Le neutre, écrits sur Maurice Blanchot

Pascal Gibourg, Æsthetica-Nova (Septembre 1996)

Ecriture et exigence éthique

On ne raconte pas d'histoire pour le plaisir et s'il y a un plaisir à raconter et à écouter, un plaisir physique irréductible à toute interprétation, cela ne doit pas masquer l'enjeu primordial qui est au coeur de toute parole et qui consiste à tisser une infinité de liens entre les hommes afin de faire de leur monde un ensemble qui se tient. Le conteur s'exprime dans une langue qui l'englobe et qui englobe tous ceux qui l'écoutent ainsi que tous ceux qui ne l'écoutent pas. Le conteur dit toujours plus que ce qu'il dit et c'est pourquoi l'étoffe de son récit n'habille pas seulement ce qui est ; elle enveloppe également tout ce qui n'est pas et se dérobe à la vue et à l'audition. C'est du moins l'exigence à laquelle se doit de répondre tout récit, toute philosophie, et quand Sade déclare qu'« à quelque point qu'en frémissent les hommes, la philosophie doit tout dire »1, nous sommes contraints de penser que le dire ne se limite pas à un dit. La tâche philosophique n'est donc pas seulement considérable, elle est prétentieuse. Peut-être même a t-elle quelque chose d'absurde, sans compter qu'elle risque fort d'être ennuyeuse. Blanchot à propos de Sade : « Ici, c'est à la force simplement répétitive qu'est remise l'inconvenance majeure, celle d'une narration qui ne rencontre pas d'interdit parce qu'il n'en est plus d'autre (toute cette oeuvre-limite nous le raconte par la monotonie de son effrayante rumeur) que le temps de l'entre-dire, ce pur arrêt que l'on ne saurait atteindre qu'en ne cessant jamais de parler »2.

Mais quoi opposer à une telle détermination, sinon une union immédiate obtenue aussitôt qu'exigée, où tout coïnciderait avec tout, dans une sorte de bonheur extatique sans commencement ni fin ?

Précisément cet intervalle entre deux rives où l'eau d'un fleuve s'écoule non pas tant pour permettre le passage de l'une à l'autre que pour conduire celui qui entreprend de descendre son cours dans une direction inconnue.

Une telle conception du voyage implique que ces deux mondes ne soient plus reliés par « la proposition d'un Dieu, ni la médiation d'un monde, ni la consistance d'une nature »3. Cela implique qu'entre nous comme entre moi et le monde réside un vide, polarisé certes, mais excluant toute forme de réciprocité ou d'identification, vide sans objet et sans sujet qui ne se présente que pour mieux se dérober. Par conséquent on ne saurait encore prétendre établir un rapport direct avec l'extérieur, mais plutôt imaginer ce que serait une relation indirecte à l'autre. « L'Autre, le Il, mais dans la mesure où la troisième personne n'est pas une troisième personne et met en jeu le neutre »4. Le neutre, c'est à dire non pas une parole soumise à la contingence et à l'entente réciproque mais une écriture, excluant toute forme de médiation, de rapport au monde et au savoir positif, mais de telle sorte que ce « pouvoir transcendant de négation » soit un « pouvoir qui ne dépend en rien des objets qu'il détruit, qui, pour les détruire, ne suppose même pas leur existence antérieure, parce que, au moment où il les détruit, il les a toujours, déjà, antérieurement, tenus pour nuls »5. C'est que le geste souverain et destructeur auquel il est fait allusion ici n'a évidemment pas lieu dans le réel. L'esprit souverain n'habite pas le monde sensible, pas plus d'ailleurs qu'un monde suprasensible (Blanchot a suffisamment exprimé de réserve à l'égard de la métaphysique et de l'ontologie pour que l'on ne s'autorise pas d'un tel lexique pour qualifier le plan sur lequel semble devoir se dérouler l'acte littéraire tel qu'il le conçoit6).

Il n'en demeure pas moins vrai que la pensée de Blanchot s'inscrit dans le prolongement de la pensée qui a opéré un « retournement de la métaphysique par elle-même »7, c'est à dire de la pensée de Nietzsche, et, plus largement encore, dans le prolongement d'un vaste mouvement de réflexion que l'on qualifiera de nihiliste, en dépit de la fadeur qui affecte dorénavant ce terme.

La pensée nihiliste étant d'abord une pensée qui s'applique à déprécier la vie, la question qui se pose d'emblée est de savoir comment il est possible de parvenir à ce stade critique où, non seulement l'existence, mais l'idéal qui la supporte ne valent plus rien.

La chute n'est pas nuisible à l'homme, elle apparaît même comme ce qui conditionne son progrès. En ce sens nous pourrions dire que la vocation de l'homme est de tomber et que la chute est en quelque sorte le mode sur lequel il apprend à marcher - sur un plan métaphorique à se conduire. A cet égard nous dirons de l'idéal qu'il est ce qui permet à l'homme de se relever, autrement dit la représentation symbolique qu'il se fait de lui-même et à laquelle il tend à se conformer (le moi transcendant). Rapport du fils au père, du disciple au maître, qui implique un rapport aux valeurs supérieures de la vie. A ce stade de notre développement on ne pourra pas dire que l'idéal dessert la vie, puisqu'au contraire il est ce qui lui confère son prix et l'incite à se dépasser. Néanmoins nous devons envisager le cas où l'idéal, parce qu'il a perdu son efficacité et sa force d'attraction, se trouve devenir ce à quoi il est vain de prétendre ; pire encore, ce en regard de quoi la vie apparaît dans toute sa misère et sa médiocrité, ce à l'égard de quoi l'homme n'éprouve plus que de la répulsion. C'est à ce moment que la négation de l'idéal apparaît comme salutaire et comme le seul moyen de ne pas laisser la vie perdre toute sa valeur. Geste souverain sans doute, et qui, s'il ne vise qu'à détruire le monde suprasensible n'en détruit pas moins du même coup le monde sensible. Geste neutre donc, auquel Nietzsche a donné le nom célèbre de « Mort de Dieu », précisant bien que l'homme était son meurtrier et qu'à ce titre « le nihilisme doit être assumé comme sacrilège »7 bis. Ainsi tout homme contemporain de la Mort de Dieu se trouve désigné comme meurtrier et condamné à expier une faute que l'histoire a commise pour lui. Echapper à cette culpabilité originaire exige donc que ce temps que signale l'absence des dieux soit accepté et reconnu comme sien, ceci afin que ne sévisse plus l'esprit de vengeance définit par Nietzsche lui-même comme « le ressentiment de la volonté envers le temps et son « il y avait »8 ».

C'est donc qu'il y aurait de la faiblesse à éprouver de la nostalgie à l'égard d'un âge d'or dont rien ne nous assure qu'il ait vraiment eu lieu9. De là le mot d'ordre nietzschéen qui nous invite à la dureté et au dépassement, de là chez Blanchot l'importance accordée à un thème comme l'insensibilité et cette nécessité terrible d'en repasser par « l'endurcissement de la partie sensible » pour que s'accomplisse à nouveau le crime des crimes qui est accès à la liberté absolue : « Le crime importe plus que la luxure ; le crime de sang-froid est plus grand que le crime exécuté dans l'ardeur des sentiments ; mais le crime « commis dans l'endurcissement de la partie sensible », crime sombre et secret, importe plus que tout, parce qu'il est l'acte d'une âme qui ayant tout détruit en elle, a accumulé une force immense, laquelle s'identifiera avec le mouvement de destruction totale qu'elle prépare »10.

Insensibilité et inversion des valeurs

Nous ne remettons pas en cause l'idée selon laquelle l'insensibilité serait un moment appartenant au devenir de la sensibilité - son point culminant -, mais par contre nous croyons que c'est aller dans le sens de l'affaiblissement d'une expérience si extrême que de dire qu'elle est symptomatique de notre époque.

