Sur Les langues imaginaires (Seuil, 360 pages, mai 2006, ISBN 2-02-082364-0, 23 euros)
de Marina Yaguello, par Jean-Baptiste Berthelin pour ArtsLivres


les langages ne changent, ni les choses, mais les rapports entre eux                Ce recueil contient des commentaires sur trois types de documents : des théories sur l'origine du langage, des constructions de langues imaginaires, et des délires se manifestant par l'usage d'une pseudo-langue. Dans chacun de ces trois cas, il est question d'opérations sur des langues, autrement dit, du fonctionnement métalinguistique de l'esprit humain.
       
Le point de départ d'une telle exploration est un lieu imaginaire, la planète Babel, qui sert de décor à un roman de Vladimir Colin. Les peuples de cet astre artificiel parlent le babylonien, et non le galactique. Les Terriens en visite l'apprennent instantanément, c'est le phénomène appelé xénoglossie, ou don des langues.

Ceux que fait rêver ce rapport magique au langage, Yaguello les appelle des logophiles. Les plus ambitieux d'entre eux créent des langues à vocation universelle, comprises en général par leur seul auteur, avec l'exception notable de l'espéranto. D'autres, plus nostalgiques, se tournent vers le passé lointain des hommes, afin d'y retrouver la langue unique que parlèrent nos lointains prédécesseurs. Leurs conjectures font intervenir les onomatopées, les grognements, les univers parallèles, les grenouilles, les sinogrammes ou la navigation entre les îles du Pacifique.

La partie centrale de l'ouvrage évoque, en ordre chronologique, un grand nombre de ces rêveries sur la langue, ainsi que l'influence qu'elles ont eu sur la vraie science du langage, et en particulier, sur l'élaboration du concept de structure profonde par Noam Chomsky au cours de la seconde moitié du vingtième siècle.

Viennent ensuite les portraits de deux glossomaniaques extrêmes, le linguiste Nicolas Yakovlievitch Marr (1865-1934) et la télépathe Catherine-Elise Müller, plus connue sous le nom d'Hélène Smith (1861-1929).

Nicolas Marr développe une vision des langues selon laquelle d'innombrables idiomes sont apparus simultanément dans d'innombrables petits groupes humains, puis se sont hybridés deux à deux. Ce processus est toujours en action, et finira par produire une langue unique, issue de la fusion ultime. Quelques langues ont gardé leur structure préhistorique, comme le basque et certaines langues du Caucase.

Initialement rejeté par ses collègues unanimes, Marr obtient, en 1930, le soutien de Joseph Staline en personne, et règne en maître sur la linguistique soviétique, et sur la politique linguistique de l'Union. Après sa mort, ses disciples occupent le terrain, mais Staline finit par percevoir l'absurdité de leur construction et la désavoue dans un célèbre article paru en 1950 dans la Pravda, et repris par l'Humanité.

Quant à Hélène Smith, elle compose, vers la fin du dix-neuvième siècle, trois romans qui la montrent successivement dans les Indes d'autrefois, sur la planète Mars et à la cour de France à la veille de la Révolution. Les deux premiers ouvrages sont accompagnés respectivement de la description d'un pseudo-sanscrit et de celle du martien.

Le linguiste Victor Henry publie une analyse de ce langage martien qu'il pense influencé, entre autres, par le hongrois, d'où ses accents extraterrestres. Les autorités du domaine s'abstiennent prudemment de fournir leur caution à de telles études. Hélène Smith invente de plus en plus de langues planétaires, les dernières étant totalement intraduisibles.

S'appuyant sur tous ces matériaux, et sur d'autres qu'elle reproduit en fin de volume, Yaguello conclut que la création d'une langue par un individu, ou le fait de prédire l'apparition d'une langue universelle, sont de purs délires. La diversité des usages linguistiques est une richesse inaliénable de l'humanité.

Tel qu'il se présente, ce traité procure au lecteur un panorama des aberrations commises au nom d'une certaine passion du langage. Il introduit des perspectives historiques et méthodologiques inédites, et d'innombrables exemples. C'est donc un excellent instrument pour les linguistes professionnels, ou pour les amateurs.