Sur Des Turcs
(Anacharsis, 222 pages, septembre 2003, ISBN 2-914777-06-X, 16 euros)
    de Georges de Hongrie, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres

Mehmet II dans un manuscrit ottoman du seizième siècle      

    Ce document, qui date de la fin du quinzième siècle, est le témoignage d'un vieil homme qui, dans sa jeunesse, s'est fait capturer par les redoutables guerriers ottomans. Redoutables, nous dit-il, bien plus pour l'âme du chrétien que pour le corps du prisonnier. En effet, si un homme a des ennemis qui ne lui font que du mal, ils ne pourront pas facilement l'entraîner dans leur camp. Mais s'ils ont pour lui des égards et de la prévenance, ils pourront le séduire, et lui faire déserter le camp du bien.

       Georges de Hongrie commence par un rappel des victoires ottomanes qui ont fait émerger à l'Est une puissance qui empiète sur l'Europe. Dans un premier temps, les Sultans ont remporté des victoires purement militaires. Mais par la suite, ils ont obtenu la conversion d'innombrables habitants des territoires conquis. Ils ont donc accru leurs forces sans combattre, et gagné une bonne réputation.


       C'est, nous dit l'auteur, ce qui doit nous les faire craindre, et nous prouve qu'ils sont au service du Diable. Car s'ils ne cherchaient qu'à établir un rapport de force en leur faveur, les peuples chrétiens, en s'unissant dans la lutte, finiraient par inverser ce rapport. Mais puisqu'ils attirent insidieusement des populations entières sous leur coupe, la Chrétienté s'affaiblit de jour en jour, et le sort des convertis est pire que s'ils avaient été occis sur les champs de bataille. En effet, dans ce dernier cas, leurs corps auraient temporairement souffert, mais leurs âmes seraient intactes, alors que, renégats qu'ils sont, leur perdition spirituelle est plus grave que la mort.

       En dénonçant ce mal, Georges de Hongrie s'appuie sur sa propre expérience de la chose, car il a vécu quinze ans comme esclave des Turcs, d'abord misérable et suspect, puis introduit dans une confrérie religieuse errante. Et, selon les propres termes de son traducteur Joël Schnapp, ce texte exprime une certaine curiosité, voire une réelle admiration envers ceux-là mêmes qui l'ont réduit en esclavage. Il oppose notamment la sage pudeur des citoyennes de l'Empire ottoman au dévergondage des dames et demoiselles de nos grandes villes. Il vante aussi le courage des combattants, la ferveur poétique des derviches et la sagesse du monarque.

       Néanmoins, le propos de son ouvrage est bel est bien d'évoquer le Péril Turc. Dans cette optique, il raconte la dure condition des captifs rendus esclaves, dont il fut. En particulier, il explique la gestion complexe de ce cheptel humain, et comment s'évader, sachant que les méthodes les plus simples conduisent d'habitude à l'échec. Il montre ensuite comment, dans la servitude, un homme peut finir par douter de l'avantage qu'il y aurait à garder sa religion. Et il insiste sur le fait qu'un tel doute ne saurait pourtant faire tomber quiconque dans l'apostasie, pourvu que l'aide de Dieu soit requise et obtenue.

       Il est permis de s'interroger sur les doses respectives de sincérité et de prudence que Georges de Hongrie, devenu moine dominicain, introduit dans l'élaboration de son document à la fois autobiographique et théologique. Cette question est non seulement débattue par le traducteur mentionné ci-dessus, mais aussi par Michel Balivet, auteur d'une postface intitulée La peur du Turc, dans laquelle il rappelle que les Européens, au cours des siècles, n'ont cessé de manifester pour leurs voisins turcs les sentiments les plus contradictoires : terreur, estime, curiosité, rejet ou attirance.

       Au total, le témoignage de Georges de Hongrie est une utile contribution à l'étude de la longue histoire de ce voisinage problématique, mais enrichissant. Cet ouvrage, riche d'observations pittoresques, est traduit de façon élégante et sobre. Tant les notes en bas de page que la postface apportent un utile éclairage sur les langues et les situations de cette époque tourmentée. C'est donc une occasion, à ne pas dédaigner, de s'instruire en se faisant plaisir.