Sur Au commencement était la faim
(Encre Marine, 189 pages, janvier 2005,
ISBN 2-909422-87-9, 22 euros)
    de Jérôme Thélot,
par Jean-Baptiste Berthelin
pour ArtsLivres

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commentaire de
Daphnée Gravelat



Faut avoir vraiment faim      

    Au point de départ de ce curieux livre, une préoccupation qui relève de la métaphysique fondamentale. Il s'agit de rétablir la faim comme affect fondateur de la philosophie. Cela ne va pas de soi, car la faim ne veut pas que l'on philosophe sur elle, mais que l'on trouve à manger.

     Comment sortir de cette aporie ? Quand la faim est réelle, elle n'autorise aucune quête abstraite, seulement la quête de nourriture. Mais si, bien nourri, le philosophe s'interroge sur sa propre faim, elle n'est plus là pour lui parler.

    Sans relever de la philosophie, plusieurs productions littéraires ont entrevu la nature de ce problème. Par exemple, les animaux que l'on trouve dans les fables de La Fontaine sont souvent poussés par la faim, vers l'action, mais aussi vers le discours.


      En particulier, le fameux dialogue entre le Loup et l'Agneau est fort instructif. Sans cet échange, le récit serait par trop minimaliste : Un loup affamé, en se promenant, passe près d'un agneau et le dévore. Telle qu'elle est dite, au contraire, la fable est riche d'images et d'associations, que soulignent certains choix de rimes : en disant il faut que je me venge, le loup dit presque il faut que je mange.

      C'est une première découverte, à savoir, que la faim est fondatrice de nécessité, qui, selon un autre poète, fait gens méprendre, et faim saillir le loup du bois. Mais comment approfondir ces premières notions ? C'est au tour d'Arthur Rimbaud d'être convoqué pour dire le mystère de la connaissance du monde par la faim. Elle est en effet le premier filtre par lequel l'individu discerne entre ce qu'il veut assimiler, introduire en lui, et ce qui lui restera extérieur. Selon une figure de William Butler Yeats : Qu'est donc le miel pour un chat, le blé pour un chien, une pomme pour un fantôme ?

      D'autres enseignements se trouvent dans Kafka, sur le jeûne comme ascèse et comme moyen de découverte, et surtout dans Baudelaire, sur la faim comme aliment du Verbe éternel. Tous les poètes consultés ici contribuent à une anthropologie de la faim, au niveau de son ressenti individuel. Mais comment en explorer la dimension étiologique, autrement dit, en quoi la faim est-elle fondatrice de l'univers et des groupes sociaux ? Deux grands mythes lui sont associés : l'invention, par Prométhée, de la cuisson des aliments, et la création, par Romulus et Rémus, de la grande ville de Rome. Ces deux derniers ont failli subir le sort du pauvre agneau de La Fontaine. Heureusement pour eux, ce ne fut pas un loup glouton, mais une louve allaitante qui vient à eux. D'affamés, ils deviennent protégés, et créateurs d'un nouveau monde, comme le furent, en tout premier, Adam et Eve avec leur faim de transgression.

      En dernier lieu, l'aspect théologique est introduit par la parabole du fils prodigue. Si la faim lui restitue son bon sens, et lui fait retrouver la table paternelle, ne nous conduira-t-elle pas à Dieu (même s'il n'existe pas encore) ? Car la faim n'est autre que le désir de recevoir ce qui donne sens à la vie. Donc l'affamé crée Dieu en ayant faim de lui. Ou alors, la faim se suffit à elle-même, étant sa propre fin.

       Ce qui ressort de cet ouvrage, c'est que la métaphysique reste un exercice bien périlleux. Ici, elle donne lieu à quelques fort belles intuitions, qu'il faut laborieusement extraire d'une gangue de lourde érudition. Comme beaucoup d'intellectuels, l'auteur a les yeux plus gros que le ventre, et souhaite faire figurer au menu de son festin discursif un très grand nombre de mets appétissants. Leur accumulation l'est un peu moins. Cependant, il y a là une réelle tentative de construction purement phénoménologique, qui peut intéresser les amateurs du genre.