Sur Quand la Chine change le monde (Grasset, 297 pages, janvier 2005, ISBN 2-246-65821-7)
d'Erik Izraelewicz, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


et d'ailleurs, le monde change aussi la Chine               Erik Izraelewicz expose, de façon claire et structurée, le phénomène d'émergence de la Chine comme grande puissance économique et culturelle, à la suite de l'engagement dans le pragmatisme de Deng Xiaoping en 1978 (il y a plus de vingt-cinq ans). Il s'agit, pour l'essentiel, d'une révolution industrielle analogue à celles que connurent jadis l'Angleterre, la France et bien d'autres nations. Mais plusieurs facteurs font de cette mutation un processus qui commence à bouleverser la planète. L'ouvrage passe en revue les principaux d'entre eux, selon six angles de vue successifs : gigantisme, ouverture, relations extérieures, besoins, efficacité et progression.
       




Les points de vue ainsi adoptés offrent au lecteur une grille qui rend possible la compréhension du premier dispositif permettant à tout un chacun d'accéder simultanément aux chaussettes de David Ricardo et à la bouteille de Joseph Schumpeter. Et par cela, il faut entendre les deux remarques suivantes, concernant toutes deux le réveil de la Chine : Schumpeter pense que plus les Martiens se mettent à produire de chaussettes, plus les Vénusiens seront en mesure de leur vendre des équipements pour leurs usines de chaussettes. Ricardo, quant à lui, dit que si le vin vénusien est le meilleur, et les restaurants martiens plus à même d'offrir de bons repas à un prix abordable, alors un étudiant devrait fréquenter les restaurants martiens et y boire du vin vénusien.

Ces deux principes, respectivement nommés destruction créatrice et avantage comparatif, induisent une attitude optimiste, selon laquelle la croissance prodigieuse de la Chine lui sera profitable, et à ses partenaires tout autant.


Mais cela ne constitue que la vision positive de cette mutation. De façon non moins évidente, il serait possible de s'alarmer, et de prévoir la destruction, ou tout au moins l'appauvrissement du monde par la Chine.


C'est dans ce difficile contexte que les six axes analytiques choisis par Erik Izraelewicz se montrent utiles et pertinents. La suite de cette chronique les reprend donc dans cet ordre.


Ainsi,en premier lieu, le facteur quantitatif est introduit via des images saisissantes : par exemple, pour loger les nouveaux résidents urbains, la Chine construit une fois par mois l'équivalent d'un nouvel exemplaire de la ville de Paris. Ne parlons pas des millions de kilomètres d'infrastructure routière, des vingt-six millions de licenciements visant à assainir le secteur public, ni des quatre mille immenses tours de Shanghai. Ce que nos grands-parents appelaient l'Empire du Milieu est devenu l'Empire de la Démesure.


Chose nouvelle depuis un peu plus d'un quart de siècle, cet empire est construit sur une grande vertu d'ouverture aux autres cultures. De 1949 (date de sa fondation) à 1978 (date de l'initiative de Deng Xiaoping), l'autarcie fut la règle. Cela enseigna durablement aux Chinois que tout vaut mieux que l'autarcie. Une devinette avait cours en 1977 : quel nombre est plus grand que celui des haricots verts dans une caisse de quarante kilos ? Et la réponse était : le nombre de Chinois dans la queue. L'ouverture est désormais la règle, avec l'immense avantage pour Pékin de s'appuyer sur Singapour, Taiwan et la diaspora. Autrement dit, cette ouverture ne se fait pas seulement de la Chine vers d'autres nations, mais de la Chine vers d'autres Chines qui interagissent depuis longtemps avec lesdites autres nations.


Dans ses relations avec la principale d'entre elles, les Etats-Unis, la Chine est particulièrement favorisée, du fait qu'elle est porteuse de valeurs que, pour leur part, les habitants de cette région souhaitaient depuis longtemps promouvoir. Par exemple, dans la triade "salarié-actionnaire-client", comment faire pour que le client reste à sa juste place, dominant les deux autres ? La chaîne de distribution Wal-Mart a facilement obtenu la réponse, qui est de reposer à plus de cinquante pour cent sur des fournisseurs chinois. Ils ont des salariés qui ne revendiquent pas souvent d'augmentations. Ils ont des actionnaires qui prennent ce qu'on leur donne, et ne discutent pas. Le client est donc bien la pièce maîtresse d'un tel dispositif. Est-ce l'annonce d'une totale dépendance de notre monde envers le monde chinois ?


Sans doute non, puisque les Chinois ont à satisfaire leurs besoins élémentaires, que ce soit en énergie ou en alimentation. Dans ce secteur, l'équation se caractérise par deux paramètres : vingt pour cent des habitants du monde, sept pour cent des terres exploitables. Concernant le charbon, le nucléaire, les énergies renouvelables, tout reste à faire, mais toujours dans la démesure, le site des Trois Gorges en est l'illustration en matière de gestion des ressources énergétiques.


Face à l'efficacité, souvent réaffirmée, des Chinois dans ces divers secteurs, il convient de noter que, depuis les temps les plus anciens, l'éducation et le sens du compromis sont transmis et renforcés d'une génération à l'autre, depuis quatre mille ans pour eux, contre environ mille pour la France et deux cent cinquante pour les Etats-Unis. L'émergence d'une économie forte ne leur tombe donc pas dessus comme un bouleversement total. La notion d'excellence est restée présente chez eux au quotidien, dans les périodes fastes comme dans les autres, et dans les petites choses comme dans les grandes, au jardin potager comme au salon.


Les changements qui s'annoncent, pour radicaux qu'ils soient, sont donc potentiellement maîtrisés. Les avenues pékinoises, qui jadis furent de vastes pistes cyclables, ne sont pas encore devenues autant de voies de circulation pour automobiles, mais un lieu d'affrontement entre citoyens "à deux roues" et "à quatre roues", souvent au détriment des premiers, plus fragiles. Le maire de Pékin affirme qu'en 2008, de tels conflits seront apaisés, et que les citadins sauront l'anglais, pour accueillir le public des Jeux Olympiques.


Au delà des effets de propagande hérités de l'Ancien Régime, il convient de saluer cette volonté de progrès inéluctable et irréversible. Erik Izraelewicz, en sinologue averti, en capte l'essentiel et l'assortit, lorsque c'est pertinent, d'une juste note critique, ainsi que des repères bibliographiques les plus idoines. Au total, son ouvrage est donc un modèle de synthèse instructive et plaisante à consulter.