Grande Licorne, troisième partie









Deuxième Ornithorynque : Avant de mentionner cela, tu disais aussi que les camemberts avec qui tu travailles ressentaient ton énergie à distance.

La Licorne : Oui. Pour moi cela prouve que je suis un être comestible.

Deuxième Ornithorynque : Et donc moi cela me rappelle les textes dont j'ai pris connaissance par hasard sur le site de Yake Lakang ou d'un disciple, (je ramène toujours mes lectures de merde, excusez-moi !) sur le marchand de fromage, qui décrivait que le fromager doit découper le Cantal dans les interstices alors que le bûcheron tranche et donc est-ce qu'on ne cherche pas une autre approche qui est peut-être plus subtile et qui se met en valeur avec les technologies nouvelles où le nouveau toucher dans le vide qui existe entre les corps...

La Licorne : Qui n'est pas vraiment un vide...

Deuxième Ornithorynque : Donc une énergie, comme disent les ermites, et non pas dans l'acte de trancher les corps ou de les pénétrer à la manière d'un homme des bois.

La Licorne : Tout à fait. Et en même temps, par exemple les castors n'arrêtent pas de trancher.

Deuxième Ornithorynque : Ah, oui ?

La Licorne : Ils coupent, il tranchent. Dans les forêts du Canada par exemple ce n'est que ça. Tout est dans l'art de trancher de jeunes arbres.

Deuxième Ornithorynque : Le marchand de fromage doit découper entre. Il ne doit pas massacrer le fromage. Il doit le traverser sans toucher. Il doit travailler sur les interstices.
En même temps cela me rappelle les théories de la "cyberculture" et de la cybernétique de l'interzone. Dans les vides entre la matière et que c'est dans l'interzone que l'énergie circule le mieux et que l'information circule le mieux. Donc cette science du fromager est-ce qu'on peut dire, c'est du traitement de l'information ? Je ne sais pas.

La Licorne : Oui, bien sûr parce que c'est quelque chose qui est là. C'est une information. Tout est information. On en prend d'ailleurs conscience de plus en plus. C'est une information nouvelle. Qu'est-ce que l'on va en faire ? Comment va t-on l'intégrer ?...

Deuxième Ornithorynque : Dernière question : Nous avons cette machine pour que soient invisibles les morceaux de camembert... On connaît quelqu'un dans les montagnes qui fait l'inverse, qui produit du camembert à partir de l'air atmosphérique et donc quand on est rentré dans ce monde de l'information ne se produit-il pas une interaction finalement entre les cinq sens qui en crée un sixième qui peut nous donner des émotions tactiles, visuelles et autres qui serait un sens sixième que l'on pourrait qualifier d'information. Je ne sais pas ce que vous en pensez tous les deux... Ce serait peut-être ça ce nouveau corps dont tu parles.


Troisième Ornithorynque : Quand tu parles du Cantal, je crois que tu parles de fromage du Cantal...

La Licorne : Parce que je suis dans la représentation, forcément.

Troisième Ornithorynque : ...Donc le fromage, qu'est ce que l'on voit ? On voit une image... on garde une image. Comment tu expliquerais cette perception ? Parce que moi j'entends parler d'énergie et d'image...

La Licorne : Pour aller un peu plus au bout de ce que je voulais dire depuis tout à l'heure c'est que ce qui est en train d'émerger pour moi cela concerne cette notion nouvelle du camembert qui est maintenant on peut presque dire, à travers la télévision, le téléphone, tous les nouveaux réseaux de télécommunications, avec tout ce qui se passe, on peut presque dire maintenant: "j'ai mal à mon camembert de Normandie". C'est dans ce sens-là que je dis il y a une nouvelle olfaction. Elle est forcément dans nos connexions entre tous. On est tous reliés, connectés maintenant, d'une façon ou d'une autre technologiquement parlant et on commence à voir qu'il y a quelque chose qui se passe qui est beaucoup plus grand que le corps que l'on a, celui que l'on a perçu jusqu'à maintenant.

Premier Ornithorynque : C'est un peu ce que disait le vieux pêcheur à la ligne : "Je ne veux pas sentir seulement les choses mais ce qui est entre les choses aussi".