Sans doute sommes-nous fondés à penser avec Heidegger que le nihilisme est « un mouvement historial »11, plus précisément « le mouvement fondamental de l'Histoire de l'Occident »12, et qu'il appartient de fait à chacun de discréditer l'ordre du sensible, non pas au nom de valeurs supérieures, mais au nom même de ce renversement de la métaphysique duquel nous sommes désormais descendants. De là cette critique de la technique et de l'ordre rationnel qui subordonne l'existence à des fins sans avenir, de là ce mépris du culte du présent et la revendication d'une solution intermédiaire qui préparerait l'institution de nouvelles valeurs. Heidegger résume ainsi la situation : « Le supra-sensible n'est plus que le produit inconsistant du sensible. Mais en dépréciant ainsi son contraire, le sensible s'est renié lui-même en son essence. La destitution du supra-sensible supprime également le purement sensible et, par là, la différence entre les deux. Cette destitution aboutit ainsi à un « ni… ni… », quant à la distinction du sensible et du non-sensible ; elle aboutit à l'in-sensible, c'est à dire à l'insensé. Elle n'en reste pas moins la condition aussi impensée qu'indispensable de toutes les tentatives qui essayent d'échapper à cette perte de sens par un pur et simple octroi de sens. »13

Ainsi l'incomplétude du nihilisme déjà critiquée par Nietzsche se révèle dans cette incapacité à inverser les valeurs anciennes qui vient de cet attachement à ce qui est - le sensible. Rien n'apparaît donc plus dommageable et plus stérile que ce réflexe de survie qui consiste à se raccrocher à ce qui reste (le culte du présent), alors que le seul moyen de dépasser la perte du sens global du monde que signifie le renversement nihiliste consiste à se débarrasser de l'objet qui incarne un tel désenchantement au profit d'un objet à venir, d'un objet qui incarne l'avenir et dans lequel la pensée doit se projeter et se reconnaître si elle ne veut pas périr définitivement (l'oeuvre d'art). Il faut dire qu'un tel geste - philosophique au sens radical, poétique au sens premier du mot (poiêsis) - ne signifie pas seulement l'inversion de toutes les valeurs, mais, comme l'a souligné Heidegger, « le renversement de la façon même de valoriser »14.

Néanmoins, avant d'envisager ce que pourraît être une sensibilité nouvelle procédant de cette insensibilité essentielle qui marque un tournant dans l'histoire de la pensée comme dans l'histoire de tout sujet, nous devons penser l'insensibilité comme une expérience culminante, fondamentale dans le sens où plus aucune référence au passé ne peut aider à comprendre ce qu'elle est et renseigner sur la nature du lieu où elle conduit. C'est en quoi elle peut effectivement être considérée comme une « situation intermédiaire »15, c'est à dire qui n'obéit pas à une temporalité ordinaire. Si l'on tient à maintenir un rapport entre une situation intermédiaire et ce qui la précède, on dira que la situation intermédiaire est cette situation imparfaite qui ne peut se définir qu'en regard et ce qui était, qui n'est plus, mais cependant demeure comme un monde disparu. En ce sens elle se place sous le signe de la disqualification et de la nullité et impose un travail de deuil. Par contre si l'on considère une telle situation indépendamment du contexte qui la prépare, c'est à dire en tant que situation fondamentale qui institue une nouvelle façon de valoriser, force est de reconnaître qu'elle se singularise à l'extrême, c'est à dire jusqu'à l'impersonnalité. Logique paradoxale qui ne cherche pas tant à exprimer la contradiction qu'à révéler la double nature de toutes choses et à présenter le tout dans son intégralité : « L'homme intégral, qui s'affirme entièrement, est aussi entièrement détruit. Il est l'homme de toutes les passions et il est insensible. Il a commencé par se détruire lui-même, en tant qu'homme, puis en tant que Dieu, puis en tant que nature, et ainsi il est devenu l'Unique. Maintenant, il peut tout, car la négation en lui est venue à bout de tout. »16. Aussi ce qui importe le plus est que de cette terrible besogne, l'homme tire « le commencement d'une énergie véritable »17.

La totalité ici détruite ne l'est bien sûr pas au plan de ce qu'on appelle la réalité. La destruction du tout, son émiettement, son morcellement, a lieu dans un temps qui n'est pas le nôtre et qu'on suppose être à notre origine. C'est qu'effectivement le monde est depuis toujours, sur un plan symbolique bien évidemment, tenu pour nul et non avenu, mais de telle sorte que cette vérité se trouve immédiatement recouverte et comme dévoyée originairement en son contraire qui nous somme de tenir ce qui est pour vrai. Ce qu'on nomme destruction ne serait donc en fait que la remise en cause radicale de cette évidence première sur laquelle nous nous appuyons naturellement pour reconnaître collectivement et individuellement que le monde existe et qu'il n'est pas le fruit d'un songe. Une telle attitude critique n'est pas sans évoquer l'épochè husserlienne, suspension radicale du jugement à la faveur de laquelle toute expérience individuelle, plus encore « tout l'ensemble d'expériences dont nous pouvons embrasser l'unité, peut se révéler simple apparence et n'être qu'un « rêve cohérent » »18.

Un tel monde détruit sans destruction ne peut donc être tenu pour réel ni pour vrai ( Husserl a montré que l'évidence de l'existence du monde n'est pas apodictique ), de même qu'il ne peut être tenu pour une pure fiction, pour un monde purement imaginaire. Il n'est donc ni réel ni imaginaire, mais navigant entre ces deux pôles comme entre deux rivages incertains. C'est un monde habité par un Moi que l'on ne dira pas pur, mais symbolique, dont le nom même symbolise l'ambiguïté et le déchirement en ce qu'il ouvre, comme tout symbole, sur deux mondes : monde réel et monde imaginaire, d'hier et de demain, en cela représentatif de la précarité de mon appartenance à la vie et de l'urgence dans laquelle je suis en permanence de convertir son absence en présence, sa présence en absence, ceci afin d'assurer son renouvellement et de réaffirmer sans cesse mon attachement à la duplicité. Klossowski a remarqué, non sans ironie, que « si les prétextes ont toujours pour fonction de cacher l'inutilité de l'existence (comme s'il s'agissait d'atteindre quelque chose) - seuls les symboles d'une religion comme les simulacres de l'art rendent compte de l'adhésion de l'homme à l'inutilité de l'être »19, constat qui ne nous paraît pas tant affirmer la puissance de l'image que souligner la sournoiserie de son pouvoir et la malignité de son action. C'est que tout se passe comme si l'image, pour autant que nous la pénétrions, nous conduisait à une double impossibilité, de vivre et de mourir, en laquelle Nietzsche a reconnu le privilège des morts - celui de ne plus mourir. De ce point de vue, point de vue de la souveraineté, ce qui était une double impossibilité se renverse en une double possibilité, et de fait, cette existence « cadavérique » peut être « tenue pour une puissance singulière à égale distance et de la possibilité de vivre et de celle de mourir »20. A ce stade nous pouvons dire que le ressentiment considéré comme un attachement au passé est dépassé, et que la temporalité nouvelle du souverain s'inscrit désormais « entre aujourd'hui et demain ». Mais, en tant que l'individu souverain est frappé dorénavant par le sceau de l'immortalité, ce qui va lui faire éminemment défaut est précisément ce rapport au fini qui le contraignait tant auparavant : « Il nous manque encore une critique de la notion de « fin » », dit Nietzsche, une conception de l'homme qui ne le limite pas à ce qu'il est (à ce qu'il était), mais découvre le sens de sa vie dans son devenir (ce qui se finalise dans la mutation).

