Les mille et un descripteurs de l'indescriptible
Jean-Baptiste Berthelin,
CNRS-LIMSI.
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article paru dans
Æsthetica Nova numéro 2, 1991.
(On pourra consulter aussi
Philippe Hamon sur ce thème).
Avant-hier soir,
un visiteur venu m'aider à
préparer
mon exposition insistait pour que je voie mes diverses images avec leur
texture. A première vue, je ne m'occupe pratiquement pas de la texture :
je la prends où je la trouve, je suis rarement occupé à broyer des
couleurs ou à les essayer sur une palette.
Et pourtant si. La texture doit compter, prenons l'exemple des
Pictagores. Je vous montre ici le pictagore 5, plutôt
qu'une définition.
D'où viennent les Pictagores ? Ils illustrent, ou
plutôt ils reflètent une idée simple et naïve : Pythagore
n'a pas pu construire sa célèbre table de multiplication telle que l'on
a coutume de la voir. Une chose est sûre, l'usage moderne du zéro lui
était inconnu. Une chose est à conjecturer : de nombreuses tables
de Pythagore ont été construites en chiffres romains.
Quelqu'un de vraiment naïf s'arrêterait là
et construirait une table en chiffres romains,
« pour
voir », mais que verrait-il ?
Uniquement des chiffres, interprétés aussitôt par un puissant
automatisme :
|
V
|
X
|
XV
|
XX
|
XXV
|
XXX
|
XXXV
|
XL
|
renvoie à
|
5
|
10
|
15
|
20
|
25
|
30
|
35
|
40
|
et donc rien n'est fait. Pour que transparaisse la texture du Pythagore ancien, il
faut conserver la syntaxe des chiffres romains, mais se débarrasser de la
trop évidente sémantique par laquelle
'V' = « cinq » = '5' etc.
Or un procédé bien connu pour neutraliser une
convention sémantique est de la masquer. Notre naïf, évoqué
plus haut, serait bien capable de ce Pictagore maladroit :
ceci
|
Gif
|
Orsay
|
Sceaux
|
Gif-Palaiseau
|
Palaiseau
|
n'est
|
Orsay
|
Gif-Palaiseau
|
Palaiseau-Gif
|
Palaiseau-Sceaux
|
Bures
|
pas
|
Sceaux
|
Palaiseau-Gif
|
Gif-Bures
|
Bures-Orsay
|
Bures-Palaiseau
|
un
|
Gif-Palaiseau
|
Palaiseau-Sceaux
|
Bures-Orsay
|
Bures-Gif
|
Massy
|
Pictagore
|
Palaiseau
|
Bures
|
Bures-Palaiseau
|
Massy
|
Massy-Palaiseau
|
où la sémantique est bien masquée, mais par n'importe quoi. Ce
serait rattrappable : pour Gif, il faudrait mettre l'image d'une claque
arrivant sur un museau, pour Orsay, un cheval avec du foin, pour
Palaiseau,
un boucher serviable occupé à désosser une volaille, et ainsi de
suite. Mais il y a plus simple. En effet, le seul critère véritable,
dans le choix d'un pictogramme, est celui du contraste. Lorsque Rimbaud
écrit
« A
noir, E blanc, I rouge, U vert, O
bleu », il s'appuie sur une
expérience quotidienne, selon laquelle il y a en gros le même
degré de contraste pour opposer deux voyelles ou deux couleurs. D'autres
cultures auraient pu proposer
« A chêne, E bouleau, I érable, U pin, O
hêtre » ou encore
« A orge, E millet, I maïs, U riz, O
avoine » ou tout autre
contraste perçu comme comparable à celui des voyelles.
Pour Pictagore, la situation est la même, mais au lieu des cinq voyelles, ce
sont plusieurs signes numériques qui entrent dans cette relation de contraste,
au minimum I, II, III, V, X, XX, XXX, L et C qui sont au nombre de neuf. Cela pourrait
conduire au choix de trois couleurs et de trois formes. Mais le V et le L jouent un
rôle spécial qui nous fait employer une quatrième couleur et une
quatrième forme.
