Sur Ces lois inconnues (Métailié, 223 pages, mars 2002, ISBN 2-86424-425-X, 19 euros)
de Michael Francis Gibson, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


immanence et transcendance sont dans un bateau                Le traité de Gibson aborde une question centrale de la métaphysique contemporaine : comment notre vie trouve-t-elle son sens ?

Une réponse classique est de dire que rien n'oblige les vivants à trouver du sens à leur vie. Pourtant, d'où leur en vient le désir ? Et comment les religions d'autrefois, et le peu qu'il en subsiste, ont-elles pu tenter de le satisfaire ?

D'après Gibson, c'est la culture, et non les religions elles-mêmes, qui procure à l'homme sa part de transcendance, en faisant du monde un vaste réseau emblématique, autrement dit, une toile d'associations signifiantes d'où surgit un sens global de la réalité.
       


Gibson remonte alors, de façon spéculative, aux origines de la culture. Il met en évidence un enchaînement ternaire : un rituel engendre un questionnement qui engendre un mythe. Par exemple, un groupe se met à faire du feu, puis tous ses membres s'interrogent sur la nature et l'origine du feu (et du « rituel du feu »), et finalement certains membres du groupe élaborent des mythes concernant non seulement le feu, mais les attitudes que les hommes doivent adopter envers lui. Cette dynamique est à l'origine de l'art, de la science, de la mythologie et de bien d'autres aspects des comportements collectifs des humains.

Les choses se compliquent du fait de la diversité des groupes humains, dont les mythes se contredisent, et du fait du dialogue intérieur de chaque individu avec lui-même, par lequel il peut remettre en question ses propres explications du monde. En particulier, le langage peut questionner la cohérence et la pertinence du réseau emblématique que propose chacune de nos cultures. Pour illustrer de telles attitudes, Gibson s'appuie, entre autres, sur les méditations dont Marcel Proust a saupoudré la Recherche du Temps Perdu, ainsi que sur la cosmologie de la tribu australienne des Warlpiris.

Inspirant son titre à Gibson, Proust mentionne des « lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées ». Ce sont des lois qu'il s'attacha lui-même à suivre, et qui lui dictèrent sa grande fresque introspective.

Au milieu des déserts australiens, les premiers habitants de l'Australie se sont astreints à danser, chanter et peindre selon des rituels qui rendent compte de l'animation du monde par une entité rêvante qu'ils nomment Jukurrpa. C'est aussi, pour eux, une recherche du temps perdu, ou plus exactement d'un temps onirique, quelque peu extratemporel.

Ces deux visions, respectivement individuelle et collective, disent la même chose : la conscience de tout homme procède de sa culture. Cela rejoint la quête obstinée qui fut celle de Platon, pour qui cela explique la réminiscence, par laquelle tous nos apprentissages ne sont que retrouvailles.

D'autres apports au réseau emblématique proviennent du judaïsme et du christianisme. Le premier, en construisant un monothéisme riche, pose la transcendance du Créateur par rapport aux phénomènes de la Nature. Le second, en élaborant un modèle trinitaire de la Transcendance, apporte une réponse originale à la triple question « D'où venons-nous, qui sommes-nous et où allons-nous ». En effet, la personne du Créateur est présentée comme responsable de l'origine du monde, tandis que l'Homme-Dieu témoigne de la nature humaine et que l'Esprit incarne les lendemains qui chantent.

Ces deux visions sont pacifiques. Pourtant, des violences entre monothéistes se sont produites au cours des siècles, que ce soit sous forme de gravures injurieuses, de persécutions quotidiennes ou de véritables massacres.

Dans ce climat d'incompréhension et parfois de haine, la culture joue aussi un rôle. Gibson consacre d'intéressants développements au fait que les paysans chrétiens d'Europe sont à la fois ceux qui mangent emblématiquement leur Dieu et ceux qui mangent concrètement du porc. Autrement dit, ils conjuguent l'usage rituel de l'hostie consacrée par la parole Hoc est corpus, et l'abandon, datant des débuts du christianisme, de l'antique prohibition fondatrice de l'identité monothéiste. Même si aucune formule comme Hoc est porcus n'accompagne le sacrifice du cochon, il n'en a pas moins l'allure d'un rite unificateur de la paysannerie, et à travers elle, des foules européennes veillant sur leurs traditions.

Une des dernières images du livre nous montre l'auteur en contemplation devant un dessin qu'un artiste a posé sur le sol de son atelier, et qui représente l'amoncellement des victimes d'un carnage. Faisant le tour de l'atelier, Gibson regarde le dessin à l'envers, et s'aperçoit qu'alors, il représente un arbre au tronc puissant et à l'imposante ramure. Il songe alors que l'homme est bien cet être qui peut tantôt massacrer ses semblables comme s'ils étaient des porcs, et tantôt construire d'extraordinaires reflets de la beauté du monde.

Comment mettre fin à la haine destructrice, et comment épanouir la puissance artistique ? Selon Gibson, c'est dans une ré-affirmation de la transcendance de la mission de l'homme sur Terre, non pas la vieille vision monothéiste, mais une nouvelle approche qui nous rendra nos vertus d'artistes et de poètes, ancrés dans l'immanence. Le monde est inaccompli, il attend notre effort.

D'un style foisonnant, mais tendu obstinément vers ses conclusions, cet essai est une prodigieuse exploration de l'univers mal cartographié de l'anthropologie culturelle. Plusieurs anecdotes en illustrent la démarche riche en détours féconds. C'est aussi une bonne introduction à la subtile discipline qu'est aujourd'hui la métaphysique. Si elle ne peut pas encore se présenter comme une science, elle en prend le chemin grâce à des auteurs comme Gibson.