Ce sens, quel est-il ? Se peut-il qu'il se cache dans la fatigue ou la souffrance qui accompagne toujours les métamorphoses significatives du corps et de l'esprit ? Le sens ne saurait-être de souffrir, mais plutôt de mettre un terme à sa souffrance et de se délivrer du mal. Il me faut devenir de pierre. Blanchot écrit : « l'apathie est l'esprit de négation appliqué à l'homme qui a choisi d'être souverain », la négation de tout pathos sans laquelle je ne saurais prétendre à la maîtrise des sentiments dont le devenir a partie liée à mon destin. « C'est, en quelque façon, la cause ou le principe de l'énergie »21. L'oisiveté est donc bien liée à la force du souverain, elle est même l'état de puissance par excellence, celui où le « quantum de forces » de l'individu est non pas gaspillé mais économisé au point de croître au maximum. La rétention d'énergie que suppose l'état d'apathie n'est donc pas le signe qu'un corps s'achemine vers son épuisement mais, au contraire, le signe qu'il accumule les réserves d'énergie nécessaires pour l'accomplissement de ce renversement de la façon de valoriser qui doit consacrer le triomphe d'une logique paradoxale comme celui de la seule logique capable de conjuguer le vrai et le faux, le bon et le mauvais - plus profondément encore le jouir et le souffrir. Ainsi, si comme « Sade l'exige : pour que la passion devienne énergie, il faut qu'elle soit comprimée, qu'elle se médiatise par un moment nécessaire d'insensibilité » 22, alors la passion est absence de pathos, mais absence toujours prête à prendre corps, ce corps dût-il se voir contesté comme terrain privilégié de la sensibilité. Blanchot écrit au sujet des grands libertins : « ils prétendent jouir de leur insensibilité, de cette sensibilité niée, et ils deviennent féroces »23.

Tel est le moment de la conversion dont le langage « traduit » l'expérience quand il intègre la contradiction logique - la double parole - non pas comme une parole qui conjugue les contraires, mais comme une parole qui accueille la différence sans la juger ni la combattre, sinon spirituellement.

C'est cette différence, cet élément différentiel, qui par ailleurs nous permet de différencier les pensées que nous avons cru d'abord bon de rapprocher - celles de Nietzsche, de Heidegger et de Blanchot - et de les replacer dans les perspectives qui semblent être les leurs : une philosophie de l'être confondue à une philosophie de la valeur dans le cas de Nietzsche, une philosophie de l'être (une ontologie) dans celui de Heidegger, et une « anti-philosophie » rejetant l'une et l'autre dans le cas de Blanchot, son oeuvre se donnant avant tout comme une écriture qui se voudrait sans caractéristique, sans particularité, une écriture passive et désoeuvrée, aussi éloignée de nous que pourrait l'être une écriture « inhumaine ».

Le neutre

On ne saurait définir le neutre avec exactitude et précision, et ceci pour cette première raison qu'il n'est pas un état stable mais une expérience dynamique dont le paroxysme repousse jusqu'aux limites mêmes de la phénoménalité de l'expérience. Entendu comme écriture le neutre appelle donc en direction d'une région non langagière, infra comme extra-langagière, l'extériorité du langage renvoyant à son intimité la plus reculée, de même que son intimité la plus secrète renvoie à ce qui lui est le plus étranger. L'écriture serait donc ce tracé-limite qu'au niveau de l'image du corps nous appellerons coupure. De son point de vue de métaphysicien Heidegger écrit : « Pour l'être (Wesen) de la métaphysique, cependant, le point décisif n'est pas que cette distinction (il s'agit d'opposer l'authentique à l'inauthentique) prenne la forme de l'opposition du suprasensible et du sensible, mais bien qu'elle demeure, au sens d'une coupure, la chose première et fondamentale. »24. En ce sens le neutre n'est pas un résultat, et même s'il peut apparaître comme l'impossibilité de subsumer l'opposition du même et de l'autre par une opération de la pensée de type identificatoire, nous ne devons pas poser cette impossibilité comme seconde, mais première25. Sans doute est-il plus commode d'inscrire le neutre dans le voisinage d'un raisonnement dialectique dont il dirait l'impasse ou le vertige logique, plutôt que de prétendre l'approcher en soi, mais ceci ne doit pas nous empêcher de remarquer que le neutre est fondamentalement inidentifiable et que c'est de là qu'il tire son autorité, de même que toute oeuvre qui résiste à notre compréhension immédiate. « Le neutre, toujours séparé du neutre par le neutre, loin de se laisser expliquer par l'identique, reste le surplus inidentifiable. »26.

Le neutre est donc ce qui ramasse une série d'expériences dans une totalité dont le savoir, savoir total, absolu, s'excède lui-même au point d'expulser de sa propre sphère cette part maudite dont aucune figure, fut-elle la plus horrible, ne dit jamais l'infigurabilité essentielle. Aussi le neutre est-il le déchet d'une représentation parfaite (Lacan disait d'une symbolisation correcte), un surplus inidentifiable.

Ce que dit en premier lieu et de façon définitive le reste, c'est la perte de la totalité, perte d'autant plus irréparable que la raison se refuse à la reconnaître et s'avoue impuissante à la concevoir. Ce qu'il dit en second lieu, c'est que l'ignorance dans laquelle il est de la totalité et dans laquelle il aspire à se maintenir par peur d'avoir à se reconnaître comme ce qui l'excède et ce qu'elle rejette, est ce qui le voue, le condamne, à suppléer au manque qu'elle dissimule, qu'elle trahit à force de dissimulation. « Articulation intime du manque et du reste : il y a du supplément parce qu'il y a du manque, mais le supplément ne pourra jamais s'intégrer de manière à reconstituer l'unité perdue. La perte est irréparable. Le supplément est à la fois ce qui supplée au manque et ce qui reste en sus. Ce n'est pas du tout un complément qui restaurerait la complétude. Ca supplée, mais ça ne fait que suppléer, ça reste toujours supplétif, donc toujours quelque peu de surcroît, en surplus. Toute l'économie (ou plutôt l'hétéronomie) du fragment, de la série, du collage27, du reste, se développe à partir de là. »28. Economie infernale, écriture folle, sans origine, ni fin, ni mesure que le recommencement et la répétition, l'aggravation, dont l'aboutissement résiderait dans « cette parole de fragment : souffrance du morcellement vide »29.

Ainsi, à l'absence ne saurait être substitué autre chose que l'absence, pire encore, à l'absence totale, complète, ne saurait être substitué que l'absence partielle, incomplète et décevante dont les mots seraient les porte-parole.

Infirmité de la culture donc, face à la nature, qui ouvre malgré tout à l'homme la possibilité d'une « régression vers un mal qui n'est pas naturel et qui tient au pouvoir de suppléance qui nous permet de nous absenter et d'agir par procuration, par représentation, par les mains d'autrui. Par écrit. »30.

Expérience du Mal et écriture critique

Nul doute que le Mal exerce une certaine fascination sur Blanchot. L'intérêt qu'il éprouve pour les oeuvres de Sade, Lautréamont Baudelaire, Bataille et d'autres, ainsi que l'approche qu'il leur réserve, le prouveraient au besoin si son oeuvre de fiction ne le disait déjà à sa manière.

Approcher l'expérience du Mal comme une expérience de l'écriture, « par écrit », nous semble avoir la vertu de replacer au niveau de l'expérience individuelle ce qu'une approche du nihilisme tentait de saisir au niveau d'une collectivité, ce qui multiplie les chances que nous avons de pénétrer l'intimité d'une expérience dont la généralité risquait de masquer la spécificité, au point même de remettre en question son effectivité : « Il est vrai : nous sommes sortis du nihilisme, mais c'est que - peut-être - nous n'y sommes non plus jamais entrés, du moins pour autant qu'il s'agisse d'une forme collective et non pas de l'expérience d'un moi d'exception. »31.

Aussi, avant de parler du Mal comme de « l'horreur de devenir autre »32, il convient de dire que le mal est ce dont je souffre, moi et moi seul, cette souffrance dût-elle me transformer, me déformer, au point de me rendre méconnaissable et d'opérer en moi une sorte de dédoublement. On appelera expérience du mal l'expérience dont je puis dire être le sujet et expérience du Mal celle dont le sujet est un autre que moi, un moi devenu autre, plus exactement un moi devenant autre, le sujet d'une telle expérience se confondant finalement avec le mouvement de l'expérience elle-même, avec le Mal lui-même, seul un Mal s'engendrant lui-même pouvant être avec raison appelé Souverain.