On obtient alors un
pictagore minimaliste, qui porte le numéro 4. Tiens donc, pourquoi pas le
1 ? Précisément pour cette raison, le minimalisme. Les pictogrammes
les plus sobres n'ont jamais été mes préférés. Pour
paraphraser Wittgenstein, « un chat est en forme
de chat, sans que l'on ait besoin
d'une construction géométrique
appelée "forme de chat" ». Par
conséquent, il est plus commode d'employer la forme d'une saucisse dans un
pictogramme complexe, et non celle d'un carré, parce qu'une saucisse va se
laisser déformer de diverses façons, tout en restant évocatrice d'une
saucisse (et ce concept n'est pas purement graphique), alors qu'un carré un
tant soit peu étiré devient un rectangle.
Nous avons là environ la moitié des
règles du jeu : et ce ne sont pas les plus passionnantes. Ce sont celles
qui justifient la production d'un certain graphisme (par exemple, un pictagore, mais
aussi bien, un
Cochonfucius ou même un
Orang-outan en emporte le vent) comme continuation, par d'autres moyens, de
l'affirmation d'un fait plus ou moins provocant, ici la structure actuelle de la
table de Pythagore ne ressemble plus à celle qu'avait proposée Pythagore
lui-même.
Un dernier point sur ces règles de construction :
elles ne visent pas à élaborer une explication de quoi que ce soit. Au
contraire, un peu comme dans un rébus, le conditionnement du
lecteur-interprète est pris à rebrousse-poil.
* * *
Mais pourquoi est-il si tentant de déjouer
l'automatisme interprétatif ? Nous vivons entre des murs, non entre quatre
murs mais parmi toutes sortes de murs. Bien sûr, s'il nous était facile
de les percer d'innombrables passages, de les ajourer par endroits jusqu'à en
faire de la dentelle, d'y faire vivre des colonies de caméléons, mais
non. Porte-manteaux, étagères, armoires, buffets, miroirs et pianos et
autres dispositifs ingénieux mangent ces plans verticaux. Un Archimède
des temps modernes, resté prudemment anonyme, a découvert le papier
peint. Remplaçons donc le Pictagore 5 par un papier peint :
Presque rien n'est modifié. Avec des formes et
des couleurs, on pourrait dire, sans que cela ne porte loin, que le papier peint est
« plus rassurant » et le pictagore
« plus inquiétant ». On pourrait dire aussi
bien le contraire. Comparons 23450/9999 et Pi.
23450/9999 = 2,3452345234523452345234523452345234523452345234523452 ...
Pi = 3,141592653589723238426 ...
Lequel est inquiétant ? Lequel est
rassurant ? On se plaindra qu'un mur laisse passer le vacarme urbain ; pas si
l'on est en prison pour vingt ans. Donc nous demandons beaucoup à nos murs. Au
moins nos lointains ancêtres, dans les profondeurs des grottes, trouvaient
déjà en place mille et une aspérités de la roche,
accentuées par la lueur des lampes à graisse d'ours, inspiratrices de
mille et une formes vivantes. Mais nous, en principe, du début à la fin
de nos jours, nous emménageons dans des murs lisses. Une tentation est celle du
papier peint. Une autre serait celle de l'inscription sentencieuse, comme on en voit
là où vivaient les Carmélites de
Saint-Denis : Profitez
de la vie pour apprendre à mourir.
Ces deux styles de décoration se veulent
sérieux. Ils le sont, à quel prix ! Voilà qui n'est pas
rassurant. Examinons leurs maladresses respectives. Le papier peint, lui, se veut
neutre, sans aucun risque d'un contenu excédentaire. Cela revient à
tenir un restaurant où l'on dispose devant le client une très belle
assiette, et des couverts en argent, et où on lui explique que le contact de la
nourriture a bien des inconvénients pour l'argent et la porcelaine, salissant,
surtout inesthétique, et que donc, mieux vaut s'en tenir là. A
l'opposé, dans sa brutalité, la sentence peinte sur le mur revient
à placer dans les toilettes du même restaurant une notice qui
précise en quoi le gaspillage du papier est une tragédie
planétaire, sans parler de l'effet inesthétique que produit une
souillure de ce précieux papier par de viles matières ; en
conséquence, le client est encouragé à mettre la main à la
pâte, pour les mêmes raisons qui interdisent au cuisinier de garnir son
assiette.
