Sur Le Phalanstère des langages excentriques
       (Ginkgo, 159 pages, janvier 2005, ISBN 2-84679-025-6)
      de Stéphane Mahieu, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


Le Phalanstère des langages excentriques         Cet ouvrage explore un univers fascinant, celui des langues qui furent, à divers moments de l'Histoire, proposées à l'humanité par leurs inventeurs. De telles inventions se justifient par des arguments parfois sérieux, parfois fantaisistes, et dans certains cas, un peu délirants. Pour explorer cette nébuleuse d'idiomes, Stéphane Mahieu crée un phalanstère fictif, occupant de beaux jardins où se dressent plusieurs bâtiments d'importance variable. Chacune de ces constructions abrite des exemples d'expressions de ces pittoresques parlures.

Au cours de sa visite, le narrateur traverse tout d'abord un palais d'accueil, qui se consacre aux projets de langue universelle : volapük (altération de World Speak), Basic English, interlingua, mais aussi ido, balta, dilpok, bopal, avec une mention spéciale pour le Solrésol (qui dit Domisol pour Dieu et, logiquement, Solmido pour Satan) ; et de pertinentes remarques sur l'espéranto, qu'il faut se garder de confondre avec son lointain cousin l'Europanto.


Ce pavillon d'accueil a des allures de cimetière. La raison en est que les tentatives de construction raisonnable d'une langue passent à côté de ce qui procure le plaisir de parler et d'écrire. Ce sont précisément les irrégularités de nos langues ancestrales qui font leur charme ineffable. Mais ces grandioses projets de construction linguistique méritent tout de même notre respect.

       Suit un passage par le pavillon pédagogique, qui expose d'amusantes phrases trouvées dans les leçons de langues. Ainsi, la question Habesne cochleatum tormentum ? est issue d'une méthode de latin, et se traduit par Auriez-vous un tire-bouchon ?. Une des méthodes les plus iconoclastes est celle de Mark Rosenfelder, qui décline toute responsabilité pour les malentendus, rixes et actions en justice que son usage pourrait provoquer chez les voyageurs. Rosenfelder est également un expert de la langue syldave, parlée dans plusieurs albums d'Hergé. Une annexe du pavillon pédagogique recueille divers témoignages de la création de langues au sein d'univers narratifs.

        Quittant cet édifice, le narrateur traverse des jardins où se pratiquent maintes variantes rabelaisiennes du français, par déformation des vocables ou par figures de style. Des revues sont écrites selon ces procédés, et ont leur pavillon, où se chante, entre autres, la gloire littéraire d'Octavon de Pleineboule. Plus loin, la ménagerie propose son glossaire de la langue des petits singes nommés ouistitis, ainsi que d'autres productions d'animaux réels ou imaginaires. La conjecture de Jean-Pierre Brisset, selon laquelle les Français tiennent leur langue des grenouilles, y est abondamment illustrée.

        Le territoire du phalanstère recèle d'autres lieux magiques, comme une Maison de la Presse, une fabrique de mots, un repaire d'aérostiers monosyllabistes, un temple spirite et un lieu de plaisirs sensuels. Parmi les spirites, une jeune femme reçoit des communications en langue martienne. Dans le temple des plaisirs, on travaille le vocabulaire des multiples passions sensuelles. C'est là que notre explorateur termine, épuisé, sa peu banale excursion.

        De cet ouvrage, on retiendra que c'est une élégante transmutation d'un catalogue en récit de vagabondage. Un plan du domaine est fourni, ainsi qu'une bibliographie en bonne forme. L'ensemble constitue un utile traité sur les constructions langagières artificielles. Des pistes sont ouvertes, des exemples parlants sont fournis, le lecteur referme l'ouvrage avec le sentiment d'y voir plus clair.