On ne dira donc pas de l'expérience du Mal dont l'oeuvre de Blanchot nous semble être familière (d'une familiarité qui fait horreur), ce que lui-même dit de celle qui accompagne l'oeuvre de Baudelaire, à savoir qu'elle est une conception du Mal comme haine du Bien33, mais qu'au contraire, ici, c'est le Mal qui est originaire. Toutefois, si cela signifie que le Mal n'est pas une simple puissance de négation, cela ne veut pas dire pour autant qu'on pourra le définir comme une simple puissance d'affirmation. Le Mal, comme force intermédiaire, ni ne détruit ni ne fonde, mais suspend, interrompt. Il est ce qui tranche et divise, sépare, mais de telle sorte que ce qu'il distingue, et par là relie, instaure un rapport qui ne fasse pas sens, sans que par ailleurs cette absence de sens signifie l'amputation d'une dimension essentielle au rapport. De ce point de vue, peut-être pourrions-nous dire du Mal qu'il est un autre nom du neutre, un des masques que le neutre revêt pour nous apparaître dans toute sa majesté : un neutre travesti, diabolisé, à partir duquel tout semble commencer mais auquel le je refuse obstinémént de s'identifier. « Voilà le point de départ : la terreur profonde, constante, d'être identifié par autrui à un moi venu d'autrui, le refus, par crainte d'adhérer à ce moi étranger, de tout moi, puis le rejet de tout caractère, la récusation de toute préférence affective, l'éloignement de tout goût et de tout dégoût, la passion d'une vie sans passion, sans naturel, sans spontanéité, la répugnance à ne rien dire qui ne soit neutre pour ne jamais dire plus ou autre chose que ce qu'on dit, finalement le silence, l'effroi d'assumer un rôle et d'agir, l'évasion vers une existence purement intelligente, toujours occupée à se défaire d'elle-même, à se désidentifier. »34.

Autrui est bien la cause de tout, et si cette cause est aussi effrayante, c'est qu'elle me demeure étrangère, étrangère à moi comme à toi, c'est à dire comme à cette instance avec laquelle il m'est permis de dialoguer directement. Je ne peux donc espérer pouvoir dialoguer avec autrui que par l'intermédiaire d'un autre que moi, autrement dit par son intermédiaire, puisqu'il est entendu qu'il est celui par l'intermédiaire de qui je puis agir sur ce qui se dérobe à moi. Etrange pouvoir de suppléance donc que ce pouvoir d'écrire qui nous permet de nous emparer d'un corps qu'un autre saisit pour nous. « De même, l'époux qui donne l'épouse, poussant l'invité à quelque adultère, ne se contente t-il pas de céder à la tentation de faire le mal sans le faire, en le faisant plus commodément accomplir par autrui ? »35 Supposition perverse qui semble délibérement questionner à côté pour satisfaire au plaisir de questionner et de différer le moment attendu et redouté de la réponse. Blanchot le remarque cependant, l'important n'est pas tant d'accomplir le mal que d'obtenir une révélation de l'inconnu : « inconnu à qui est consacré l'épouse sans réserve, il est donc ce qui doit révéler en elle l'inconnaissable, son secret, la part que la familiarité, l'intimité et la connaissance habituelle de la mémoire dissimulent, cette part divine qui appartient à l'oubli ».36.

Qu'une telle révélation soit une révélation de la vérité, Michel de Certeau l'a exprimé avec conviction en disant de la vérité qu'elle était la symbolisation de ce qui se joue d'impossible dans le royaume de la tromperie37. La vérité ne s'oppose donc ni à l'erreur ni au mensonge mais, au contraire, maintient le leurre comme le seul cadre au sein duquel la vérité peut se révéler, non pas comme leurre bien sûr, mais comme ce que la tromperie vient trahir et recouvrir de son voile mensonger. La vérité n'est jamais apparente, elle est plutôt ce qui vient contredire l'évidence de ce qui est. Elle est essentiellement déréalisante en ce qu'elle prive de fondement ce qui avant qu'elle ne se manifeste avait été confondu avec elle : la réalité. Aussi la vérité n'est jamais ce qui est mais toujours l'intimité de ce qui se manifeste. C'est pourquoi elle peut apparaître comme étrangère à son objet, voire même, et c'est le comble, comme une contre-vérité, une falsification. C'est même généralement ainsi qu'elle se présente, la symbolisation qu'elle réclame, pour être enfin considérée non plus comme blasphème mais comme vérité, se donnant toujours d'abord comme impossible à effectuer. La vérité demande donc à être assimilée au même titre qu'une critique radicale et destructrice, et c'est pourquoi elle appelle à son tour (éventuellement de la part de son objet) une critique radicale, en fin de compte la ruine de tous les préjugés et de toutes les valeurs. Attitude éminemment critique, qu'elle soit littéraire ou philosophique : « Et, dans la mesure où la critique appartient plus intimement à la vie de l'oeuvre, elle fait l'expérience de celle-ci comme de ce qui ne s'évalue pas, elle la saisit comme la profondeur, et aussi l'absence de profondeur, qui échappe à tout système de valeurs, étant en-deçà de ce qui vaut et récusant par avance toute affirmation qui voudrait s'emparer d'elle pour la valoriser.« Blanchot appelle cela préparer  » à une tout autre sorte - encore imprévisible - d'affirmation. »38. L'espace critique appartient donc à l'espace de la fiction et c'est en quoi une véritable critique peut être considérée comme une oeuvre à part entière. L'écriture est un monde même si « ce monde maintenant n'a plus pour nous de valeur ; il nous faut le mettre entre parenthèses sans l'attester, mais aussi sans le contester. »39. Ainsi, si l'écriture procède bien à une mise entre parenthèses du monde40, l'écriture critique procède à une mise entre parenthèse de l'écriture, ce en quoi elle est une expérience fondamentalement littéraire, partie prenante de la littérature. C'est pourquoi Gaètan Picon a raison de dire que « chez Blanchot la « notion » de littérature est en fait une expérience »41, expérience qui rapproche dangereusement la fiction de la théorie ou de la critique et qui donne lieu de fait à une forme de réalisme particulier qui n'est pas sans évoquer le réalisme mallarméen : « Il faut comprendre qu'un réalisme de la notion compense chez Mallarmé sa dépréciation des vocables ; et qu'il n'entend que donner « un sens plus pur » aux mots pauvres de la tribu. »42. De même, si chez Blanchot l'expérience critique a à voir avec une activité dépréciatrice, nous devons remarquer que la dépréciation est au service de la compréhension, elle-même sujette à la dépréciation, c'est à dire à la consumation. Gaëtan Picon résume ainsi la situation en disant que « la vertu essentielle du langage n'est pas ce pouvoir apparent par lequel il comble le vide du monde à l'aide de sa propre réalité physique, mais celui par lequel il se passe du monde, et s'établit dans le vide de sa suffisance »43.

Nous y reviendrons, mais après avoir tenté de donner corps à ce que nous appellerons une expérience de la pensée philosophique au sens où la philosophie lie le philosophe à la sagesse sur un mode passionnel, ici celui de l'écriture.

L'oeuvre ennemie, l'oeuvre amie : l'amour de la Sagesse.

Si comme le pense Nietzsche la Sagesse est une femme, il apparaît maintenant évident que pour la connaître à fond, le philosophe devra agir sur elle par procuration (par écrit), afin que lui soit révéler indirectement ce que lui dissimule nécessairement le face à face et l'habitude. C'est pourquoi il peut dire que « pour le solitaire (précisons que le philosophe solitaire est toujours marié à lui-même comme à la Sagesse), l'ami est toujours le troisième », c'est à dire effectivement « le liège qui empêche le colloque des deux autres de s'abîmer dans les profondeurs »44, mais aussi celui par l'intermédiaire de qui l'inconnu va prendre visage.

