Sur Sténon ou la divine séduction (Gaïa, 311 pages, octobre 1995, ISBN 2-910030-21-0, 21,19 euros)
de Jacques Berg, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


pulchra sunt quae videntur, pulchriora quae sciuntur, longe pulcherrima quae ignorantur         Ayant commencé sa carrière comme brillant anatomiste, Sténon, né sous le nom de Niels Stensen dans une bonne famille protestante du Danemark et devenu l'un des grands érudits du dix-septième siècle, termine ses jours comme évêque catholique en milieu hostile. Trois siècles plus tard, Jacques Berg imagine ce qu'auraient pu être les notes personnelles de cette figure ascétique et néanmoins attachante.

Il reproduit, pour commencer, des comptes rendus de diverses vivisections, au cours desquelles l'anatomiste s'interroge sur l'absence de sentiment chez les animaux qui ont la malchance de lui servir de cobayes. Il accepte à moitié l'argument des cartésiens, assimilant tout animal sauf l'Homme à une machine perfectionnée.
       

Puis est évoqué un fructueux séjour à Paris, permettant à notre héros de communiquer ses travaux, notamment ceux qui portent sur la structure du cerveau, thème sur lequel il est en mesure de réfuter les descriptions publiées par René Descartes en personne. C'est à Paris, également, qu'il fait la connaissance de Molière, avec qui il partage d'une part une grande admiration pour Pierre Gassendi, et d'autre part le sentiment que les médecins sont des personnages ridicules, que notre vie est une fable et que le monde est une farce.

Toujours à Paris, une pieuse veuve de guerre est la première à lui suggérer de se faire catholique. A cette étape de sa vie, il pense n'en rien devoir faire, mais comme la veuve est charmante et fort aimable, il n'entre pas en conflit avec elle.

Traversant, par la suite, le royaume de France, il en découvre l'étonnante diversité géographique et humaine, ainsi qu'une certaine indigence philosophique dans les provinces. Cet ennui provincial lui donne l'occasion d'évoquer sa paisible enfance danoise, auprès d'un père qui fournissait en argenterie la famille du roi Christian IV. De l'enfance proprement dite, il se souvient fort peu, car sa vie semble commencer vraiment lors de son entrée à l'Université.

De cette période, il lui reste de gros cahiers couverts de sa fine écriture quasi indéchiffrable pour tout autre que lui. L'ensemble a pour titre CHAOS, ce qui veut dire mélange fondamental, ou peut-être gouffre primordial. C'est le reflet de ses curiosités multiples.

La France n'est qu'une étape vers la Toscane. Stensen traverse Bordeaux, Montpellier, Nîmes et Marseille, navigue, pour son grand inconfort, en Méditerranée, et débarque à Livourne. Pour se remettre des fatigues du voyage, il se permet un souper fort bien arrosé. Comme il est en belle humeur au sortir de table, une servante d'auberge tente de faire sa conquête, à titre temporaire. Mais il découvre alors que son corps le met à l'abri de ce qui, pour lui, est par ailleurs un péché mortel.

Cette découverte sur lui-même lui semble un appel à une voie de l'amour où ne se trouvent point de femmes. Dans ces étranges dispositions, il est emporté par le flot de la procession de la Fête-Dieu. Il se sent uni, émotionnellement, au peuple catholique dans sa pure et naïve allégresse.

Cette conversion, bien entamée à Livourne, se poursuit à la cour de Toscane. Il refuse donc d'entrer à l'Académie des Sciences de Paris, trouvant d'ailleurs d'excellentes conditions de travail auprès du Grand-Duc et de son frère. Ils lui fournissent l'occasion de comparer les dents d'un requin récemment pêché avec des dents fossiles, faisant avancer la géologie et la paléontologie. Cela n'empêche pas une dame de très haute noblesse de travailler chaque jour à le persuader du bien-fondé de sa lente évolution religieuse et spirituelle.

Un retour provisoire à Copenhague n'y change rien. Les séances publiques de dissection s'accompagnent maintenant d'une prédication sur la grandeur de Dieu, ce que les spectateurs tolèrent comme l'expression d'une douce folie. Stensen se sent si étranger dans sa ville natale qu'il demande au roi de le renvoyer à Florence. Cela lui est accordé.

Il y est ordonné prêtre en 1675, avec dispense de l'examen de théologie, et deux ans plus tard, Rome en fait un évêque, en considération de la rigueur, de l'éloquence et de l'immense modestie qu'il a cultivées en lui en tant qu'observateur de la Nature. Sa mission est de reconquérir le nord-ouest de l'Allemagne, le Danemark et la Norvège. Il séjourne d'abord à Hanovre, lieu de grande tolérance religieuse, où il s'entretient fructueusement avec le penseur Leibniz, puis à Münster et à Schwerin, dans des conditions d'austérité toujours plus dure, qui le conduisent à la mort, en 1686.

Tout au long de cette évocation d'une vie intense et forte, Jacques Berg s'efforce de retrouver le discours intérieur d'un personnage dont il s'est visiblement épris. Le résultat est que le lecteur vient à éprouver un peu de cette attirance, non pour l'anatomiste, ni pour l'évêque, mais bien pour le chercheur. Plus qu'un portrait, cette autobiographie imaginaire est une ode à l'Esprit, qui se rêve être un peu de la flamme divine. Ce n'est sans doute qu'une métaphore, mais la bonne littérature s'est de tout temps adossée à de belles métaphores. Niels Stensen a donc, maintenant, son monument, dont la visite est un authentique plaisir de lecture.