1616, dans l'indifférence générale. Mais, observant lui-même cette similitude, Sténon se concentre pendant deux ans sur la difficulté majeure de la géologie naissante : Comment les sédiments marins ont-ils pu devenir les roches dures qui constituent les montagnes ?

Y répondre, c'est rendre plausible la nature animale et l'extraordinaire ancienneté des fossiles. Aller sur le terrain, descendre dans les mines, examiner les pierres des maisons, telle fut la méthode suivie. Mais le roi du Danemark est mis au courant des immenses talents de notre héros, et lui demande de rentrer au pays. Sténon est d'autant plus réticent que, sous diverses influences, il vient de se convertir au catholicisme. Il peut certes demander à son roi de lui accorder la liberté de conscience, mais au Danemark, le catholicisme est explicitement interdit.

Cependant, en 1668, le grand-duc de Toscane lui permet d'ouvrir une grosse perle. Il trouve en son centre un grain de sable, qu'enveloppent d'innombrables couches concentriques. Sa vision de l'écorce terrestre comme superposition de strates se forme alors avec précision. Il rédige alors l'ouvrage De solido, dans lequel il établit une distinction fondamentale entre les solides issus d'êtres vivants, dont la structure est nécessairement complexe, et les autres minéraux, se formant par simple accumulation. Mais il donne surtout les principes de formation des strates successives, grâce auxquels on déchiffre le sous-sol comme un livre.

L'ouvrage attend longtemps son imprimatur, bien que les relecteurs lui soient favorables d'emblée. Sténon, sous couvert de se mettre en route pour le Danemark, voyage beaucoup. En 1670, à Amsterdam, il apprend la mort du roi, et reprend le chemin de la Toscane. Pendant ce temps, les académiciens anglais de la Royal Society débattent de son ouvrage, et les érudits protestants, de sa conversion.

Il tente de progresser, en géologie comme en théologie, mais le grand-duc meurt, et son fils n'encourage pas autant les sciences. Il retourne donc à Copenhague. Ses conférences d'anatomie s'ornent à présent de louanges au Créateur. Les Danois ne se montrent pas enthousiastes. Il retourne à Florence, mais en 1677, les autorités catholiques font de lui un évêque missionnaire en terre protestante.

Cette dernière mission, même si elle lui permet de rencontrer Leibniz et d'autres érudits d'Europe du Nord, ne fait que l'affaiblir de jour en jour. Il meurt en 1686, mais ses idées de géologue sont reprises par d'innombrables naturalistes, tandis que sa vertueuse carrière d'évêque in partibus conduisit le Vatican à le béatifier en 1988.

L'ouvrage d'Alan Cutler rend habilement compte de ces deux aspects de la grandeur spirituelle et morale de Sténon, tout en rappelant qu'il s'agissait d'un chercheur humble et sincère, capable d'amitié, d'enthousiasme et d'ouverture au monde. Il est écrit dans une langue limpide et rigoureuse, qui en fait un document plaisant à lire et à relire.