Tant que l'ami reste celui à travers lequel je prends plaisir à me réfléchir comme dans un miroir familier, l'amitié est une forme de bonheur, un certain rapport à l'insouciance et à l'abandon dont l'immédiateté se passe de tout commentaire. Ce n'est pas qu'entre amis la différence soit niée, mais c'est qu'elle se découvre comme une source de joie que rien ne semble jamais devoir tarir. « L'amitié, ce rapport sans dépendance, sans épisode et où entre cependant toute la simplicité de la vie, passe par la reconnaissance de l'étrangeté commune qui ne nous permet pas de parler de nos amis, mais seulement de leur parler, non d'en faire un thème de conversations (ou d'articles), mais le mouvement de l'entente où, nous parlant, ils réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir de laquelle ce qui sépare devient rapport. »45. Nous ne parlerons donc pas de cette amitié qui ne peut être ce qu'elle est qu'à force de s'ignorer. Nous parlerons d'une amitié qui devient le théâtre de cette symbolisation de ce qui se joue d'impossible dans le royaume de la tromperie, c'est à dire d'une amitié forcée de se réfléchir sous une forme qui n'est pas la sienne mais celle que le dévoiement lui a donnée. Le dévoiement ou la perversion si l'on pense que, de même que l'hôte chez Klossovski, l'ami est celui que le mari pousse dans les bras de sa femme (l'incarnation de la sagesse) afin qu'il lui donne d'elle la connaissance que lui ne peut avoir. Si la clé du savoir réside bien dans la perversion, Nietzsche a alors raison de dire qu'« il faut honorer l'ennemi dans l'ami »46, puisqu'il est celui par lequel, non seulement la face cachée du monde, mais le monde en entier, à la fois ombre et lumière, peut nous être révélé.

Située à son vrai niveau, au niveau de sa vérité, cette guerre est celle que déclare la pensée à elle même. Elle a pour enjeu la conquête de la Sagesse. Elle oppose celui qui se tient pour son amant (le mari) à celui qui apparaît maintenant comme un rival (l'ennemi dans l'ami). Ainsi Deleuze peut dire de l'ami considéré comme un personnage conceptuel (une figure de la pensée), qu'il est une « condition pour l'exercice de la pensée ».47. Trois figures se battent alors pour maintenir l'unité de la pensée, les deux qui s'affrontent véritablement trouvant dans la troisième la raison de leur affrontement. Une telle unité est peu concevable, et pour cause, l'amour qu'elle réclame ne rencontrant d'abord que la haine et l'hostilité. Ainsi l'obstacle essentiel qui s'oppose à l'unité de l'esprit est-il en premier lieu ce rapport haineux qui unit dans la lutte les deux prétendants. Mais comme Nietzsche l'a dit, « c'est quand tu luttes contre lui que tu dois être le plus près de son coeur ». Etre au plus près veut dire ici s'identifier et réaliser ainsi l'unité recherchée. La difficulté consiste alors à prendre la place d'un être que pour une part on déteste et rejette, mais que pour une autre on jalouse. En effet, le mari jalouse le sort de son ami et c'est en quoi il aspire à prendre sa place. Freud a été jusqu'à dire de la jalousie délirante qu'elle correspondait à une homosexualité en fermentation qui tend à unir les forces qui divisent l'esprit. Ainsi l'inimitié peut elle, elle aussi, se renverser en son contraire et le mari (l'amant) se confondre en l'ami. L'unité se trouve alors réalisée et l'essence de cette réunion devinée : « Quand l'amitié se tournerait vers l'essence, les deux amis seraient comme le prétendant et le rival (mais qui les distinguerait ?). »48.

La sagesse se révèle donc être l'essence de l'amitié mais, ayant été désinvestie comme figure au profit de la figure de l'ami, elle demande maintenant, comme poussée par le désir de prendre sa revanche, à s'incarner au sein même de cette union que forme désormais les deux amis. Ainsi appartient-il au destin de l'ami-amant de devenir femme et de s'identifier à la Sagesse comme de dire publiquement sa vérité.

Devenir femme

Devenir femme pour l'ami-amant est le devenir autre le plus étonnant, en ce sens le plus perturbateur et le moins assumable. Devenir autre est toujours devenir mort, alors que devenir femme, même si c'est avant toute chose mourir, c'est mourir pour devenir la vie : « Oui, la vie est femme ! »49, comme l'indiquait déjà le nom hébreu de la première femme : hawwâh, Eve, la vivante, la Vie, et comme le répète à sa manière Hegel quand il dit que « l'esprit sans conscience de l'individu singulier a son existence chez la femme par l'intermédiaire de laquelle en tant qu'elle est le terme médian, il monte de son ineffectivité à l'effectivité, passe de l'ignorant et du non-su au royaume conscient »50. Ce mouvement par lequel l'esprit sans conscience de l'individu singulier accouche de lui-même et s'auto-engendre est un mouvement privilégié qui unit l'homme à la femme comme l'humain au divin. Et si nous avons choisi de l'appeler devenir femme plutôt que devenir androgyne, c'est peut-être parce que, comme l'a remarqué Groddeck, « la femme enceinte est la plus juste approximation de l'androgyne »51, l'important maintenant n'étant plus d'être ceci ou cela, mais ceci et cela52.

C'est que la double sexualité de l'androgyne est choquante. Elle souligne l'évidence de la différence sexuelle à l'endroit même où elle devait l'effacer. On trouvera donc logique que l'idéalisation du corps androgynique aille dans le sens de son éthérisation et de sa féminisation, logique qu'un esprit en quête d'unité comme de tranquillité s'efforce de nier la dimension virile et agressive de la sexualité et finisse par reconnaître dans la féminité l'essence même d'une sexualité pacifiée, au regard de laquelle l'androgyne « apparaît, fantasmatiquement, comme l'être délivré »53.

Chez Blanchot, cette idéalisation du monde féminin sans laquelle il ne saurait y avoir de devenir femme correspond à une idéalisation de la vie sensible et de la vie gaie. Pour qualifier l'univers de la femme chez Blanchot, Françoise Collin parle d'un « espace spécifique de narrativité » qu'elle identifie à « une narrativité sensible et événementielle »54. Certaines pages du récit qui s'intitule Au moment voulu - pages dèjà commentées par Françoise Collin55 - sont à cet égard significatives de cette conjugaison harmonieuse de l'autre et du même. Elles exposent le point de vue masculin du narrateur sur ce monde idéal de la féminité tel que deux femmes se peignant mutuellement les cheveux semble devoir l'incarner à ses yeux : « Je les regardais passer le peigne et la brosse, chacune dans les cheveux de l'autre, cérémonies aux mille variantes qui s'étirait indéfiniment. Dans cette image, je reconnaissais un antidote à l'éternité de la neige, un remède, un jeu où le temps était joué. Sûrement, je devais tenir compte de cette vue. J'étais sous le charme ? Oui, une obligation joyeuse, celle de rester ici pour perpétuer ce que je voyais : les mille variations de la cérémonie, Claudia bouleversant joyeusement ses cheveux, leur rappelant ses anciennes façons de se coiffer, les cheveux qui ne se souvenaient nullement de leur histoire, de sorte que le jeu n'allait pas plus loin que des à peu près, parodies floues à l'abri desquelles s'accusait l'expression du visage, cet air atavique qui ne semblait pas le sien mais reflétait un aspect de la terre, le fonds inaliénable que les ébauches de déguisement attiraient au dehors »56.

Du point de vue du narrateur devenir femme signifie ici deux choses. Se rapprocher d'une vérité primordiale (un aspect de la terre), mais aussi se travestir, se déguiser, c'est à dire se jouer des apparences comme d'une parodie de la vérité. Tout se passe comme si ce que cette scène tentait de découvrir ne pouvait venir au monde que sous un jour ironique dont l'éclat dissimulerait la gravité, la vraie dureté, dureté métaphysique à laquelle l'image poétique donnerait toute sa consistance (un aspect de la terre). A cet égard Françoise Collin n'hésite pas à parler de la dureté phallique dont se trouveraient investis les corps des femmes au moment de leur rencontre avec l'élément masculin57. Elle ira jusqu'à dire que la rigidification dont leur corps est l'objet signifie la négation de la femme en tant que principe fluide, c'est à dire sa mort. C'est pourquoi elle peut dire que chez Blanchot la mort est de sexe féminin, s'appuyant sur ce constat qui veut que dans ses récits seules les femmes meurent alors que les hommes sont soumis à l'impossibilité de mourir58.

Il convient donc de remarquer que le mythe de l'androgyne qui travaille au sein de l'oeuvre de Blanchot ne renvoie pas tant à une androgynie bienheureuse qu'à une androgynie morbide. On aurait toutefois tort de les dissocier, l'existence d'un rapport entre les deux étant précisément ce qui fonde un tel mythe. En ce sens la définition du mythe de l'androgyne comme « carrefour paradoxal d'un paradigme exceptionnel et d'une excroissance tératologique »59 est d'une grande justesse.