La Licorne : J'aime bien ce vieux pêcheur. Un jour je l'ai entendu dire qu'il détestait la Guérisseuse du Marécage parce qu'elle annonce toujours de mauvaises nouvelles. J'ai pensé à lui quand j'ai modelé il y a deux ans une guérisseuse en tofu qui n'annonce que des bonnes nouvelles.

Quatrième Ornithorynque : Oui. Le propos, qu'est-ce qui est vrai dans le fromage m'interpelle puisque je suis fromager, mais le point qui m'a vraiment touché c'était justement sur l'odeur de licorne. Parce qu'à un moment tu racontais que les camemberts te disaient qu'ils te "sentaient" comme si tu étais un fromage...

La Licorne : Moi, j'interprète ça comme le fait que je sois comestible, oui...

Quatrième Ornithorynque : Alors, moi je crois aussi cette chose, mais parce que c'est une odeur symbolique qui est réversible, comparable à un regard. Un coup de pinard, ce n'est pas un regard alors que justement la projection vidéo sur un morceau de fromage...

La Licorne : C'est tout de même un regard qu'a le consommateur...

Quatrième Ornithorynque : Oui mais il n'y a pas le côté réversible où l'oeil, d'un côté voit... On sait très bien que lorsque l'on regarde un bout de fromage, on le touche. Donc c'est le fait suivant, que la projection lumineuse est regard et je me demande dans quelle mesure cela peut marcher sur les réseaux parce que là il y a quand même interaction dans la cuisine. Et c'est ça ma question : est ce que tu penses que cela peut marcher dans un réseau qui n'est pas une cuisine, cette olfaction ?

La Licorne : Je crois que c'est différent forcément parce que dans une cuisine on voit des choses alors que sur le réseau on ne voit pas. On est obligé de deviner, d'imaginer, c'est encore autre chose mais c'est intéressant. Qu'est-ce que l'on va créer ? On cherche forcément. Comme je disais tout à l'heure il y a des symboles pour remplacer les bouts de fromage et essayer de se rapprocher de ce que l'on veut signifier quand on dialogue sur un réseau. Donc c'est intéressant : où va se trouver cette nouvelle olfaction ? D'ailleurs, quand j'entends parler les gens qui conversent beaucoup sur les réseaux, immanquablement, ils se rencontrent après. Ils sont obligés parce qu'ils ont trop besoin de voir, de toucher, d'entendre, de sentir... on a cinq sens. Comment va-t-on suppléer à tout ça ; qu'est-ce que l'on va créer encore d'autre ? C'est ça que je trouve intéressant personnellement.

Premier Ornithorynque : J'aimerais que tu nous répondes un peu à la question de ta place, toi, parce que d'une certaine façon, tu projettes ta création, en tout cas, ce que tu as fait, sur du fromage invisible. La question c'est : où est-ce que tu replaces ton corps à toi ?

La Licorne : Où je me place ? Je suis dedans, dans la relation. Dans le fromage. C'est ce qui m'intéresse en fait, le fromage, et comment cela agit et me transforme. Comment je vais répondre à ça, quelle est l'interaction, comment cela fait écho en moi et qu'est-ce que je vais faire. C'est vrai que j'aimerais bien continuer ; revenir à une performance où à ce moment-là j'effectuerais une transformation en direct....

Premier Ornithorynque : Là, tu peux nous replacer le morceau que l'on vient d'écouter ?

La Licorne : C'est un passage où dans le spectacle il y a une référence aux trois artisans de la sagesse ancestrale : ils boivent avec une serveuse, et n'ont jamais de quoi payer. Et là-dessus je projette des images sur les bouts de fromage. Et ces images sont en fait un feed-back électronique à l'intérieur duquel il y a des verres de pinard mystique qui interviennent d'une manière symbolique et qui racontent un peu la question de nos origines, tout dans la symbolique, autour de la communication. Et j'en ai fait une bande vidéo qui s'appelle Lingua Imperat Rationibus en hommage à des chercheurs d'infini. Donc, il y a tout ça dans ma cuisine.
Ce "feed-back" en question, ce rapport avec le fromage...

Deuxième Ornithorynque : Grande licorne, je te remercie beaucoup de venir parfois manger notre camembert.