Sur Le Voyage de Shanghai
       (Grasset, 343 pages, janvier 2005, ISBN 2-246-6831-X, dix-neuf euros)
      de Serge Bramly, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


Le Voyage de Shanghai        

Cet ouvrage est une sélection opérée par Bramly parmi les notes qu'il prit lors d'une récente excursion à Shanghai. Il débute son séjour, un peu déconcerté, mais fort heureux d'entrer dans ce monde régi par des codes dont il n'a pas idée.


Il commence par le parcourir furtivement en taxi, mais très vite, il noue des contacts au cours de soirées bruyantes et arrosées. Il observe aussi la croissance des gratte-ciel, ultra-rapide, comme celle des bambous.

      Plus son aventure se prolonge, plus il est amené à jongler avec le chaos. Il cherche alors un éclairage sur ses tribulations. Il croit le trouver dans la biographie du père Matteo Ricci, mandarin aux yeux bleus, premier Européen à s'être volontairement constitué une position personnelle prestigieuse dans le monde chinois. Mais Ricci est supplanté par trois charmantes bourgeoises francophiles. Un banquet est l'occasion de nouveaux échanges de cartes de visite. La confusion menace de s'installer.

      Bramly apprivoise alors la ville en d'innombrables errances pédestres. Il prend aussi des cours de langue, mais constate que ce n'est pas chose facile, malgré la gentillesse et la patience de l'étudiante qui se charge de l'instruire. Il mélange les notions, bute sur les synonymes, les homonymes, la sagesse antique et les vestiges du maoïsme. La vie nocturne le confronte à des figures invraisemblables, comme cette vendeuse à la sauvette, plus que centenaire, parlant un dialecte que plus personne dans la ville ne peut comprendre.

       Il lit dans Ricci qu'en Chine, rien n'est gratuit, ni fortuit.

       Il lit aussi que tout mandarin s'avance coiffé d'un bonnet de confucianiste, vêtu d'une robe de taoïste et chaussé de sandales de bouddhiste. Qu'ici ne règne que l'immanence, que souvent « oui » veut dire « non » car la vraie approbation doit se montrer en actes, que « non » veut dire « veuillez contourner cette opposition apparente ».

       Retournant s'instruire auprès de ses aimables hôtesses, il ne parvient pas à répondre à leurs innombrables questions sur les Européens de sexe masculin. Il se perd dans de beaux jardins, admire d'antiques blocs de jade, et demande où sont les tombeaux des morts (ici, on incinère et on disperse dans les flots).

       Il veut étudier les penseurs classiques et les immortels poètes, malgré l'obstacle de la langue et les désaccords entre les exégètes occasionnels qui lui viennent en aide. Son exploration des ruelles se poursuit, ce qui donne lieu à un instructif cahier de photographies au centre de l'ouvrage.



      Vers la fin, c'est la torpeur estivale qui semble triompher, et avec elle, le doute sur la pertinence d'un tel reportage. Mais notre voyageur se ressaisit, prenant plaisir à entendre l'odyssée de l'amiral Zheng He, qui fit le tour du monde un siècle avant Magellan. À la suite de quoi, les mandarins, ayant lu ses notes de voyage, décrétèrent que rien n'était mieux que dans l'Empire, et firent démanteler les nefs grandioses. D'autres narrateurs parlent à Bramly de Guan Yin qui incarne la Compassion, des guerres de l'opium et du sens des hexagrammes divinatoires.

      De nouvelles excursions urbaines lui font découvrir les vestiges de la ville semi-coloniale, marquée par l'immense richesse des truands, par toutes sortes de monuments qui font revivre les jours anciens, y compris de majestueuses synagogues. D'autres soirées, d'autres cérémonies officielles lui font rencontrer de nouveaux informateurs.

       Cependant, il continue de se sentir comme un bonhomme en bois parmi des ectoplasmes. Comment peut-on être Shanghaïen ? De plus en plus sujet à l'inappartenance, Serge Bramly se résigne à n'avoir pas tout compris du premier coup. Mais le peu de saveur chinoise dont il s'est imprégné l'encourage à refaire bientôt un tel voyage, pour permettre à cette jeune pousse de grandir paisiblement.

      En refermant un tel ouvrage, il n'est pas facile de dire à quel projet il correspond. C'est le journal d'un voyage immobile. C'est une méditation décousue et retravaillée, ou peut-être un traité naïf et subtil. En tout état de cause, le style en est clair et personnel, et de plus, il s'y reflète une réelle volonté, chez l'auteur, de progresser dans la voie particulière qu'il s'est choisie. C'est donc l'un des nombreux points d'entrée offerts au lecteur d'aujourd'hui sur le monde chinois, via un territoire parfois déroutant, la grande ville de Shanghai.