Pour en revenir à notre exemple, nous dirons que c'est le bond presque sauvage accompli par l'amie de Claudia, qui, dans l'esprit du narrateur, viendra symboliser la rencontre de ces deux versions de l'androgynie. Nous disons bien dans l'esprit, parce qu'au plan de la réalité (de la sensibilité pourrions-nous dire) cet incident est sans effet : « Il pouvait bien se produire un incident (de Claudia qui lui passait le peigne dans les cheveux, j'avais vu son amie s'écarter d'un mouvement brusque, par un bond presque sauvage), cette scène - les cheveux tirés par mégarde, le réflexe d'humeur - appartenait au monde de la vie gaie : un caprice aimable, sans importance (mais quand la loi du sérieux a cessé de s'imposer, tout devient extrêmement important) ; la scène n'avait rien qui pût faire d'elle un accroc. »60. Par contre, lorsque cet événement se trouve répété à un niveau qui lui confère toute sa valeur de symbole - le niveau symbolique - il devient impossible d'en mesurer toute la portée : « Sans que je pusse comprendre à quel instant cela arrivait, ce brusque écart m'ébranla, je fus livré à l'épouvante ; je crois que je vis jour, vision difficile à soutenir, instantanée, liée à cet écart, comme si cette déchirure entre elles deux, ce cruel intervalle... - mais aller au bout de cette phrase, je ne pus le faire. »61.

Ce qui est tout d'abord frappant dans cette interruption, c'est qu'elle a lieu au passé. L'impossibilité à laquelle nous sommes confrontés n'est donc pas celle d'un langage qui serait impuissant à relater une expérience traumatique, mais celle d'un langage dont la venue au monde s'éprouve elle-même comme traumatisante. Aussi l'expérience à laquelle il est fait référence comme à une expérience originaire est-elle déjà une expérience langagière (« - mais aller au bout de cette phrase, je ne pus le faire »). Défaillance constitutive du langage, immémoriale, sans cesse appelée à se répéter dans un temps qui n'est pas le nôtre, qui est toujours déjà passé, perdu, mais néanmoins toujours à venir en ce qu'il est comme la promesse que nous fait le langage de tenir sa parole pour vraie et de la confirmer plus tard, à un autre niveau, irréductible au niveau du langage comme au niveau de la réalité.

Dans ce silence se terre donc toute l'impossibilité de l'accomplissement de ce fanstasme originaire qu'incarne le mythe de l'androgyne, de sa version édénique comme de sa version monstrueuse, impossibilité nullement définitive mais exigeant au contraire d'être toujours à nouveau compromise : « La mort ! mais, pour mourir, il fallait écrire, - La fin ! et pour cela, écrire jusqu'à la fin. »62. Du point de vue du mythe de l'androgyne, écrire sera toujours l'écriture d'une seule version du mythe mais jamais - sinon au niveau de la défaillance - l'écriture simultanée des deux versions. C'est en quoi l'écriture est liée à la déception d'une part, à la cruauté d'une autre, c'est à dire au rejet de l'idéal au profit de l'horreur que fait naître la malédiction de l'imperfection.

Il importe de ne pas concevoir ce discours défaillant, ce discours de l'événement en tant que l'événement se produit sur le mode de la défaillance, comme un discours qui tirerait son autorité et sa légitimité de ce qui en lui fait toujours défaut. Il s'agit bien davantage d'une écriture illégitime, plus exactement d'une écriture qui s'inscrit au-delà d'une telle problématisation, même si, du point de vue d'un discours totalisant qui serait celui de la sagesse, cette écriture peut être considérée comme insensée et n'ayant pas lieu d'être. Ecriture folle que le jour condamne comme une folie sans justification, précisément parce qu'elle ne fait signe ni en direction du savoir ni en direction de la transcendance. Nulle puissance en effet du côté de ce signe puisqu'en tant qu'événement il se dissimule pour ne plus se manifester que comme l'effacement du signe qui devait le révéler.

C'est pourquoi, dans sa prétention à manifester l'événement, le signe est-il blasphématoire. Il devient le signe d'une transgression renvoyant à un interdit qui ne frappe pas seulement le dire, mais le voir et le toucher. Ainsi, de même que pour le spectateur de la cérémonie de la coiffure à laquelle nous avons déjà fait référence, le visage de Claudia symbolise une interdiction (« Un pareil visage était peu fait pour être vu, je le voyais comme en fraude »63), la chevelure de l'hermaphrodite dont il est question dans les Chants de Maldoror est-elle la chevelure « qu'on ne doit pas 64 toucher ».. La scène de l'écriture devient alors le lieu d'une transgression symbolique qui s'accomplit à la fois localement sous l'action de l'image et du symbole (il s'agit alors d'une transgression qui permet de passer du dicible au visible), et globalement sous l'action même du dire lorsqu'il vient à manquer (il s'agit alors d'une transgression du dire comme du lisible et du visible qui renverrait à l'audible, ou plus exactement à l'entente de ce qui n'est pas à proprement parler audible).

C'est ainsi que dans l'exemple analysé par Blanchot, « la chevelure va se charger d'un sens ouvertement érotique et le cheveu, séparé de la tête, deviendra le témoin impuissant des scènes de débauche, en même tant que le souvenir de l'impuissance »65. Impuissance à devenir cette totalité androgynique dont la femme serait la meilleure approximation - métonymiquement désignée ici par la chevelure de l'hermaphrodite - qui se transformera plus tard en « crime contre la chevelure », la chevelure devenant alors symbole de puissance et de force.

Aussi, on le voit, ce qui importe ici n'est pas tant de donner un sens précis à l'interprétation - celui de la castration ou de la toute-puissance - que de saisir le mouvement même de la symbolisation, ici celui d'une incarnation, d'un devenir corps du signe au sein même d'un processus d'intextuation.

On ne peut donc conclure que devenir femme signifie devenir « sage », la violence participant de ce devenir confinant à un devenir monstre que le terme d'hermaphrodite, plus que celui d'androgyne, semble devoir désigner. Par contre, nul doute qu'au sein de l'écriture travaille une volonté d'incarnation qui nous pousse à concevoir le langage comme un corps qui, s'il porte les stigmates de la castration et manifeste des signes de défaillance, ne se donne pas moins comme un corps remembré dont il importe d'interroger la nouvelle géographie comme la vérité de son histoire.

Le sexe des mots

Si le mot prononce la disparition de la chose qu'il nomme, il n'en reste pas moins vrai qu'il accorde à la chose disparue une seconde vie dont l'image poétique, entendu comme processus de réification (devenir chose du mot), affirmerait la teneur et la consistance. C'est cette matérialité du langage qui est constitutive du réalisme poétique, autrement dit d'un réalisme qui ne doit rien au monde de l'expérience empirique qu'il laisse derrière lui. « A quoi bon la merveille de transposer un fait en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce n'est pour qu'en émane, sans la gêne d'un proche ou concret rappel, la notion pure. »66. Nul regret donc ne semble devoir miner « ce langage nouveau que constituent le choix des images, l'amoncellement privilégié des mots, la complicité de certains thèmes »67, comme si la nature implicite de sa présence au monde le préservait de la survenue éventuelle d'un accident. Ce n'est pas que l'écriture se situe sur un plan transcendantal qui la mette à l'abri de la contingence - au contraire son réalisme l'ancre dans l'immanence -, mais c'est qu'au niveau de l'implicite qui est le vrai niveau de la poésie, résonne, retentit, une « écriture toujours extérieure à ce qui s'écrit »68. Aussi l'image devient-elle l'ennemie de la poésie dès lors qu'un oeil la fixe et l'immobilise, sa vraie nature exigeant de disparaître et de s'évanouir à l'instar d'une musique ou d'un chant. « C'est pourquoi, écrit Blanchot, le monde des images, que Mallarmé recherche, est une fuite, une négation plutôt qu'une affirmation d'images. »69

