Cochonfucius :
Collage de pensées,
vers des images, puis des mots,
vers la pensée des autres.
... L'art nous conduit des oeuvres
au processus de création. Ce
retour vers le dehors de la théorie
finira par engendrer
un doute absolu
sur le monde comme donnée ...
Max Raphael
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Tentative de traduction par
Jean-Baptiste Berthelin (The Babel Jester in a Pint)
d'une note de Ken Shepherd sur
l'exposition
« Indescriptible » qui s'est tenue à la
Galerie Cannibal
Pierce à Saint-Denis, il y a bien longtemps.
(Attention, la Galerie Cannibal Pierce ne doit pas être confondue avec la
Galerie limsienne).
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Lorsqu'un individu se trouve face à l'acte de
créer, il prend conscience de sa liberté. Il tient en mains
tous les possibles : tous les arrangements, les images, les styles, les
surfaces -- et pourtant, il est bridé par les paramètres issus de sa
culture, de son imagination, de sa physiologie, de ses capacités. Mais la
vraie frontière du possible, c'est le sens.
Le sens a la particularité de pouvoir
être détaché de ses manifestations. C'est quelque chose de
différencié et d'universel, ce sont les concepts, les objets mentaux,
etc. Cela permet qu'il y ait une liaison à la fois arbitraire et
conventionnelle entre une signification et son support matériel. Les
alphabets, les jeux de symboles se font abstraits, parce que leurs
éléments sont des outils combinatoires. L'imagerie, en revanche,
fonctionne et acquiert sa précision expressive du fait de ressemblances plus
ou moins grandes avec les objets du monde réel. Les arts visuels ont
toujours tiré leur organisation de cette dernière vision, qui
est celle de la coordination des formes élémentaires.
Mais les deux perspectives ont
interféré depuis l'apparition de l'écriture. Ce mélange
des deux spécificités, l'étiquetage et l'explication des
images, on le retrouve constamment, depuis le temps des scribes égyptiens.
Il en existe une variante moderne, dite
« collage » ou
« montage », dont les pionniers
sont Braque et Picasso.
Chercheur et artiste, Cochonfucius suit à la fois la tradition
poétique de la Chine ancienne, et le courant anarcho-dadaïste. Il s'en
prend effectivement au langage et à l'image dans un même geste. Ainsi
les signifiants et les référents se trouvent tirés aux
dés. Tout comme
Avalokitesvara sous sa forme à mille mains, il exhibe, pour jongler avec
eux, toutes sortes d'étalons sémantiques et picturaux. Sa
démarche transversale et polymorphe nous force à voir en face
l'esprit humain, avec son potentiel cognitif. Le concept et l'attribut, le visible
et l'invisible, le mot et l'image : ces unités de base
délimitent son terrain d'action. Ce qui le rend différent des
artistes ordinaires, c'est sans doute l'impression qu'il donne de vouloir convertir
le visuel en conceptuel. Mais il y a toujours l'ingrédient ludique, qui
intervient dans ses oeuvres comme un élément déterminant de la
fermentation de son compost. C'est en jouant que nous éveillons notre
sensibilité altruiste et individualiste, et que nous élargissons notre
aire créative, tout en l'amenant à notre conscience.
L'étrange parallélisme entre image et
parole qu'il instaure en vient à subvertir (quitte à leur faire subir
les derniers outrages) les relations illustratives qui sont censées avoir
cours entre le texte et le graphisme, par exemple, dans la publicité. On
trouve cela dans
As-tu tous les albums de Cochonfucius par exemple.
Il colle ensemble des trucs qui n'ont rien à
voir entre eux, comme dans
Une Fantastique Métropole
ou encore dans
Notre corps est un arbre
qui fait appel à trois langues : le français, le chinois et
l'anglais, ainsi qu'à un assortiment visuel issu de la bande dessinée
et des documents astronomiques, le tout étant centré sur
l'échec de la pensée du Zen, lors de la composition du
fameux poème qui mettait en jeu la nomination du sixième patriarche de cette
branche du bouddhisme.
La fusion et la juxtaposition des écritures, des
textures ainsi que des couleurs et des significations dans
Total performance! Body and soul
capture les liens et les analogies entre le corps et l'alphabet, entre un
fruit, un gâteau et la tête avec son pouvoir expressif. La parodie
d'art martial, véhiculée implicitement par ce collage, est prise dans
un message plus essentiel, sur l'âme et le corps. Ce n'est pas au sens
religieux, mais au niveau empirique du Dasein : dans l'action et la
pensée. En quelque sorte, cette oeuvre concentre les engagements respectifs de l'artiste
envers son esprit, ses motivations et sa substance corporelle. L'esprit passe son
temps à transformer ce qu'il rencontre, selon sa logique de l'instant, selon
son humeur et ses sensations. Tu vis, tu es pris dans le flux du réel, tu
marches avec lui. Te cramponner à un objet serait montrer que tu n'as rien
compris à ta situation. Comme les maîtres du
Zen l'ont enseigné
aux bretteurs de jadis : s'attacher à une pensée quelconque au
jour de la bataille, au lieu de flotter, c'est attirer sur soi la mort violente.
Une oeuvre non exposée, Le corps est
graphique,
fait venir d'autres dimensions au premier plan : que la langue
pétrit le corps, que le corps est un diagramme, qu'il est tracé et
délimité par la pensée. Bizarrement, cette
méditation
de l'artiste : que le corps se fragmente en signes, conduit aux
Pictagores
qui, moyennant certains principes ensemblistes, créent une langue
idiosyncrasique. D'air de famille en air de famille, naissent des constellations
nouvelles, que nous ne savons pas reconnaître.
Quant à la forme, elle va du ready-made
à l'écriture hautement structurée d'un Oulipien (voir
314 poèmes en hommage à Raymond Queneau par exemple.) Si son
sens du comique a quelque chose de pataphysique, c'est du Boris Vian
plutôt que du Jarry. Pour Cochonfucius l'humour est une valeur positive, un catalyseur, la
motivation de son activité, d'après moi. Un de ses appuis semble
être le discours de Jean Paulhan sur l'art moderne, ainsi que la caricature
des deux cents dernières années. Son esprit caustique a sans doute
subi également l'influence des auteurs satiriques d'Angleterre et d'Irlande.
Le revers de la médaille est une angoisse
torturante, qui se voit dans
If she dares to dream
ainsi que dans
Ciel ! un éléphant rose dans ma tasse de
café !
et ailleurs. La douleur, la souffrance, telles sont les racines du monde. Le labeur,
l'ivrognerie, la perte des illusions, les désastres, la faiblesse
quotidienne, telle est la trame de ces oeuvres. La main d'un homme, par ses écrits ou par ses gestes, ne cache
pas le malheur du corps auquel elle appartient.
Sa technique de collage est dadaïste et
surréaliste : dadaïste pour l'aspect verbal, surréaliste
pour les combinaisons d'images. Un meilleur terme pour dire ce qu'il fait serait
"assemblage" : il accumule pour construire. On le voit dans
Le monstre télépathe
où l'axiomatique du godillot,
avec toutes les connotations afférentes,
constitue le thème de l'assemblage. En définitive, c'est la
clé de l'ensemble. Il nous montre ce dont, n'étant pas lui, nous
n'avions pas idée, d'autant que nous ne l'avons pas vu non plus en ce monde.
Il a créé son ambiance en installant son
exposition, donc profitons du son de sa voix et
entrons dans le dédale de son
esprit.