Mon travail pictographique est soutenu par le rejet de ces
deux esthétiques. L'une est pour moi trop délicate, l'autre par trop
brutale. Cela ne veut pas dire que mes images manquent de délicatesse, ni
qu'elles soient incapables de brutalité. Au contraire, je peux trouver des
sentences plus brutales que
celles des Carmélites (Cet endroit, dit le fou,
il n'a que trois sorties : la mort et la folie, d'après
René
Daumal) ; et à l'opposé, notamment quand il s'agit d'orner mon
jardin suspendu, je peux
barbouiller des motifs plus faibles que ceux du plus nul des papiers peints. Mais
ce qui m'intéresse, c'est d'arriver à produire un écho entre ces
deux voix. Soit une autre sentence brutale : Une semaine sans lire Confucius,
c'est la galère (d'après un proverbe chinois).
Comment lui éviter d'être sèchement
collée sur un mur comme un règlement contre le gaspillage du papier dans
les toilettes du restaurant ? Facile. Prenons le portrait d'un humble chamelier
chinois ou mandchou, et attribuons-lui ce sage propos. Surprise : la bulle
contenant l'inscription ne se laisse pas cadrer au-dessus de la tête de ce
bonhomme, mais bien plutôt
de son chameau. Ouf ! ce qui avait failli être le mauvais habillage en
bande dessinée d'une pensée austère est devenu autre chose. Mais
quoi ? Je ne le sais pas trop.
Que se produit-il donc lorsque soudain, c'est le chameau qui
se met à parler de Confucius ? Pour cela, encore un exemple.
Grâce à Brassens, chacun connaît Aragon
pour l'auteur du prodigieux poème
Il n'y a pas d'amour heureux,
dans lequel apparaissent les formules Sa vie est un étrange et douloureux
divorce ainsi que Je te porte dans moi comme un oiseau blessé et
d'autres aussi émouvantes.
Que devient notre attendrissement à la
lecture de l'extrait d'Archives du surréalisme, ci-dessous ?
André Breton : Dans quelle mesure Aragon considère-t-il que
l'érection est nécessaire à l'accomplissement de l'acte
sexuel ?
Louis Aragon : Un certain degré d'érection est nécessaire,
mais en ce qui me concerne, je n'ai jamais que des érections incomplètes.
André Breton : Juges-tu que c'est regrettable ?
Louis Aragon : Comme tous les déboires physiques, mais pas davantage. Je
ne le regrette pas plus que de ne pouvoir soulever des pianos à bout de bras.
Moi, je me suis alors tout remémoré, depuis
Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse
jusqu'à Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri, et je me
sentais bien sûr amusé (comme auditeur de Brassens) et intrigué
(comme individu à la recherche d'une caractérisation de l'humour). Dans
ce dernier rôle, voici quelle est ma conjecture : l'humour est efficace
quand une évidence ou un fait important (comme il s'en trouve dans le
poème) reçoit soutien et appui de circonstances beaucoup moins
admirables et universelles. C'est ainsi que Fritz Zorn, dans Mars, soutient et
justifie l'effort des théologiens : il leur suffit, dit-il, de faire
évoluer leur image de Dieu jusqu'à le rendre provincial (au lieu
d'omniprésent), caractériel (au lieu d'infiniment bon) et enfin
très faible (au lieu de rempli de pouvoir).
Dit d'une autre façon : les habits neufs de
l'empereur, c'est soit l'empereur nu, ou des habits qui puent, ou ce ne sont pas les
siens, ou encore : même toi, tu pourrais te les offrir. De la sorte,
l'humour dédommage les victimes des idolâtries.