L'ambition de la poésie ne serait donc pas de substituer une réalité à une autre, mais d'affirmer la matérialité de la langue comme « le seul substitut du réel extra-linguistique »70. Ainsi la finalité du langage, si tant est que nous puissions lui en attribuer une, ne consisterait pas tant à supplanter une réalité subordonnée à une cause pratique au profit d'une réalité autonome, qu'à nier l'autonomie de cette réalité seconde, nouvelle, en la réduisant au silence. « Il faut que le mot, que l'image, à son tour soit nié, que la négation prenne appui sur la négation d'un autre mot, d'une autre image, et non plus sur les choses, il faut que, de mot en mot, se dessine comme un mouvement de fuite qui est le mouvement même du langage tentant de regagner son vide originel en faisant courir sur le monde tout entier son rapide sillage destructeur. »71. Ce mouvement fuyant que les mots produisent lorsqu'ils s'abîment dans l'image qu'ils créent et qui les crée en retour de telle sorte qu'ils perdent leur teneur en vérité, c'est le mouvement même de la métaphore à la faveur de laquelle le langage éprouverait ses limites, à la fois comme sa fin et comme son commencement, comme son élan originaire à la faveur duquel il se révèle être ce qu'il n'est pas, ne jamais être ce qu'il est. « Et ainsi écrivant, mais n'écrivant pas, car de cette écriture toujours extérieure à ce qui s'écrit, nulle trace, nulle preuve ne s'inscrit visiblement dans les livres, peut-être de-ci de-là sur les murs ou sur la nuit, tout de même qu'au début de l'homme c'est l'encoche inutile ou l'entaille de hasard marquée dans la pierre qui lui fit, à son insu, rencontrer l'illégitime écriture de l'avenir, un avenir non théologique qui n'est pas encore le nôtre. »

Tout se passe en somme comme si après avoir parcouru tout le champ des possibles - ce que nous avons symboliquement désigné sous la forme du devenir femme -, l'esprit, par le moyen du langage, devenait en fin de compte une Nature, accomplissant par là ce retour aux choses que la mise entre parenthèse du monde avait congédiées. Retour aux choses, ou plus exactement de la Chose, comme de ce que l'écriture avait recouvert au lieu de le dévoiler, et qui maintenant la hante comme le souvenir d'une totalité disparue mais néanmoins présente sous une forme hallucinatoire. Il est important de dire que cette Chose n'a jamais été et qu'elle ne doit son existence au niveau de l'esprit qu'au langage qui sans jamais la saisir la sollicite comme un double, mieux encore comme ce qui vient creuser et animer le langage en tant qu'il est « une chose, un corps, une puissance incarnée »72, sans quoi l'on risque de réduire l'écriture à un travail de deuil, alors qu'elle tend à devenir la découverte d'un monde inconnu.

Ainsi, en ayant recours à la métaphore, le langage avoue son impuissance à se passer de l'image comme de la force de reproduction et de répétition qui caractérise la venue de tout événement. C'est donc quand il use d'une image que le langage exprime la nécessité dans laquelle il est de se refléter dans une image particulière dont la nature générique contribue à faire d'elle une image du langage. Pour Blanchot, « vivre un événement en image, ce n'est pas se dégager de cet événement, s'en désintéresser comme le voudrait la version esthétique de l'image et l'idéal serein de l'art classique, mais ce n'est non plus s'y engager par une décision libre : c'est s'y laisser prendre, passer de la région du réel, où nous nous tenons à distance des choses pour mieux en disposer, à cette autre région où la distance nous tient, cette distance qui est alors profondeur non vivante, indisponible lointain inappréciable devenu comme la puissance souveraine et dernière des choses »73. Il ajoute : « A partir du moment où nous sommes hors de nous - dans cette extase qu'est l'image -, le « réel &aquo; entre dans un règne équivoque où il n'y a plus de limite, ni d'intervalle, ni de moments, et où chaque chose, absorbée dans le vide de son reflet, se rapproche de la conscience qui s'est elle-même laissée remplir par une plénitude anonyme. Ainsi semble reconstituée l'unité universelle. »74 .

Il ne s'agit donc pas pour Blanchot de retrouver la plénitude d'un monde disparu à travers une expérience littéraire, mais plutôt de faire de la disparition du monde la première condition d'une expérience de la conscience où toute chose, la conscience comprise, avouerait sa vérité en basculant dans un vide au fond duquel se déposerait, comme au coeur d'une urne funéraire, son secret mortel. Il n'en demeure pas moins vrai que si la métaphore dénonce les limites de l'image, elle puise toute sa force dans l'évocation de ce monde élémentaire auquel elle retourne nécessairement comme à la raison première et ultime de toute chose (« c'est l'encoche inutile ou l'entaille de hasard marquée dans la pierre »). C'est pourquoi en dépit de la polysémie qui fait toute la richesse de l'image, nous pouvons dire que le sens de la métaphore est univoque en ce qu'il aspire tout un monde dans le vide de son fondement. Aussi l'image interrompt le cours du discours comme celui du temps et, dans la brèche qu'elle accuse au niveau du sol sur lequel les mots prennent appui - ce que la linguistique appelle l'axe syntagmatique -, elle découvre la dimension verticale du langage comme la dimension de sa chute et de sa vérité, comme son lieu de métamorphose et de substitution - son axe paradigmatique.

On le voit, vivre un événement en image n'est pas pour Blanchot faire uniquement une expérience de l'imaginaire mais c'est, comme nous l'avons dèjà dit, faire une expérience symbolique. En effet, l'expérience ne prend tout son sens que dans la disparition de l'image qui la rend possible, que dans le vide qui se loge au coeur de la représentation, et c'est pourquoi, dès que le symbole donne à voir cet invisible à la manière d'une fissure dans un mur, il s'engage sur la voie grossière de la simplification : « Il n'est malheureusement pas d'exemple précis, car dès que le symbole est particulier, fermé et usuel, il s'est déjà dégradé. »75. De là cette conception du symbole comme expérience qui fait dire à Blanchot qu'« il n'y a donc pas de symbole, mais une expérience symbolique »76.

On ne saurait donc réduire l'expérience symbolique, comprise ici comme expérience androgynique, à l'évocation imaginaire d'un monde féminin, même si nous sommes prêts à dire avec Anne-Lise Schulte Nordholt « que l'expérience de l'écriture, comme expérience de l'imaginaire, est en dernière instance rencontre d'une figure humaine »77. Peut-être alors serait-il plus juste de dire que « par la réalité des genres grammaticaux, la langue est traversée d'une fondamentale androgynie »78 dont la personnification ne ferait que manifester grossièrement l'existence, là où l'ironie viendrait en dénoncer l'inconsistance. A la première réduction qu'opère le symbole doit donc s'en ajouter une seconde qui moquerait le sérieux et les prétentions de la première, ce que Blanchot appelle « un surenchérissement ironique de l'épochè »79.

L'ironie

Au sérieux de l'idolâtrie et au culte de l'image que sollicitent aussi bien l'art que la religion s'oppose la distance critique de l'ironie qui se joue de la certitude sensible et de la vérité des apparences. Vis-à-vis de la totalité qu'elle est censée représenter, aussi bien dans ce qu'elle a de visible que d'invisible, l'image, qu'elle le veuille ou pas, reste prisonnière d'un monde qui l'englobe comme il englobe chacune des parties qui le composent. Ainsi, non seulement sa peinture de l'invisible a de quoi faire sourire, mais la contingence de laquelle elle reste tributaire semble devoir achever de ruiner sa puissance et sa prétention à l'absolu. L'ironie est une figure de l'esprit, un piège que se tend la conscience à elle-même et, en ce sens, un art au service de la raison et de la volonté de démystification qui l'anime. L'ironie ne sait jamais vers quelle vérité elle s'achemine, son approche tâtonnante ne faisant jamais que dénoncer les limites du présent et reculer les limites du sensible. C'est en quoi nous dirons, conscients de ce qu'elle nourrit une forme de ressentiment à l'égard de l'absolu comme de l'image, qu'elle est une manière pour l'esprit de contester le corps, plus encore de le morceler. Mais ce qu'il faut préciser, c'est que si l'esprit réagit de la sorte, c'est que, dans une certaine mesure, il se sent attaqué et comme brutalisé. L'ironie est la réponse indirecte que fait l'esprit au monde qui le heurte et le provoque. Aussi porte t-elle son regard au-delà de ce qui est vers ce qui n'est pas. Jean Libis dit que « peut-être l'homme générique, en tant qu'être sexué - entendons par là la figure qui comprend le genre humain dans sa différence - est inquiet de ce qu'il est mais non moins inquiet de ce qu'il n'est pas. Autrement dit, ce qu'il n'est pas ne peut pas se dire autrement que dans une distanciation symbolique (nous soulignons). La représentation crue du non-être devient vite un élément de farce, ou une insoutenable provocation. »80. Par la voie de la représentation le sublime confinerait donc au grotesque, de même que par la voie de l'abstraction le grotesque renverrait au sublime. Ainsi, l'ironie, en tant qu'art de l'évocation et de la suggestion, « ne veut pas être crue, elle veut être comprise »81. Contrairement à l'image, l'ironie ne se donne pas dans l'immédiateté de la perception mais dans la durée de l'intellection. Elle est la prise en compte du temps comme de l'évanouissement de l'instant, comme de la perte d'un absolu, et c'est en quoi elle est mise à distance et recouvrement d'une vérité mensongère par un leurre véritable, plus proche du vrai que ce qui se donne comme une vérité, dans le sens où la distance qui sépare le simulacre du vrai s'avoue, s'exalte même, jusqu'à se prendre elle-même pour modèle et s'accroître pour atteindre à la démesure, à la vrai dimension de la vérité. Ainsi l'ironie ne se limite pas à une forme de ruse qui aurait pour but de conduire à la manifestation d'une vérité (l'ironie de Socrate) ; elle peut avoir elle-même pour fin et ne jamais chercher à révéler ce qu'elle s'emploie à dissimuler. Comme le dit Blanchot, l'ironie est un pouvoir de dissolution qui semble avoir fait sien l'axiome selon lequel la révélation est toute entière dans l'impossibilité d'une révélation. Il écrit à propos de Sade : « C'est la grande ironie - non pas socratique : la feinte ignorance -, mais la saturation de l'inconvenance (quand plus rien ne convient), la grande dissimulation là où tout est dit, tout est redit et finalement tu. »82.

Ainsi, si l'ironie nie le privilège de l'instant pour instaurer le règne de la durée, elle n'est reste pas moins la négatrice d'un temps, plus précisément de la temporalité de l'absolu, temps hors-temps qui se situe de toute évidence derrière elle comme l'instant d'une mort inoubliable dont le deuil reste interminable : « Le « c'est fait », coupure tranchante de l'ironie, indique que le passé actuellement ne veut pas parler. »83.

Mais que signifie ici refuser de parler ? Tout d'abord refuser de prendre corps, refuser de s'identifier corporellement à l'image que nous renvoie le passé. C'est que l'image du passé, l'image d'un moi appartenant à la mémoire comme à l'oubli, résume à elle seule tout ce par-dessus quoi une existence passe et tout ce qu'elle néglige comme étant un fait anodin, alors que dans son peu de raison d'être réside toute l'irresponsabilité d'une existence qui ne se maintient que pour autant qu'elle s'ignore et ignore ce à quoi ses actes la destinent. Accepter de parler et de faire de l'ironie un discours revient donc à s'engager sur la voie de l'image, l'image étant la hantise du mot, ce que le mot à la fois redoute comme sa fin et désire comme on désire un changement radical. Ainsi Blanchot dira de Maldoror que « sa raillerie ne peut rien contre certaines forces toutes-puissantes, lesquelles s'affirment à travers les mots qui voudraient empêcher toute affirmation et, derrière leur mort logique, ressuscitent les valeurs et les motivations imaginaires »84.

L'ironie est donc condamnée à reconnaître non seulement la suprématie de l'image, mais encore la victoire du passé sur le présent, sa détermination à revenir et à se répéter sous une forme actuelle, d'autant plus difficile à repérer qu'elle se dissimule - au prime abord du moins - sous l'attrait de la nouveauté. Ainsi l'ironie se trouve prise à son propre piège et se reconnaît pour ce qu'elle est : un sourire de l'esprit85. Cela ne signifie pas que l'ironie échappe à la dictature du sérieux, mais que son parti pris est d'en sourire et de le tenir pour une chose dérisoire. Maintenant, que ce soit l'image, et non les mots, qui soit la plus à même de rendre hommage à l'ironie, voilà un paradoxe avec lequel Jankélévitch semble avoir joué quand pour la qualifier il évoqua cette « tonalité dérisoire qui incline la conscience neutre vers le sourire ».

Il n'en reste pas moins vrai que l'esprit se trouve parfois désarmé et contraint d'avouer sa défaite, ne fût-ce qu'en s'arrêtant de persifler : « Il y a une manière de se taire (le silence lacunaire de l'écriture) qui arrête le système, le laissant désoeuvré, livré au sérieux de l'ironie. »86. Ainsi se trouve suspendue, interrompue, « l'ironie du morcelage »87, et réaffirmée, plus que jamais, l'existence de la totalité, de l'image comme corps, du corps comme image, c'est à dire de la réalité sensible et suprasensible, l'une et l'autre - et c'est là le drame - se révélant indissociables. L'ironie se montre alors sous son vrai visage et dans le décor qui lui sied le mieux : le décor d'une tragédie où la gravité pèse comme une charge inconsciente, une connaissance obscure d'un monde dont le secret semble résider entièrement dans ce mouvement tragique qui identifie l'ironiste démasqué à la nuit noire de son savoir.

En dépit de sa dimension tragique, il semblerait pourtant que cette issue soit voulue, choisie par l'ironiste. Pourquoi dirait-on, sinon, qu' « ironiser, c'est choisir la justice »88 ? L'ironie ne dit pas le vrai, elle s'y destine. Elle sait que ce qui est n'est qu'un leurre, mais en refusant de dégager une part de vérité dans ce qui est, elle se leurre elle-même et entretient dans son inconscience l'idéal qu'elle croyait dépasser en le soumettant au ridicule et à la caricature.

Mais nous n'avons toujours pas dit quel était ce dernier jeu de mots qui réduisait l'ironie au silence « capable de vaincre l'ironie sur son propre terrain, c'est à dire sur le terrain même de l'équivocité, de l'éminence et de l'analogie : comme s'il y avait une éminence en trop, une équivoque excessive, une analogie surnuméraire qui, au lieu de s'ajouter aux autres, en assuraient au contraire la clôture »89. C'est l'équivoque sexuelle, qui, parce qu'elle est équivoque, relie ce que Deleuze appelle « la surface physique » à « la surface métaphysique » : « Ce quelque chose d'autre, c'est ce qui vient de l'autre surface, désexualisée, de la surface métaphysique, quand nous passons enfin de la parole au verbe, quand nous composons un verbe unique au pur infinitif avec toutes les paroles réunies. Ce quelque chose d'autre, c'est la révélation de l'univoque, l'avènement de l'Univocité, c'est à dire l'Evénement qui communique l'univocité de l'être au langage. »90.

Cet événement est l'Evénement, c'est à dire l'événement à partir duquel une région tout autre se découvre aux yeux de l'esprit. Il ne s'agit nullement d'une région silencieuse mais d'une région où la langue parlée est une langue étrangère, la langue de l'étrangère même, si l'étrangère est bien celle à qui l'on déclare l'inavouable de telle sorte qu'on ait l'impression, la conviction même, que c'est elle qui en nous, par nous, s'adresse à elle-même ce chant qui pourtant s'échappe entre nos lèvres :

Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,

Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus.

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune

Je ne me souviens plus des leçons de Neptune ;

Mes seuls gémissements font retentir les bois,

Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.

Peut-être le récit d'un amour si sauvage

Vous fait, en m'écoutant, rougir de votre ouvrage.

D'un coeur qui s'offre à vous quel farouche entretien !

Quel étrange captif pour un si beau lien !

Mais l'offrande à vos yeux en doit être plus chère.

Songez que je vous parle une langue étrangère.

Et ne rejetez pas des voeux mal exprimés,

Qu'Hippolyte sans vous n'auroit jamais formés.91